Édition du 19 novembre 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Cuba-États-Unis : la fin de la discorde ?

Table ronde avec Salim Lamrani, essayiste et maître de conférences à l’université de La Réunion, Janette Habel, politologue et enseignante à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine à Paris III, et André Chassaigne, député communiste.

Les Faits : L’embargo que Washington faisait peser sur La Havane depuis plus de 50 ans est en partie levé. Une série de mesures vont entrer progressivement en vigueur. La visite récente de la diplomate américaine Roberta Jacobson sur l’île est le dernier signe en date de cette normalisation relative des rapports entre les deux administrations.

Le contexte : Si la reprise du dialogue entre Cuba et les États-Unis est historique, il convient d’interroger les modalités de cet apaisement diplomatique et les conditions de sa pérennité.

Par quels mécanismes sommes-nous parvenus à un apaisement diplomatique entre Cuba et les États-Unis ? Quelles ont été les conditions de cet accord ?

Salim Lamrani : Barack Obama a fait un constat lucide : la politique étrangère des États-Unis vis-à-vis de Cuba est un échec total. Elle a isolé Washington sur la scène internationale. En octobre 2014, la communauté internationale a voté pour la 23ème année consécutive à une majorité de 188 voix contre les sanctions économiques imposées à Cuba depuis plus d’un demi-siècle lors de l’Assemblée générale annuelle des Nations unies. L’Amérique latine est unanime pour condamner la politique hostile des États-Unis et a même menacé de boycotter le prochain Sommet des Amériques d’avril 2015 en cas d’absence de Cuba. Par ailleurs, l’état de siège n’a pas atteint son objectif d’obtenir un changement de régime à La Havane et de mettre un terme au processus émancipateur cubain. Au contraire, elle a renforcé le processus révolutionnaire et uni le peuple cubain autour de l’étendard de l’indépendance. Obama s’est fait une raison et a décidé d’opter pour le dialogue avec Cuba, qui sera basé sur la réciprocité, l’égalité souveraine et la non-ingérence dans les affaires internes. Cela ne veut pas dire que Washington a renoncé à son objectif initial. Seulement, il semble que la politique d’hostilité laisse place à une politique de séduction.

Janette Habel : Pour comprendre ce tournant diplomatique majeur qui marquera l’histoire latino américaine il faut remonter aux origines de la révolution cubaine, une révolution populaire portée par la volonté de rompre avec la domination néocoloniale nord américaine, de conquérir une indépendance nationale dévoyée au début du 20e siècle. C’est le sens du mot d’ordre Patria o Muerte, la souveraineté nationale n’est pas négociable. Elle n’a pas été négociée. La stratégie politique appliquée par la direction cubaine avec une volonté sans faille pendant un demi-siècle a été partagée par la majorité de la population, c’est pourquoi elle a été victorieuse malgré des conditions historiques et géopolitiques exceptionnellement difficiles. Sans la résistance populaire, la volonté de Fidel Castro aurait tourné à vide. Est-ce à dire que la révolution a été un chemin de roses ? Les souffrances du peuple cubain pendant ces décennies ont été grandes. Il a payé le prix de l’isolement de l’île, des agressions militaires et de l’embargo nord américain, du comportement de grande puissance de l’ex Union soviétique. Aux restrictions économiques se sont ajoutées les contraintes politiques et les décisions autoritaires de F.Castro, conséquences d’une forteresse assiégée. La normalisation des relations diplomatiques a pu être engagée car le contexte géopolitique est tout à fait différent aujourd’hui. L’effondrement de l’URSS, la chute des dictatures latino américaines et l’émergence de gouvernements populaires portés par des mobilisations sociales, le déclin relatif de l’hégémonie américaine dans son arrière cour ont permis la réintégration de Cuba dans son environnement régional. Deux autres facteurs ont favorisé la reprise des relations : la présidence d’Obama touche à sa fin, il ne peut plus se représenter. La diaspora cubaine est aujourd’hui moins agressive et plus favorable au dialogue avec La Havane.

André Chassaigne  : Rappelons que depuis 1960, la politique américaine vis-à-vis de son voisin cubain a été constante avec un objectif obsessionnel : faire échouer une révolution socialiste à 180 km de ses côtes. Mais force est de constater que les États-Unis ont échoué dans leurs tentatives constantes de déstabilisation, mises en œuvre sous des formes multiples. Ils ne sont pas parvenus à miner de l’intérieur la société cubaine qui a tenu bon de façon admirable. Quant au travail d’isolement économique, il n’a en aucun cas permis d’accentuer l’isolement politique et diplomatique de Cuba. Au contraire, je crois que les changements politiques durables en Amérique du Sud, avec la confirmation de responsables et de forces politiques progressistes au pouvoir, avec également la construction d’alliances politiques et économiques régionales excluant les États-Unis, mais incluant Cuba comme membre à part entière, ont porté la puissance américaine vers une réflexion renouvelée sur la conduite de sa politique extérieure. Il ne faut bien entendu rien enlever au Président des États-Unis qui a fait un pas courageux, mais le contexte international et les ambitions économiques américaines comptent beaucoup dans cette évolution.

Quelles sont les déclinaisons concrètes que peut produire un tel réchauffement, notamment pour les populations concernées ?

Salim Lamrani  : Washington, en plus de rétablir les relations avec Cuba, doit mettre un terme aux sanctions économiques qui affectent les catégories les plus vulnérables de la population cubaine et tous les secteurs de la société. Elles constituent le principal obstacle au développement de l’île. Elles suscitent l’opprobre de l’opinion publique étasunienne qui ne comprend pas pourquoi elle peut voyager en Chine, au Vietnam ou en Corée du Nord, mais n’est pas autorisée à se rendre à Cuba, une destination naturelle pour des raisons historiques et géographiques évidentes. La communauté cubaine des États-Unis souhaite également disposer de relations normales et apaisées avec sa patrie d’origine et sa famille vivant dans l’île. Enfin, le monde des affaires des États-Unis est favorable à une normalisation des relations car il voit un marché naturel et sûr être investi par l’Asie, l’Europe et l’Amérique latine. Les deux populations seraient les grandes bénéficiaires d’une normalisation des relations bilatérales.

Janette Habel : Pour de nombreux secteurs de la population les effets de cette normalisation ne vont pas se faire sentir immédiatement en raison du maintien de l’embargo économique et commercial. Son abrogation suppose un vote majoritaire du Congrès américain. Or les Républicains y sont opposés. Cependant ils ne sont pas homogènes, le lobby des grandes multinationales de l’agro-business est favorable à la levée de l’embargo. A l’inverse une minorité d’élus Démocrates y est opposée. Cependant Obama a des marges de manœuvre. Il peut contourner certaines dispositions et libéraliser les voyages entre les deux pays. Les transferts d’argent depuis les États Unis vont être facilités, les touristes pourront utiliser leurs cartes de crédit et dépenser davantage. Pour stimuler les importations des facilités financières pourraient être accordées. Les lois migratoires, l’octroi de visas font d’ores et déjà l’objet de discussions. N’oublions pas que la coopération entre les militaires et les garde-côtes cubains et américains existe depuis longtemps près de Guantánamo, de même que pour le trafic de drogues. Mais la stratégie américaine va se concentrer sur l’aide au secteur privé notamment aux petits entrepreneurs, et sur le développement d’Internet, très contrôlé jusqu’alors. Pour la Maison Blanche il s’agit « de mettre plus de pression sur le régime castriste » à la faveur des réformes économiques engagées par Raoul Castro. Les cubains eux s’interrogent, joyeux mais incertains. Comme toujours l’humour fleurit : « Cuba si ! Yankee no ! Cuando van allegar ? » ( Quand vont-ils arriver » ? ). Les répercussions dans la population vont être différenciées. Les travailleurs indépendants, les secteurs liés au tourisme, les artisans, ceux qui ont des liens familiaux aux Etats Unis vont en bénéficier. Les autres, les retraités, les mères célibataires, les travailleurs pauvres vont subir la baisse des prestations sociales. Les inégalités vont s’accroître et pourraient se traduire à terme par des tensions politiques. Des changements institutionnels sont inévitables. L’année 2018 verra la fin du mandat présidentiel de Raoul Castro. Une nouvelle ère s’ouvrira alors dont l’issue est imprévisible.

André Chassaigne  : Il faut bien mesurer ce que représente le blocus pour la vie quotidienne des Cubains : des prix de certains produits sont multipliés jusqu’à 7, des productions de biens manufacturés sont rendues impossibles au regard des coûts d’achat de matières premières, les investissements publics sont bloqués par l’impossibilité d’importer des matériaux de construction s’ils ne concernent pas le secteur privé. Ce ne sont là que des exemples ! Quant aux échanges extérieurs, ils sont paralysés par les difficultés à trouver des partenaires bancaires, et cela s’est accentué depuis l’amende de BNP Paribas. Rappelons aussi que le blocus concerne tous les produits comprenant plus de 10 % de technologie américaine. Ce corset économique et financier a des répercussions terribles non seulement sur les besoins quotidiens des Cubains, mais aussi sur les capacités de développement. Ainsi, alors que des mesures sont prises en faveur de « l’actualisation du modèle économique », permettant notamment de favoriser un petit entrepreneuriat privé et de relancer certains secteurs économiques, tout est fait pour verrouiller l’économie cubaine.

Quels sont, plus largement, les moyens diplomatiques et politiques qui peuvent assurer une reprise du dialogue durable ?

Salim Lamrani : Il convient de rappeler que dans le conflit entre Cuba et les États-Unis, il y a un agresseur et une victime. Washington impose des sanctions économiques, occupe par la force la base navale de Guantanamo, finance une opposition interne à Cuba dans le but de renverser l’ordre établi et protège des individus impliqués dans le terrorisme contre Cuba comme c’est le cas de Luis Posada Carriles qui vit tranquillement en Floride. Barack Obama doit mettre un terme à ces politiques agressives, mettre un terme à l’état de siège, rendre Guantanamo au peuple cubain et accepter la réalité d’un Cuba indépendant et souverain. C’est le seul moyen d’obtenir une paix durable entre les deux nations. Depuis le triomphe de la Révolution cubaine en 1959, La Havane a toujours fait part de sa disposition à entretenir des relations cordiales avec le Voisin du Nord, basées sur la légalité internationale, mais a également affirmé son droit à choisir son système politique et son modèle de société, sans interférences extérieures. Il est donc temps pour Washington de mettre fin à une anomalie d’un autre temps.

Janette Habel : La reprise du dialogue promet d’être difficile. Mais aucun retour en arrière n’est envisageable. Les négociations ont duré plus de 18 mois, au Canada mais aussi au Vatican. Le rôle du pape François a été très important. La hiérarchie catholique cubaine est impliquée depuis des années dans ces négociations discrètes. La visite officielle à La Havane de Roberta Jacobson, secrétaire d’état adjointe de John Kerry, chargée de l’Amérique latine marque le début d’un processus complexe car le contentieux entre les deux états est lourd. Les secteurs les plus agressifs de l’exil sont mobilisés pour obtenir l’indemnisation des milliers de propriétés nationalisées après la révolution. La position du gouvernement cubain est connue. La négociation concernant l’indemnisation des entreprises nord américaines devra comporter un volet sur le coût de l’embargo pour l’économie cubaine. Les propriétés des Cubains qui ont émigré aux Etats Unis ne devraient pas être inclues dans la négociation. En avril 2015 Barack Obama risquait de présider au Panama un Sommet des Amériques devant des chaises à moitié vides, de nombreux chefs d’Etats latino-américains ayant menacé de ne pas y assister si Cuba n’était pas invité. Le 17 décembre Obama a reconnu l’échec de la politique américaine envers La Havane. En proclamant « Nous sommes tous américains » -les Etats Unis comme Cuba- il a redoré le blason de sa présidence. Pour Cuba un nouveau cycle historique commence. André Chassaigne : Les discussions sont désormais engagées entre les gouvernements de Cuba et des Etats-Unis. Mais le rétablissement des relations diplomatiques ne signifie pas pour autant la normalisation immédiate des relations entre les deux pays, notamment la levée du blocus. Quoi qu’il en soit, pour avoir échangé récemment avec nos amis cubains, ils ne sont pas demandeurs d’interventions extérieures concernant le dialogue désormais en cours. En revanche, ils m’ont demandé de transmettre un message de confiance : Cuba ne compte absolument pas renoncer à la construction du socialisme ! Les actions de soutien devraient plutôt porter sur l’urgence à développer nos échanges économiques, à l’image d’autres pays qui ont mieux su contourner le blocus américain. Il s’agit désormais de passer de simples déclarations d’intention de nos gouvernants à des projets concrets pour que Cuba ne soit pas demain sous la coupe de l’économie américaine qui aura fait habilement le vide avec la dimension extraterritoriale du blocus. De plus, l’action diplomatique de la France devrait aujourd’hui s’amplifier à l’égard des pays latino-américains. La France a une réelle opportunité à saisir avant le prochain sommet des Amériques, qui sera placé sous le signe des nouvelles relations entre Cuba et les Etats-Unis. Je pense aussi aux liens de coopération à établir avec les pays de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques – Traité de commerce des Peuples (ALBA – TCP) face aux velléités des États-Unis de faire à nouveau main basse sur l’Amérique Latine. Il faut que notre diplomatie soit à la hauteur de cette situation nouvelle.

Entretiens croisés réalisés par Nicolas Dutent

Photo - Stringer/Reuters : « Josefina Vidal, la chef de la délégation cubaine, mercredi à La Havane ».

La revue de presse : Granma, 16 janvier 2015

«  Le gouvernement des États-Unis a notifié l’entrée en vigueur, le vendredi 16 janvier, des mesures annoncées le 17 décembre 2014 par le président Barack Obama, impliquant une élimination de certaines restrictions sur les relations commerciales et les voyages de certaines catégories de citoyens de ce pays à Cuba. Une lecture préliminaire des réglementations émises par les départements du Trésor et du Commerce indique que ces mesures modifient l’application de certains aspects du blocus contre Cuba (…). Les mesures annoncées constituent un pas dans la bonne direction, bien qu’il reste un long chemin à parcourir pour démanteler de nombreux autres aspects du blocus économique, commercial et financier, à travers les prérogatives exécutives du président, et pour amener le Congrès des États-Unis à mettre un terme une fois pour toutes à cette politique.  »

Nicolas Dutent

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