Édition du 19 novembre 2024

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De mouvement social oppositionnel à agent de changement intégré et institutionnalisé (Notes sur le syndicalisme)

Sur la portée des luttes politiques du mouvement syndical (Texte 11)

Nous vivons dans une société aux prises avec une dynamique constante et permanente du changement. Loin de dresser une liste exhaustive des changements sociaux, économiques, politiques et culturels qui ont marqué l’évolution de la société industrielle depuis les toutes premières analyses de Marx et d’Engels du mode de production capitaliste, nous entendons plutôt identifier certaines de ces transformations qui nous semblent les plus significatives.

Celles-ci ont pour effet de nous obliger à nuancer la vision proposée par les fondateurs du « socialisme scientifique » (et de leurs successeurs) quant au mouvement anticipé du déroulement de l’histoire. L’histoire hélas n’a pas confirmé le cours annoncé initialement dans le cadre du matérialisme dialectique. La thèse (les capitalistes) créait son antithèse (la classe ouvrière) et le tout devait déboucher sur une nouvelle synthèse : dans un premier temps le socialisme et par la suite le communisme. Ici, la classe ouvrière se voyait investie d’une mission libératrice de l’humanité. Elle était chargée d’un combat politique émancipateur devant mener vers l’élimination de l’exploitation capitaliste et de la domination/oppression de la classe bourgeoise. Rien de moins.

Plus de 170 ans après la publication du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels, force est de constater que le capitalisme est toujours bel et bien en place et les expériences socialistes et communistes n’ont pas correspondu à ce qui était prévu initialement. Les régimes qualifiés de socialistes et de communistes n’ont pas véritablement été une grande source émancipatrice pour la classe laborieuse. D’où l’importance de s’intéresser à la portée des luttes politiques menées par la classe ouvrière du XIXe siècle à aujourd’hui. Nous serons à même de constater que les luttes politiques actuelles des organisations syndicales ne s’inscrivent plus dans le même cadre que jadis. Les luttes politiques syndicales correspondaient, à une certaine époque, à celles d’un mouvement social oppositionnel alors qu’aujourd’hui, elles sont portées par des organisations intégrées et reconnues par l’État.

De la lutte des classes de jadis aux luttes syndicales contemporaines

À gauche, on a longtemps érigé la perspective d’analyse marxiste comme un horizon analytique indépassable. Force est de constater cependant que cette grille d’analyse comporte certaines failles. Pour les marxistes, c’est la propriété privée des moyens de production qui caractérise l’essence du capitalisme. Ce régime social se définit par l’opposition entre les propriétaires et les non-propriétaires des moyens de production. Les excluEs de la société constituent une masse qui va, grâce au parti politique d’avant-garde, s’organiser comme une force d’opposition totale face au Kapital. Cette masse de personnes exclues va développer son projet politique émancipateur ainsi que les stratégies requises pour aboutir à un renversement de l’ordre bourgeois et à la mise en place d’une nouvelle société et d’un nouveau pouvoir reflétant les intérêts de la majorité. De toute évidence, le mouvement réel de l’histoire n’a pas emprunté cette direction radieuse. Malgré l’existence d’un nombre important de personnes exclues dans notre société, le capitalisme est parvenu à intégrer les salariéEs dans la vie économique.

La conséquence principale qui en découle pour les salariéEs de leur intégration au capitalisme concerne au premier chef la portée des luttes qui les mobilisent. Là aussi, entre l’analyse proposée et le mouvement historique observé, quelques éléments de nuances méritent d’être mentionnés. Dans la perspective d’analyse marxiste, les luttes économiques étaient appelées à s’articuler à des luttes politiques et idéologiques de transformation globale de la société. Or, sans vouloir heurter quiconque, il nous semble que les luttes syndicales contemporaines sont loin de correspondre à des pratiques de rupture avec le capitalisme.

L’espace nous manque pour retracer l’évolution sociale et politique du mouvement ouvrier du XIXe siècle à aujourd’hui. Mentionnons qu’il n’est pas faux de postuler que certaines des composantes du mouvement ouvrier, à l’origine, correspondaient à un mouvement social porteur de luttes visant à mettre en cause le mode de gestion sociale et la domination des détenteurs du capital sur l’ensemble de la vie politique, sociale et culturelle.

Mais, il importe d’ajouter et de préciser que toute l’action du mouvement syndical de ses débuts à aujourd’hui n’a jamais toujours été porteuse d’une visée de transformation radicale de la société industrielle capitaliste. De fait, le mouvement syndical, de ses origines à aujourd’hui, a été divisé quant à la définition de la portée sociale et politique de son action. Si certaines organisations syndicales se sont définies en tant qu’organisation de classe aux intérêts diamétralement opposés à ceux des capitalistes, d’autres se sont définies comme des coalitions d’intérêts sectoriels dont l’action revendicative consistait à résister aux empiétements du capital.

Parmi les organisations syndicales qui se sont définies en tant qu’organisation de classe, certaines mettaient de l’avant un projet de transformation en profondeur de l’ordre social bourgeois, c’est-à-dire un projet politique et social alternatif au capitalisme : le projet d’une société socialiste. Il va sans dire qu’aux yeux des dirigeants politiques du mouvement ouvrier, l’atteinte de ce projet de transformation de la société exigeait une intervention sur le terrain politique et une lutte contre l’État soit en vue de le conquérir pour le détruire ou soit en vue de l’utiliser à des fins réformistes. Sur la base de ces objectifs politiques, on est en mesure de nommer différents courants politiques issus du mouvement ouvrier : l’anarcho-syndicalisme ; le communisme ; le socialisme ; la sociale démocratie et le travaillisme, etc.

Le syndicalisme de classe connaîtra son apogée au cours du premier tiers du 20e siècle. Immédiatement après la Grande dépression (aux USA) et durant la Deuxième Guerre mondiale (au Canada) certains changements se produisent. Le mouvement syndical (en 1935 aux USA et en 1944 au Canada) parvient à obtenir une certaine reconnaissance juridique. Bref, il réussit à faire reculer les frontières de l’exclusion et obtient le début d’une intégration institutionnelle aux rouages de la société industrielle. Mais, sitôt reconnu, le mouvement syndical sera sous étroite surveillance (pensons ici à la Loi Taft-Hartley aux USA et aux diverses mesures anti-syndicales adoptées par le gouvernement de Duplessis de 1936 à 1939 et de 1944 à 1959).

De mouvement social à agent de changement institutionnalisé

L’intégration du mouvement syndical aux institutions de la société industrielle n’implique pas la disparition des luttes et des conflits syndicaux. Bien au contraire, ces luttes subsistent et se multiplient. Mais, il y a durant les années 1940 et 1950, une transformation importante de la portée des conflits ouvriers. Loin de miner la stabilité politique ou de freiner l’expansion de l’économie, les luttes syndicales visent plus que jamais l’intégration sociale et économique des salariés par le biais de la mise en place d’un nouveau système de classement salarial. L’enjeu des conflits de travail n’est plus le bouleversement des rapports de pouvoir et des règles du jeu du capitalisme industriel de marché. Les conflits syndicaux visent à améliorer le classement de certainEs salariéEs. Ces luttes ont alors pour cible la répartition des revenus. Ces luttes de classement auront pour effet de favoriser l’essor de la consommation de masse.

C’est à travers des combats durs et violents, qui s’échelonnent sur plusieurs décennies, que le mouvement syndical finit par obtenir, au Québec, le droit à la pleine existence juridique. Dans le cadre des réformes de certaines lois du travail en 1944 (Loi des relations ouvrières) et en 1964-1965 (Code du travail) il est prévu que les revendications des salariéEs doivent être orientées vers des solutions négociées. Pour atteindre ces solutions négociées, le mouvement syndical doit se définir comme un acteur visant non pas la transformation révolutionnaire de la société mais bien plutôt l’amélioration des conditions de vie et d’existence de ses membres dans le cadre des institutions permettant la négociation d’une convention collective de travail.

Cette évolution du syndicalisme est fondamentale du point de vue du progrès social. Du lendemain de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’aux années 1970, le syndicalisme est incontestablement un outil de progrès social. Toutefois, durant cette période, il devient progressivement un agent politique intégré et un acteur de changement institutionnalisé. Cette transformation en agent politique intégré et institutionnalisé ne signifie pas que les organisations syndicales occupent une place sur la scène électorale ou partisane. Cela implique que les chances de succès des luttes qu’elles mènent continuent toujours à avoir un caractère politique. Pour déboucher sur des victoires, ces luttes syndicales doivent se situer sur le terrain politique. Les organisations syndicales doivent continuer à se mesurer à l’État et aux pouvoirs publics afin d’obtenir de nouvelles conquêtes économiques, sociales et culturelles. Pensons plus précisément à la radicalisation du mouvement syndical du Québec durant les années où le Parti libéral de Robert Bourassa était au pouvoir de 1970 à 1976.

Les luttes syndicales qui se sont développées du lendemain de la Deuxième Guerre mondiale à la crise des années soixante-dix, s’inscrivaient dans la dynamique de croissance de ce qu’on a appelé les « Trente glorieuses ». Incontestablement, les luttes syndicales en vue de l’amélioration et la hausse du pouvoir d’achat des salariéEs, l’amélioration des conditions de vie et d’existence et l’élargissement des missions sociales et culturelles de l’État avaient un caractère novateur certain. Nous ajouterons que ces luttes étaient au cœur de la dynamique du changement social. C’est par le biais de ces luttes syndicales en vue de réduire les inégalités sociales que se sont élargies les assises démocratiques de notre société.

L’approfondissement de la démocratie

Nous pouvons affirmer, sans trop nous tromper, que l’apport le plus net du mouvement syndical à la vie politique correspond à une démocratisation accrue de la société libérale et capitaliste et ce hélas bien avant l’atteinte du socialisme ou la mise en place d’un régime économico-politique égalitaire.

Il ne faut jamais perdre de vue que le développement de la démocratisation de notre société doit être relié au combat séculaire des organisations syndicales qui ont eu pour effet d’élargir la participation au politique et à la citoyenneté. Ce combat s’est livré à travers la lutte pour le suffrage universel et le développement des droits économiques, sociaux et politiques des personnes exclues. Incontestablement, ces luttes ont permis de contrer les effets pervers et délétères de l’économie de marché et d’un système électoral censitaire profondément inégalitaire. Historiquement, le combat politique syndical s’est mené contre le primat de l’autorégulation du marché. Il a permis la conquête du droit à l’organisation syndicale, à la négociation collective des conditions de travail et de rémunération et à l’exercice du droit de grève. Puis, en luttant pour l’obtention de droits sociaux liés au travail, les syndiquéEs ont gagné la réglementation du travail des femmes et des enfants, et des droits dans les domaines des accidents de travail, de l’assurance-maladie et du régime de pension de vieillesse. L’action politique syndicale a été déterminante dans l’adoption de législations portant sur certains droits sociaux (accès à des services éducatifs, accès à des services de santé, accès à des prestations d’assurance-chômage, accès à des allocations de bien-être social, accès à des services de garde des enfants, etc.).

Il ne faut pas perdre de vue que la démocratisation sociale et politique s’est produite dans le cadre d’une société industrielle et post-industrielle. C’est-à-dire une société dans laquelle on a assisté à l’extension du régime du salariat dans les secteurs primaire et secondaire (société industrielle) et tertiaire (société post-industrielle) de l’économie. Cette extension du salariat a permis au mouvement syndical de développer et de déployer un rapport de force en tant qu’acteur politique important des sociétés développées. C’est uniquement en investissant la scène politique que le mouvement syndical a été en mesure de construire le rapport de force nécessaire en vue d’obtenir l’élargissement des droits démocratiques. Est-il nécessaire de rappeler que la société capitaliste, laissée à elle-même, se caractérise par des rapports politiques non démocratiques chapeautés par le droit de propriété. On peut, encore aujourd’hui, se demander à quoi ressemblerait notre société, si les syndiquéEs et les diverses organisations syndicales s’étaient abstenues de toute action politique militante et combative.

Conclusion

Ce long cheminement historique que nous venons de tracer à grandes lignes a contribué à faire en sorte que d’agent de classe jadis exploité ou exclu, plusieurs éléments parmi les personnes salariées se retrouvent aujourd’hui porteurs de nouvelles identités : citoyenNE ayant des droits conférés par des chartes, consommatrice ou consommateur, et même investisseuse ou investisseur ... etc. Or, le problème en matière d’action politique vient du fait que l’évolution sociale ne se caractérise pas par une ligne continue. Le progrès social résulte d’une démarche en dents de scie. Tantôt il y a des victoires, tantôt des défaites. La présente période, hélas, n’en est pas une de grandes victoires. Les grandes mutations actuelles sont plutôt porteuses d’un certain nombre de reculs en matière de droits démocratiques.

De fait, depuis bientôt quatre décennies, une crise profonde se déroule sous nos yeux. Cette crise a pour effet de remettre en question la capacité des organisations syndicales à poursuivre des luttes offensives, autrement dit à poursuivre des luttes visant à élargir les droits politiques, sociaux, économiques et culturels. Le néolibéralisme a miné profondément la capacité d’action et d’opposition des organisations syndicales.

Ainsi donc, une fois reconnue par l’État en tant qu’agent négociateur officiel des salariéEs syndiquéEs, la capacité d’action des organisations syndicales devenait plus facile à circonscrire et à baliser par l’État. Et c’est ainsi que le mouvement syndical organisé, jadis force oppositionnelle au capitalisme et à l’État bourgeois, a vu son potentiel contestataire et révolutionnaire se dissoudre dans un cadre principalement circonscrit à la négociation d’une convention collective et à la lutte pour l’obtention de certaines réformes ou à la défense et à la protection de certains acquis.

Pour ce qui est de la prophétie révolutionnaire annoncée par Marx et Engels, elle n’a toujours pas été confirmée par l’histoire.

Yvan Perrier

1er mars 2020

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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