L’ampleur du rassemblement et la diversité de ses composantes découragent ainsi toute lecture étroitement partisane. Comment pourrait-il en être autrement ? Tout, dans ce pays comme dans toute l’Europe, ne se ramène certes pas à la seule question des migrations. Sur beaucoup de dossiers cruciaux, économiques, sociaux, institutionnels, la gauche tout entière ne converge pas et rien ne serait plus dérisoire que de l’ignorer. Mais il est des points qui constituent des lignes de partage distinguant ce qui relève de la gauche et ce qui en éloigne. À la charnière des XIXe et XXe siècles, ce fut l’affaire Dreyfus qui catalysa cette forte réalité.
Certains, à gauche, expliquèrent alors que le combat de cet officier de bonne famille n’était pas celui des prolétaires et que le seul combat qui valait la peine était le combat de classe, autour de la grande et décisive question sociale. Jaurès eut l’immense mérite de convaincre les socialistes que l’engagement aux côtés du capitaine Dreyfus participait de la lutte universelle pour la dignité et l’émancipation. Quelques décennies plus tard, quand le fascisme se mit à occuper dangereusement l’espace public, les communistes commencèrent par dire que l’opposition du fascisme et de la démocratie était un piège, où s’engluerait le combat ouvrier. Pas d’issue dans la gauche : le seul combat valable était celui d’une lutte classe contre classe. Là encore, la force du PCF fut de prendre conscience suffisamment tôt de l’impasse de cette ligne. Les communistes décidèrent de mettre au cœur de leur action la lutte antifasciste. Dans la foulée, il y eut le Front populaire et la plus grande avancée sociale de l’histoire contemporaine.
Ne faire aucune concession à l’extrême droite
J’estime pour ma part que l’attitude à l’égard des migrations est désormais une de ces questions où se joue l’hégémonie des idées. Je considère donc que toute timidité et toute hésitation sur ce point portent en germe les déroutes futures.
Que dit le Manifeste ? Il ne prétend pas que la question migratoire est l’alpha et l’oméga de tout combat émancipateur. Mais il constate que son traitement politique, par l’Union européenne et par ses États, est l’occasion de dénis humains d’une incommensurable ignominie. Il ajoute qu’elle structure partout la poussée de l’extrême droite, que la droite européenne est en train d’être parasitée par elle et qu’une partie de la gauche, surtout quand elle est au pouvoir, se laisse gagner par la thématique de la crise migratoire. L’affirmation centrale du manifeste est dès lors simple et claire : on ne laissera plus l’extrême droite pourrir le débat public ; on ne fera aucun cadeau, aucune concession à ses idées identitaires et sécuritaires sur les migrations. Rien de plus, rien de moins…
Il ne sert à rien de s’imaginer que l’on va contourner le problème, en expliquant que l’enjeu migratoire n’en est pas un et qu’il faut se contenter d’insister sur le dossier économico-social. L’espace politique est depuis longtemps occupé par les migrations et cela va encore structurer les consciences à court terme, pour une part non négligeable. Ou bien on dispute le terrain à l’extrême droite, ou l’on accepte qu’elle impose ses idées comme des évidences. Car ce n’est pas pour rien qu’elle cherche à imposer sa thématique d’exclusion en usant de la hantise de l’invasion migratoire. Voilà plusieurs décennies qu’elle explique que l’égalité n’est plus la question centrale et que, désormais, tout tourne autour de l’identité. Et si elle porte les feux sur ce sujet aujourd’hui, c’est parce qu’elle sait qu’elle peut surfer sur les désastres de la mondialisation capitaliste. Pour elle, l’ouverture des frontières a été la cause de tous nos malheurs, c’est à cause d’elle que l’on n’est plus chez nous, que les étrangers viennent manger le pain des Français.
Le ressort de l’extrême droite, c’est l’incompréhension des causes réelles des désordres du monde. Et quand on ne sait pas où sont les causes, quand on ne voit pas où se trouvent les responsabilités, on se tourne vers les boucs émissaires. Si l’on veut contredire l’ouverture, quoi de plus facile que de fermer un peu plus la frontière aux hommes, puisque c’est ce que l’on fait déjà ? La finance et les marchandises ne connaissent pas, ou si peu, les frontières ; les hommes, eux, n’ont cessé de se heurter à elles. Mais cette facilité de la protection par la clôture est un leurre absolu ! Ce qui pèse sur le marché du travail se trouve avant tout dans la dérégulation, la fin des statuts et des protections, la précarisation du travail. Or ces dérives n’ont pas besoin des migrations pour se déployer. Si quelque chose pèse à la marge contre la part salariale, ce n’est pas la masse des migrants, mais le nombre des clandestins. Or qu’est-ce qui fabrique le clandestin, si ce n’est la clôture hermétique de la frontière ?
Des flux humains croissants
Au fond, ce qui joue à la baisse sur le marché du travail, c’est l’extension planétaire d’un salariat dont la médiocrité des ressources et des protections tire vers le bas la part globale réservé au salaire. C’est l’accumulation de ces salariés démunis qui justifie chez nous les discours de la compétitivité, de la flexibilité et de l’austérité salariale. À l’extrême limite, on pourrait presque dire que c’est en restant chez eux, dans les conditions de chez eux, que ces légions d’exploités servent bien malgré eux d’alibi au capital. Pas en venant « chez nous », comme l’affirme la doxa d’extrême droite. C’est pourquoi il faut se battre pour réduire, à l’échelle planétaire, les mécanismes déprédateurs qui déstabilisent les sociétés locales, épuisent les ressources, fragilisent les écosystèmes et contraignent trop de femmes et d’hommes au départ forcé. C’est pourquoi il faut lutter pour que s’impose ce que réclament tant d’individus, d’organisations et même d’institutions internationales : passer d’une logique d’accumulation infinie et prédatrice des biens, des marchandises et des profits à une logique sobre de développement des capacités humaines.
Mais toutes les analyses montrent que, à court et moyen terme, continueront tout à la fois les flux des migrations choisies et ceux des déplacements contraints. Toute force qui aspire à gouverner doit donc dire de façon claire, non pas ce qu’elle fera dans 50 ans ou dans un siècle, mais dès demain. Ces flux migratoires planétaires, persisterons-nous à accepter qu’ils aillent avant tout dans les pays pauvres, ce qui ajoute de la misère au dénuement, déstabilise un peu plus les sociétés et fragilise l’équilibre mondial ? Et si, pour « protéger » les ressortissants de nos pays et constatant que les moyens utilisés ne parviennent pas à tarir les entrées, que fera-t-on, non pas dans les beaux mots de l’anticapitalisme, mais dans les faits ? On cherchera à rendre les frontières de plus en plus imperméables, comme entre les USA et le Mexique ? On dépensera de plus en plus d’argent pour la surveillance, l’édification de clôtures et de murs ? Si l’on est sérieux, c’est à ces questions qu’il faut répondre. Et pour cela, il ne suffira pas des vertueuses indignations contre l’irréalisme supposé du « no border ». L’irréalisme est aujourd’hui du côté du « border first » : aucune frontière, aucune clôture, aucun mur ne dissuade du passage, quand l’enjeu de ceux qui les franchissent est la survie. Les migrations ne se régulent pas par la clôture : elles s’humanisent, en faisant reculer peu à peu la part des déplacements contraints, en acceptant l’accueil et en confortant l’égalité des droits pour tous. Ce n’est pas une logique de protection qui rendra possible cette humanisation nécessaire, mais une logique de mise en commun planétaire, de partage et de solidarité. Telle est la seule voie raisonnable possible.
Un combat pour la gauche
Je crois qu’il est bon que la gauche, toute la gauche sans exception, s’interroge sérieusement sur un passé récent. À partir des années 1980, la social-démocratie a considéré que l’on ne pouvait plus combattre frontalement la doxa néolibérale, qu’il fallait accepter les paradigmes indépassables de la compétitivité, de la rentabilité et de la flexibilité. L’objectif n’était plus de contester la logique financière du capitalisme, mais d’en rendre le cours plus supportable. On sait les désastres de ces choix : nous les payons encore. Dans un moment où l’extrême droite montre les dents sur tout le continent, alors même qu’une part de la droite, à l’instar de Boris Johnston et de bien d’autres, envisage des rapprochements politique avec elle, ne tombons pas dans les mêmes illusions et ne faisons pas les mêmes erreurs. Faire reculer l’extrême droite suppose d’être impitoyable contre toutes ses idées.
Sur l’immigration, elles sont condamnables en bloc. On ne contournera donc pas le travail patient pour les détricoter, une par une, sans biaiser avec le problème. Si nous ne le faisons pas, que risque-t-il d’arriver ? L’extrême droite ne se gênera pas pour jouer la fibre sociale, le recours aux protections, le contrôle accru des frontières. Dans les promesses, elle ne sera pas hostile à ce que les travailleurs français reçoivent davantage. Elle ajoutera seulement que, pour que le gâteau à partager soit suffisant, il vaut mieux qu’il y ait moins de convives à table. Je souhaite alors bien du plaisir à ceux qui, sur cette base, voudront faire la différence. Et je redoute par avance de constater, plus tard, qui tirera les marrons du feu à l’arrivée.
Quels que soient les clivages qui traversent le monde politique, quels que soient les dissensions à l’intérieur de la gauche – et elles ne manquent pas -, il est bon que, sur la question migratoire se trace une ligne rouge séparant ce qui est tolérable et ce qui ne l’est pas. Cette ligne clairement délimitée, tout ne sera sans doute pas réglé, loin de là. Mais l’air politique sera plus respirable.
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