Il était presque minuit dans le siècle, et l’éclairage des deux étoiles jumelles (le fascisme et le stalinisme) n’offrait qu’une lumière blafarde et mortifère. Tendu néanmoins vers la toujours nécessaire « révolution », leur auteur exprime, de fait, des remise en cause de positionnement antérieur, des problématiques qui restent actuelles. Certain-e-s seront surpris-e-s des approches, peu en ligne avec l’orthodoxie inventée par quelques groupes se réclamant du trotskisme. Danièle Obono et Patrick Silberstein exposent avec brio ces variations dans une longue introduction.
Je souligne sur ces sujets, les apports considérables des féministes dont « La spécificité de l’oppression fonde l’autonomie de la lutte, mais même une lutte autonome doit s’adresse à l’imbrication des oppressions parce que l’imbrication est synonyme de divisions. » (Christine Delphy citée par Danièle Obono et Patrick Silberstein)
Avant de m’attarder plus longtemps sur le bel avant propos, je voudrais juste citer trois phrases de l’auteur, pour inciter à parcourir cet ouvrage bien venu.
◾« Mais un gouvernement des travailleurs est lié par l’obligation d’assurer aux juifs, comme à toute autre nation, les meilleures conditions pour leur développement culturel ; ce qui implique, entre autres, d’offrir aux Juifs qui le désirent leurs propres écoles, leur propre presse, leur propre théâtre, etc. et leur propre territoire avec une administration autonome pour leur développement. »
◾A un conférence du parti communiste ukrainien « j’ai suggéré que l’on exige des fonctionnaires la connaissance écrite et parlée de la langue de la population locale »
◾Aux USA « L’argument qui consiste à dire que le mot d’ordre d’auto-détermination éloigne de la lutte des classes est une adaptation à l’idéologie des ouvriers blancs. »
Le titre de l’avant propos, « Salade russe et melting-pot états-uniens en forme de composition française », au-delà de l’humour, révèle l’imbrication des regards, des situations et des temporalités. Comme le disent Danièle Obono et Patrick Silberstein le choix de réunir des textes sur la ‘question juive’ et la ‘question noire’ n’est pas « un rapprochement éditorial a priori hasardeux ». L’émergence des États-nations modernes, « leurs fixations idéologiques et géopolitiques exclusivistes plus fortes » créent, en quelque sorte, les autres populations comme minoritaires. Les auteur-e-s nous rappellent, à ce propos qu’« il y a toujours des nations et des peuples dispersés de part et d’autre des frontières étatiques, des nations sans État ou sans territoire qui aspirent à s’affranchir de la tutelle des ‘États historiques’, des ‘nations vaincues par l’histoire’ qui émergent sur le devant de la scène pour réclamer des droits spécifiques, des minorités ethnoculturelles qui se cristallisent plus ou moins provisoirement au sein des mégalopoles des pays du Nord comme de celles su Sud. »
Évoquer le ‘Yiddishland’ ou le ‘Dixieland’ est donc d’une certaine actualité politique. Il en de même pour les débats autour des « Juifs non-juifs ».
Important aussi est de rediscuter de certaines positions du BUND et en particulier, comme l’indiquent les auteur-e- s « Il y avait donc une ‘autre voie’ qui apparaît d’une extraordinaire modernité pour nos sociétés multiculturelles, entre assimilation normative, nationalisme sioniste et autodétermination impossible, une voie qui nous invite à construire ici l’émancipation nationale et culturelle de ceux et celles qui y vivent et y travaillent. »
Comment ne pas lier les théorisations du Black Power et l’affirmation stratégique du révolutionnaire en exil « en aucun cas la libération du peuple noir des États-Unis ne doit être subordonnée à la lutte des classes en général ; en aucun cas l’autonomie de sa lutte ne doit être assujettie au mouvement ouvrier sous domination blanche. »
Si Trostki, en Russie au début du siècle avait refusé à la classe ouvrière juive une organisation spécifique, il reconnaît la nécessité pour la minorité noire d’en disposer. Plus même « il enfonce le clou encore davantage en considérant que, d’une certaine façon, dans des circonstances particulières, la question raciale peu prendre le pas sur la question de classe et donner lieu à des configurations politiques inédites. »
Un avant propos pour situer des textes mais surtout quelques pistes, contre l’universalité chauvine, mais sans céder sur l’émancipation des un-e-s et des autres, de toutes et tous. Prendre en compte les communautés imaginaires, imaginées ou réinventées permet à la fois de penser l’universel et les particularismes.
Reste aussi à discuter non seulement des formes possibles de citoyenneté transnationale, des modalités de développement de l’égalité citoyenne et aussi des mesures institutionnelles immédiates desserrant les carcans des discriminations contre celles et ceux considéré-e-s comme non universel-le-s (les femmes, les non-nationaux, les immigré-e-s, les minorités fantasmées ou réelles, etc…) pour demain « construire une citoyenneté non mutilée, dissociée à la fois de la nationalité et de la territorialité, un autogouvernement dans tous les domaines et à tous les niveaux ».
Cinq propositions pour approfondir les sujets :
Shlomo Sand : Comment le peuple juif fut inventé (Éditions Fayard Paris 2009, réédition en poche chez Champ Flammarion) Un nous invente
Alain Brossat et Sylvia Klingberg : Le Yiddishland révolutionnaire (Éditions Syllepse, Paris 2009) Un univers, un espace social et culturel, linguistique et religieux
Pap Ndiaye : La condition noire. Essai sur une minorité française (Calmann-Lévy, réédition Folio actuel) Minoré-e-s et discriminé-e-s
Studs Terkel : Race. Histoires orales d’une obsession américaine (Editions Amsterdam, Paris 2010) Invention humaine et constructions oppressives et mortelles
Gérard Noiriel : Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe – XXe siècle). Discours publics, humiliations privées (FAYARD, Paris 2007, réédition en format de poche Hachette Pluriel) Discours publics, humiliations privées
Léon Trotski : Question juive, question noire
Avant propos de Danièle Obono et Patrick Silberstein
Editions Syllepse, Paris 2011, 190 pages, 10 euros
Didier Epsztajn
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