22 mars 2022 | tiré d’Europe solidaire sans frontières
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article61809
Cependant, bien que Volodin ait quitté Cuba près de 24 heures après que Poutine a annoncé le début de la guerre, le gouvernement cubain est resté étonnamment silencieux sur l’invasion de l’Ukraine. Deux jours après le début de l’« opération militaire spéciale » de Poutine contre l’Ukraine, la seule déclaration que l’on pouvait lire sur le site web du ministère cubain des Affaires étrangères était la note diplomatique publiée le 22 février, soit 48 heures avant le début du conflit. Si la position de Fidel Castro sur l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en 1968 était ambiguë – condamnant la violation du droit international, mais la justifiant politiquement – plus ambiguë encore était la déclaration publiée par le ministère cubain des Affaires étrangères 48 heures après le début de l’invasion russe en Ukraine.
La note du 26 février mettait l’accent sur « une solution diplomatique », pointant avec insistance « l’expansion progressive de l’OTAN vers les frontières de la Russie » comme la raison de la guerre initiée par Poutine. Dans le même temps, le gouvernement cubain a toutefois pris ses distances par rapport à l’agression militaire russe, déclarant que « Cuba […] s’opposera à l’usage ou à la menace de la force contre tout Etat ». Le ministère des Affaires étrangères a ensuite « profondément regretté la perte de vies civiles innocentes en Ukraine », ce qui s’oppose à la position officielle russe qui, jusqu’au 28 février, a nié la mort d’Ukrainiens non impliqués dans les forces armées.
La position de Cuba a été maintenue à l’ONU. Lorsque la condamnation de l’invasion russe en Ukraine a été promue à l’ONU, Cuba ne s’est pas alignée sur le Kremlin, mais s’est abstenue discrètement. Sans condamner les actions militaires ordonnées par Poutine, Cuba s’éloigne de plus en plus du soutien à Moscou. Après la défaite diplomatique de la Russie à l’ONU, le ministère cubain des Affaires étrangères a publié sur son compte Twitter qu’il était « opposé sans ambiguïté à l’utilisation […] de la force contre tout Etat ».
La position de Cuba peut être comprise si l’on examine en détail la politique étrangère de Cuba à l’égard de la Russie. Elle n’a jamais reconnu l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie : deux Etats reconnus uniquement par la Russie et très proches alliés. En outre, le 13 janvier, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Serguei Riabkov, a déclaré que si les Etats-Unis renforçaient leur présence en Ukraine, la Russie pourrait déployer des « infrastructures militaires » à Cuba. En réponse à cette déclaration dangereuse, le gouvernement cubain a réagi par un silence total. En ce qui concerne les liens entre Moscou et La Havane, la seule nouvelle parue dans les médias cubains a été le don de télescopes astronomiques russes à Cuba !
L’invasion de l’Ukraine par la Russie contre l’économie cubaine
Les liens de Cuba envers la Russie étant très étroits, le gouvernement cubain a manifestement considéré que s’il soutenait l’invasion russe, il recevrait de fortes sanctions économiques de la part de l’Union européenne. Dans le contexte du renforcement du blocus des Etats-Unis contre Cuba, le Club de Paris [club dit informel des créanciers publics gérant les rééchelonnements de dette des pays débiteurs] est devenu l’un des principaux créanciers du gouvernement cubain. A cela s’ajoute le fait que la principale industrie cubaine, le tourisme, est soutenue par des entreprises européennes telles que Meliá [société transnationale hôtelière espagnole] et NH Hotel Group [firme espagnole cotée en bourse]. Apparemment, le gouvernement cubain s’est rendu compte que, même s’il soutenait fermement la Russie, Cuba ne recevrait pas d’aide économique du Kremlin : après la guerre, Poutine ne s’occupera que de répondre aux pertes provoquées par la guerre et les sanctions étrangères.
Pour sa part, un homme d’affaires étranger basé à La Havane – il préfère garder l’anonymat – estime que « les touristes russes, qui ont représenté une proportion importante des visiteurs à Cuba pendant la crise du tourisme durant la pandémie de covid, vont disparaître. Les vols entre la Russie et Cuba ont été suspendus ; lorsqu’ils seront rétablis, les compagnies aériennes augmenteront le prix des billets et les sanctions économiques contre Moscou auront un fort impact sur les familles russes de classe moyenne. L’un des meilleurs exemples de l’importance du tourisme russe pour Cuba est le suivant : après le début de l’invasion de l’Ukraine, 6000 touristes russes ont été bloqués sur l’île des Caraïbes.
Un haut responsable du tourisme cubain – qui a également préféré garder l’anonymat – a indiqué que, contrairement aux autres visiteurs, « les touristes russes séjournent rarement dans des auberges privées. Les touristes russes passent de longs séjours dans les hôtels d’Etat cubains ».
Toutefois, selon le fonctionnaire, ce qui causera « des problèmes plus importants que le manque de touristes russes sera l’impossibilité pour la Russie d’avoir recours à des transactions SWIFT. Toutes les opérations financières russes avec Cuba seront dès lors paralysées. »
La société civile cubaine s’exprime
Quatre jours après le début de l’invasion russe, un dissident cubain, dans un geste de solidarité avec l’Ukraine, a tenté d’apporter des fleurs au siège diplomatique de Kiev à La Havane. Dans le même temps, l’opposition cubaine a déclenché une campagne sur les réseaux sociaux pour exiger la condamnation officielle de l’invasion de l’Ukraine par Poutine. Tout cela a incité l’Etat cubain à déployer un dispositif de sécurité autour du siège diplomatique de Kiev à La Havane.
« La première fois que je suis allé prendre une photo à l’ambassade d’Ukraine, je n’ai pas pu le faire. Dans le quartier, il y avait des policiers déguisés en civils et des militants du Parti à l’affût de tout ce qui était inhabituel », raconte le jeune photographe cubain Iván Alcaraz, qui a décidé d’envoyer à CTXT quelques images du siège diplomatique ukrainien à La Havane. « Ensuite, j’ai pensé à prendre des photos de l’ambassade de Russie, mais je devais le faire de loin. Elle était aussi plus surveillée que d’habitude. Finalement, j’ai pris un taxi qui est passé devant l’ambassade d’Ukraine et j’ai pris les photos. Une journaliste indépendante cubaine avait déjà photographié l’ambassade d’Ukraine. Pour ce type de personne, il est préférable qu’elle soit détenue, car elle gagne en visibilité. Pour moi, ils auraient pris mon appareil photo et je ne peux pas en acheter un autre. »
Le gouvernement cubain n’a cependant pas pu empêcher une manifestation de plus de 300 personnes à seulement 500 mètres du siège diplomatique ukrainien, mais qui s’est déroulée devant l’ambassade du Panama à Cuba. Le ministère des Affaires étrangères du pays d’Amérique centrale a informé de manière inattendue que les « citoyens étrangers cubains » ont besoin d’un visa transitoire s’ils font une escale au Panama. Depuis novembre 2021, le Nicaragua a informé que les Cubains n’ont pas besoin de visa pour se rendre dans leur pays. Dès ce moment s’est produite une vague migratoire de Cubains, arrivant au Nicaragua pour atteindre les Etats-Unis par la frontière mexicaine. L’exigence surprise d’un visa transitoire au Panama a entraîné une autre dépense considérable pour les migrants cubains, qui ont dû, contre toute attente, acheter un autre billet.
Mais la migration cubaine ne concerne pas seulement le Nicaragua. En plein milieu de l’invasion russe, neuf Cubains sont détenus dans un centre de détention ukrainien pour être entrés illégalement depuis la Russie. Les neuf Cubains avaient l’intention de rejoindre l’Union européenne par voie terrestre, en traversant l’Ukraine et en continuant vers l’Espagne.
Lorsque le président ukrainien Volodymyr Zelensky a déclaré que l’Ukraine était un pays sans visa afin de créer une légion étrangère, plusieurs Cubains ont contacté la représentation de Kiev à La Havane. L’ambassade d’Ukraine a précisé que les citoyens cubains désireux de combattre en Ukraine ont besoin d’un visa Schengen car les frontières aériennes ne sont pas ouvertes. A cela, un utilisateur cubain de Twitter a répondu que « nous n’avons besoin que de transport. Si le gouvernement ukrainien nous le fournit, il y aura des milliers de Cubains en Ukraine. » Toutefois, l’un des Cubains qui a demandé à combattre en Ukraine – et qui ne voulait pas être identifié – a déclaré à CTXT que lui et plusieurs de ses amis n’avaient pas l’intention de prendre les armes contre l’armée russe, mais d’émigrer ! « Si nous arrivions en Ukraine, nous traverserions la frontière pour aller en Espagne. Ici, à La Havane, plus de missiles nous tombent dessus chaque jour que les missiles de la Russie ne tombent sur l’Ukraine. »
Contrairement à l’attitude tiède de La Havane face à l’invasion russe, des positions plus radicales ont été soulevées par la gauche cubaine critique. Le magazine cubain Comunistas a décrit l’invasion de l’Ukraine comme un « dangereux conflit inter-impérialiste dans lequel la classe ouvrière ukrainienne et russe n’a rien à gagner ». Ce magazine en ligne a également publié des déclarations du conseiller municipal espagnol Pablo Cubero [membre du PCE et conseiller municipal de Saragosse] condamnant à la fois Poutine et l’OTAN. Pour sa part, la coordinatrice de la célèbre publication web La Joven Cuba, Alina Bárbara López, a qualifié la position du gouvernement cubain d’« ambiguë » [1]. En outre, l’ancien ambassadeur cubain en Belgique et dans l’Union européenne, Carlos Alzugaray, a déclaré dans un tweet que « les actions […] des forces armées russes sur le territoire ukrainien constituent formellement une violation des principes du droit international. […] Bien que la Russie soit un allié important, cette guerre n’est d’aucun bénéfice pour Cuba. »
Néanmoins, des Cubains ordinaires soutiennent Poutine. Les liens étroits entretenus pendant des décennies par Cuba avec l’Union soviétique font que l’Ukraine est considérée comme une partie de la Russie. En outre, l’utilisation par Poutine des symboles soviétiques aide le président russe à être perçu comme un continuateur de l’URSS. C’est le cas de l’ex-capitaine militaire à la retraite Jesús Moreira, qui estime que « Poutine fait ce qu’il faut. Ne pas exécuter l’opération spéciale russe en Ukraine reviendrait à oublier les millions de combattants qui sont morts pendant la Seconde Guerre mondiale pour défendre l’Union soviétique. »
A La Havane, les diplomates russes peuvent traverser la rue entre leurs bureaux et l’ambassade de la Biélorussie. Le consulat ukrainien se trouve à 200 mètres. La sémiotique de la politique montre que même à Cuba, après la chute de l’Union soviétique, la Russie a essayé de continuer à contrôler la Biélorussie et l’Ukraine. Mais pour l’instant, depuis le bâtiment de style brutaliste soviétique qui était le siège diplomatique du Kremlin rouge à La Havane et qui est maintenant l’ambassade de Poutine à Cuba, les diplomates russes ne peuvent que se résigner à la vue d’un énorme drapeau bleu et jaune déployé au consulat ukrainien.
Frank García Hernández
P.-S.
• Article publié sur le site ctxt-Contexto y accion, le 22 mars 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre du 25 mars 2022 :
https://alencontre.org/ameriques/amelat/cuba/cuba-russie-ukraine-sans-condamner-les-actions-militaires-de-la-russie-cuba-seloigne-encore-davantage-du-soutien-a-moscou.html
Notes
[1] Le 17 mars, sur le site La Joven Cuba, en conclusion d’un article consacré aux diverses positions de la gauche à l’échelle internationale, Mario Valdés Navia écrit : « Les véritables mots d’ordre de la gauche doivent être : « N’occupez pas l’Ukraine », « Arrêtez la guerre maintenant », « Des pourparlers, pas des combats ». Chaque jour qui passe, la Russie et l’Ukraine se rapprochent de leur défaite mutuelle, et le monde de l’holocauste nucléaire. Il n’y a pas de place pour l’extrémisme, le dogmatisme et les stéréotypes en ce moment crucial ; il faut seulement exiger la fin des hostilités, le retrait de l’agresseur, des pourparlers, des compromis et des concessions mutuelles, et un traité international garantissant l’indépendance et la sécurité du courageux peuple ukrainien. » (Réd. A l’Encontre)
Un message, un commentaire ?