Un premier intérêt de ce texte est de lancer le débat sur la politique énergétique capitaliste dans son ensemble, et sur la nécessité d’une alternative globale. Tout en se réjouissant de la sortie du nucléaire, Gegenstrom n’est pas dupe de la stratégie de la chancelière Angela Merkel. Le réseau refuse le choix entre le choléra climatique et la peste atomique. Il dénonce en outre le gigantisme productiviste de projets tels que Desertec (construction de gigantesques centrales solaires thermodynamiques dans le Sahara), et pointe la nécessité d’une alternative anticapitaliste pour sortir à la fois des fossiles et du nucléaire.
Un autre intérêt des Thèses de Gegenstrom est d’expliciter les possibilités non seulement techniques mais aussi et surtout politiques d’un système énergétique à la fois planifié et décentralisé. Un tel système ouvre en effet une perspective de réappropriation collective des ressources énergétiques et de leur utilisation par les communautés locales. De la sorte, l’alternative énergétique de type écosocialiste peut être articulée sur la reconstruction de la démocratie par en-bas, à travers les luttes anticapitalistes. On rejoint ainsi les aspirations qui se sont exprimées dans le mouvement des Indigné-e-s, en Espagne et en Grèce, ou, sous une autre forme, dans les référendums sur l’eau, en Italie.
Le débat sur l’alternative énergétique doit se poursuivre et s’amplifier. Trois éléments nous semblent à approfondir :
1°) la décentralisation démocratique du système énergétique et sa socialisation ne sont pas possibles sans briser le pouvoir des monopoles, et cela ne peut se faire que par le truchement d’une nationalisation avec expropriation, sans indemnités ni rachat ;
2°) le « système énergétique » ne peut pas être défini seulement comme l’ensemble des infrastructures permettant de produire de la chaleur, de l’électricité et de la mobilité. Il comprend l’ensemble des convertisseurs énergétiques, donc aussi l’agriculture et la foresterie, qui permettent de convertir l’énergie solaire en biomasse. Pour être décentralisée, planifiée, socialisée et démocratique, l’alternative énergétique doit donc englober une alternative à l’agrobusiness. Il s’agit notamment de soutenir une agriculture organique de proximité, paysanne ou coopérative ;
3°) la transition vers un système sans fossiles ni nucléaire n’est réalisable qu’en diminuant considérablement la production matérielle et les transports. Cela nécessite un vaste plan de transformation sociale dont les éléments clés sont : la suppression des productions nuisibles ou inutiles, la reconversion des travailleur-euse-s qui en dépendent pour leur gagne-pain, et la réduction radicale du temps de travail, sans perte de salaire, avec embauche compensatoire et réduction drastique des rythmes de travail.
Les thèses de Gegenstrom nous invitent à oser faire preuve d’imagination. Une fois n’est pas coutume, qu’on nous pardonne de citer Mao Zedong : « que cent fleurs s’épanouissent, que mille écoles rivalisent ».
Daniel Tanuro
Les thèses de Gegenstrom
1. La catastrophe de Fukushima marque une rupture dans le débat sur la politique énergétique en Allemagne : La sortie du nucléaire se fera dans cette décennie : il n’y a plus aucun doute à ce sujet. Il s’agit pour l’essentiel du résultat du travail du mouvement antinucléaire et, pour l’instant, c’est aussi son plus grand succès.
2. Dans cette situation, où même la CSU [démocratie chrétienne bavaroise, située à droite de la CDU, NDT] semble être favorable à une sortie rapide du nucléaire, il n’est de loin pas suffisant d’exiger l’arrêt immédiat de toutes les centrales. Ceux « d’en haut » sont en train de reconsidérer le secteur de l’énergie dans son ensemble et les mouvements sociaux doivent faire la même chose. La politique énergétique est en train de changer. Mais que fait le mouvement social en matière de politique énergétique ?
3. En prônant la sortie du nucléaire, nous ne devons pas nous taire par rapport à l’énergie fossile. Nous vivons dans un système fondé prioritairement sur le fossile et non sur le nucléaire (le rapport global est d’environ 80% d’énergie fossile et de 6 % de nucléaire). Chaque année, beaucoup plus d’être humain meurent des suites du changement climatique - et donc de l’exploitation de l’énergie fossile – que des conséquences du nucléaire. Or, le débat sur la sortie du nucléaire comporte le risque de présenter un peu vite le charbon et le gaz naturel comme source énergétique durable, sûre et bon marché. Pour cette raison, notre revendication doit être : sortir du délire fossilo-nucléaire, 100 % d’énergie renouvelable aussi vite que possible !
4. La tournant en matière d’énergie doit impliquer une rupture avec la puissance des consortiums et avec la centralisation dans le secteur énergétique, et une orientation vers un approvisionnement décentralisé et local. Donc : oui à la décentralisation, non aux projets géants comme Désertec [immense centrale photo-électrique dans le désert du Sahara, NDT] ou aux gigantesques parcs éoliens offshore [notamment dans la mer du Nord, NDT]. Ces projets ont pour principal objectif de permettre aux « quatre grands » consortiums électriques – RWE, E.On, Vattenfall et EnBW – de prendre le contrôle du secteur des énergies renouvelables.
5. Afin de casser la résistance extrêmement efficace des « quatre grands » au tournant de la politique énergétique, il faut les attaquer de front, ce qui paraît envisageable au vu de leur mauvaise réputation : cassons les consortiums énergétiques, socialisons l’approvisionnement énergétique !
6. Les cellules germinales d’un secteur énergétique démocratique doivent être les services d’approvisionnement municipaux et les coopératives énergétiques organisées sur une démocratie de base. Ceux-ci sont en mesure d’organiser le secteur énergétique dans son entier, et ils peuvent – contrairement aux consortiums énergétiques – être organisés de façon démocratique. Cependant, cela ne se fera pas tout seul si nous ni travaillons pas concrètement.
7. « Le tournant énergétique coûtera cher ! », crient les consortiums énergétiques. Bien évidemment, la transformation radicale du système énergétique dans son entier ne sera pas gratuite. Mais il est également vrai que le coût de l’énergie augmente depuis des années – et ceci en dépit du courant nucléaire ou produit à partir du charbon, soi disant bon marché. Il faut donc répondre à un triple défi : l’approvisionnement en énergie doit être raisonnable du point de vue écologique, organisé de manière démocratique et équitable du point de vue social. Ceci signifie, d’une part, des investissements massifs (de la part de l’Etat), et d’autre part, la fin d’une politique des prix abusive et monopolistique, telle que celle pratiquée par les « quatre grands ».
8. La question écologique est intimement liée à la question sociale. L’augmentation du prix de l’énergie ne doit pas amener à la « misère énergétique » de celles et ceux qui en consomment déjà très peu. C’est seulement à cette condition que l’acceptabilité sociale du tournant vers les renouvelables pourra être assurée. La condition clé pour répondre aux enjeux écologiques, c’est l’amélioration de la sécurité sociale humaine, au lieu du développement de la pauvreté provoquée par Harz-IV [réforme socialement régressive de l’assurance chômage en Allemagne, NDT].
9. La base populaire de ce tournant radical doit être un vaste mouvement social sur l’énergie. Le mouvement antinucléaire ; les initiatives anti-charbon et anti-CCS [capture et stockage du carbone, NDT] ; les milieux actifs par rapport le climat, à l’environnement et à la globalisation ; des ONG et des secteurs progressistes ; les services énergétiques communaux, et bien d’autres ; tous doivent y prendre part !
10. Le fondement de l’unification d’un tel mouvement, c’est la lutte pour la démocratie énergétique. Par démocratie, nous entendons la prise collective des décisions qui façonnent la vie de tous-toutes, sans la contrainte du profit. Nous sommes convaincu-e-s que ceci est déjà possible aujourd’hui dans le secteur de l’énergie. La démocratie énergétique est une exigence qui répond au déficit croissant de choix démocratiques, dont se plaignent de plus en plus de gens après trente ans de néolibéralisme. C’est ce déficit qui peut conduire à une majorité à s’engager dans la lutte pour un véritable tournant énergétique.
11. Du point de vue de notre lutte en faveur de la démocratie énergétique, il est possible de voir sous un autre angle les initiatives souvent dénigrées contre de nouvelles lignes à haute tension, des éoliennes et des réservoirs de pompage-turbinage : ces mobilisations citoyennes traduisent souvent une protestation contre la perte de contrôle de leur conditions de vie. En nous fondant sur ce sentiment, que nous partageons aussi, nous pouvons établir un dialogue avec eux. Comme l’expérience le montre : davantage de participation conduit à davantage d’acceptabilité. Si nous n’agissons pas ainsi, ces réactions seront utilisées contre nous ; elles affaibliront et diviseront notre mouvement, si bien que nous risquons de perdre notre légitimité.
12. Notre conception du tournant énergétique ne vise pas à alimenter par d’autres énergies la course folle à la croissance. Si nous voulons éviter la crise climatique et si nous voulons transformer l’ensemble du secteur énergétique dans une perspective écologiste, la consommation énergétique finale de la société doit drastiquement diminuer. Pas de tournant énergétique social et écologiste sans critique de la croissance !
13. En résumé : la lutte pour la démocratie énergétique doit se fonder sur un large mouvement social dont les objectifs visent à socialiser, écologiser, décentraliser et démocratiser le secteur énergétique. Il est évident que l’ensemble de ces objectifs peut donner naissance à des conflits dans des situations concrètes. Nous sommes néanmoins convaincu-e-s que l’on ne peut renoncer à aucun de ces objectifs, ni d’un point de vue éthique, ni – encore moins – d’un point de vue stratégique.
Gegenstrom, Berlin, mai 2011
Gegenstrom, TANURO Daniel
* Traduction pour solidaritéS (Suisse), Félix Dalang.