Le recentrage de l’économie canadienne dans cette voie, stimulé par les prix élevés des ressources, a été la principale source de la performance économique du Canada des années récentes et de la facilité relative avec laquelle il a surmonté la crise déclenchée en 2007. Il va sans dire que cette force cachait une importante faiblesse, celle du déclin relatif du secteur manufacturier qui a frappé plus particulièrement l’Ontario et le Québec, et l’immense vulnérabilité d’une économie fondée sur le tout-au-pétrole. Les récentes chutes dramatiques du prix du pétrole et du cours du dollar le mettent brutalement en lumière.
De nombreux intervenants ont parlé du « mal hollandais » pour identifier le problème en vertu duquel une forte demande de ressources naturelles profite aux pays exportateurs de ces ressources, plus précisément aux régions de ces pays qui en possèdent, et exerce simultanément une pression à la hausse sur les devises de ces pays, dont l’appréciation nuit aux exportations de leurs produits manufacturiers et provoque un déclin de l’industrie manufacturière. L’expression « mal hollandais » puise sa source dans la découverte et l’exploitation intensive de riches gisements de gaz naturel au large des côtes hollandaises dans les années 1960, qui ont provoqué une flambée de sa devise, le florin, par rapport à la devise forte qu’était le mark allemand, et porté atteinte à son secteur manufacturier(2) .
Sans utiliser l’expression « mal hollandais », une étude de 2012 de l’OCDE sur le Canada en décrit tous les symptômes :
En 2011, l’industrie manufacturière, qui est un secteur exportateur, ne représentait plus que 12.6 % de la valeur ajoutée totale après avoir culminé à 18.6 % en 2000. La part de ce secteur dans l’emploi s’est aussi fortement contractée au cours des dix dernières années (tombant de 15.2 % à 10.2 %) […] Il est clair que ces deux résultats sont corrélés à l’évolution du taux de change.(3)
D’un creux historique de 62 cents des États-Unis le 21 janvier 2002, le dollar canadien a franchi la parité avec le dollar des États-Unis le 11 novembre 2007 pour atteindre 1,04 dollar. Il a rechuté à 80 cents au début de 2009, pour remonter jusqu’à la parité en 2011 et osciller autour de ce niveau jusqu’à la fin de 2012. Cette évolution est étroitement corrélée à celle des prix du pétrole et des autres matières premières. De 2002 à 2007, le prix du pétrole a été multiplié par 5. Après avoir, comme le dollar, chuté abruptement à la fin de 2008, il est remonté à son niveau de 2007 en 2011. Les prix des autres matières premières ont connu une évolution parallèle à celle du prix du pétrole, mais leur hausse a été moindre, ayant triplé plutôt que quintuplé.(4) Ces évolutions qui ont encouragé le développement du secteur des ressources naturelles et handicapé le secteur manufacturier sont par ailleurs à la source d’importantes disparités régionales, que l’OCDE décrit comme suit :
Les disparités de croissance entre les régions – mesurées à l’aune du revenu disponible réel par habitant – reflètent ces divergences sectorielles : les provinces de l’Alberta, de la Saskatchewan et de Terre-Neuve-et-Labrador, qui sont riches en ressources naturelles, ont enregistré les gains de revenu par habitant les plus importants au cours de la dernière décennie, tandis que la croissance a été plus médiocre dans la région industrielle de l’Ontario. […] L’Alberta reste la province la plus prospère grâce à ses ressources énergétiques.(5)
Dans une étude publiée en 2012, intitulée In the Shadow of the Boom. How Oilsands Development is reshaping Canada’s Economy, l’Institut Pimbina,(6) groupe de recherche sur l’environnement et le développement durable dont le siège est en Alberta, analyse les tenants et aboutissants d’une réalité canadienne sous l’emprise d’une politique du tout-au-pétrole. Après un développement fulgurant de la production de pétrole à partir des sables bitumineux de l’Alberta, qui a quadruplé entre 1992 et 2012 et qui devrait encore doubler pour atteindre 3,5 millions de barils par jour en 2020 (7) , le gouvernement fédéral a affirmé son intention de faire de la production pétrolière et gazière et de son exportation sa principale priorité. Il a à cet effet, en particulier dans le budget de 2012, relâché les normes de protection de l’environnement pour favoriser la réalisation rapide de projets de développement.
Pour décrire les effets de cette orientation sur l’économie canadienne, l’Institut Pimbina parle d’une variété spécifiquement canadienne du « mal hollandais » qu’il désigne comme « la fièvre des sables bitumineux », un mal qui se manifeste dans les tensions interrégionales croissantes découlant des disparités mises en lumière par l’OCDE, et dans les répercussions négatives d’un développement fondé sur le pétrole « sal » dans un monde où les préoccupations relatives à la protection de l’environnement sont devenues prépondérantes.
Une illustration probante des disparités interrégionales à prévoir comme conséquence de l’intensification, désignée comme priorité nationale, de la production de pétrole à partir des sables bitumineux est celle du Canadian Energy Research Institute (CERI), mentionnée dans l’étude de l’Institut Pimbina. Selon les prévisions du CERI, qui évalue pour la période des 25 prochaines années les retombées économiques d’une telle exploitation sur les différentes régions du Canada, 94 % des bénéfices reviendraient à l’Alberta, 3 % à l’Ontario, 1,3 % à la Colombie Britannique et 0,66 % au Québec(8) . Il va de soi que ces disparités, ajoutées aux réticences de l’Alberta de contribuer davantage au programme de péréquation destiné à niveler les différences entre les provinces, ne peuvent qu’engendrer des tensions croissantes menaçant à la limite l’unité du pays.
Quant aux incidences environnementales de la production de pétrole « sal », elles provoquent de fortes objections à sa production et au stockage, dans d’immenses lacs pollués à jamais, de l’eau contaminée qui en découle, comme à son transport en vue de sa commercialisation. En témoignent les mouvements d’opposition au projet d’extension de l’oléoduc Keystone XL traversant les États du centre des États-Unis et destiné à acheminer le pétrole de l’Alberta vers le Texas, au projet de construction de l’oléoduc Northern Gateway traversant les Rocheuses pour atteindre le port de Kitimat sur la côte du Pacifique, d’où le pétrole serait exporté vers l’Asie, et au projet de construction de l’oléoduc Énergie Est de TransCanada, de 4600 km, traversant six provinces et devant transporter plus d’un million de baril de pétrole par jour au Québec et au Nouveau-Brunswick. Soutenant inconditionnellement l’industrie pétrolière, le gouvernement entend ne reculer devant rien pour contourner ces oppositions.
Et on ne saurait douter de ses intentions, lui qui en peu de temps a construit pour le Canada une réputation d’État voyou en se retirant en décembre 2011 du protocole de Kyoto, en vertu duquel il devait, de 2008 à 2012, réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 6 % par rapport au niveau de 1990. À la conférence de Copenhague en 2009, il s’était plutôt engagé à réduire ces émissions de 17 % en 2020 par rapport à leur niveau de 2005. Or, dans un rapport publié en mai 2012, le commissaire à l’environnement et au développement durable, Scott Vaughan, a évalué qu’en 2020, les émissions auront plutôt augmenté de 7 % (9) .
Le colosse aux pieds de bitume ne contrôlant pas l’évolution de l’économie mondiale, il a dû encaisser les effets de la chute de la croissance des pays émergents et d’un important développement de la production pétrolière et gazière aux États-Unis, qui ont entraîné une réduction significative de la demande de pétrole canadien. Emporté par cette chute des exportations pétrolières, le dollar canadien a glissé tout au long des années 2013 et 2014 et défoncé la barre des 80 cents états-uniens au début de 2015, revenant à son creux du début de 2009. Simultanément, le prix du pétrole amorçait un mouvement de chute libre, qui le précipitait sous les 50 cents le baril en ce début d’année, diminuant considérablement la valeur des exportations canadiennes de pétrole et menaçant la rentabilité des pétrolières. Pris de panique, le gouvernement annonçait le report de la date du dépôt du budget de 2015-2016 et la Banque du Canada se voyait contrainte de réduire son taux directeur à un bas historique de 0,75 % pour stimuler une économie désormais au seuil de la récession.
Beau travail, Monsieur Harper !
Louis Gill
26 janvier 2015
(1)Ce texte est une version amendée et mise à jour de « Le Canada, un colosse aux pieds de bitume », dans P. Beaulne, S. Denis, L. Gill et S. Morel, Le capitalisme au Canada et la « révolution Harper », Montréal, M Éditeur, 2014, p. 41-61.
(2)L’expression « mal hollandais » est la traduction de l’expression « Dutch disease », employée pour la première fois par la revue The Economist dans son édition du 26 novembre 1977 (p. 82-83) pour identifier ce phénomène.
(3) Études économiques de l’OCDE. Canada, juin 2012, p. 12.
(4) Idem, p. 13
(5) Idem., p. 12-14
(6) Étude réalisée par Nathan Lemphers et Don Woynillowicz, mai 2012.
(7)Idem, p. 18-19.
(8) Idem, p. 47-48.
(9) Bureau du vérificateur général du Canada. Printemps 2012. Rapport du Commissaire à l’environnement et au développement durable, Chapitre 2. Honorer les engagements 2020 du Canada en matière de changements climatiques