Édition du 19 novembre 2024

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Afrique

Comment le système mondial de la dette étouffe les pays africains

Selon le FMI, le ratio d’endettement moyen en Afrique subsaharienne a presque doublé en dix ans : il est passé de 30 % du PIB à la fin de 2013 à un peu moins de 60 % du PIB à la fin de 2022. À partir du cas de l’or sénégalais, “The Continent” décrit des mécanismes d’endettement qui poussent les pays africains à emprunter aux sociétés internationales qui s’enrichissent en exploitant les matières premières du continent.

Tiré de Courrier international. Publié en anglais dans The Continent. Légende de la phot : Mine d’or traditionnelle à Ngari, dans la région de Kédgougou (Sénégal) en octobre 2023. Photo Frédéric Koller/Le temps.

La vie est paradoxale à Kédougou, au Sénégal, car la pauvreté côtoie la richesse aurifère. Des 17 tonnes d’or exportées par le Sénégal en 2023, plus de la moitié (9,13 tonnes) venait de la mine de Sabodala, à Kédougou. Pourtant, c’est tout juste si la population accède aux services de base.

“L’exploitation de l’or laisse aux populations de la pollution, mais quasiment aucun avantage”, affirme Ahmad Dame Seck, directeur du lycée de Dindéfélo, à Kédougou. Il explique que lorsque ses élèves terminent leur scolarité (ou y renoncent), ils se retrouvent au chômage, restent dans la précarité du secteur informel ou émigrent en Europe, alors même qu’ils sont voisins d’une machine à fabriquer de l’argent.

Emprunter à son exploiteur

L’entreprise britannique qui a racheté la mine de Sabodala en 2021, Endeavour Mining, en a tiré au moins 598 millions de dollars [543 millions d’euros] depuis. Dans ses derniers rapports financiers, Endeavour Mining valorise la mine sénégalaise à plus de 2,5 milliards de dollars [2,27 milliards d’euros]. L’entreprise possède aussi des mines en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso et au Mali, valorisées à près de 3 milliards de dollars [2,73 milliards d’euros]. Endeavour Mining conserve 90 % des bénéfices de ses activités sénégalaises, qui sont bien sûr partagés avec ses actionnaires. L’État sénégalais conserve les 10 % restants.

C’est notamment à cause de contrats inéquitables dans l’industrie extractive que le Sénégal peine à engranger suffisamment de recettes pour administrer le pays. Quand ses coffres sont vides, le gouvernement doit emprunter sur les marchés internationaux de capitaux. Il se tourne souvent, et c’est un cruel paradoxe, vers des sociétés qui précisément soutirent l’essentiel des revenus de l’extraction des gisements aurifères sénégalais.

Dans une nouvelle analyse exclusive, The Continent montre que 40 % des parts d’Endeavour Mining appartiennent à 17 sociétés d’investissement qui détiennent aussi des obligations souveraines sénégalaises. L’État sénégalais leur doit plus de 271 millions de dollars [246 millions d’euros].

Lorsque le Sénégal verse les intérêts annuels de ces obligations – jusqu’à 7,75 % selon les titres –, ces sociétés qui engrangent déjà la majorité de l’argent issu de l’or sénégalais profitent aussi du fait que le pays manque d’argent.

Une mécanique de la dette qui étouffe l’Afrique

Cette dynamique – se remplir les poches pour ensuite consentir des emprunts – existe dans de nombreux pays. Les États d’Afrique ont émis des dizaines d’obligations internationales, soit l’emprunt d’au moins 84 milliards de dollars [76 milliards d’euros] auprès de sociétés étrangères d’investissement telles que BlackRock, Fidelity, HSBC, Schwab, etc. Elles possèdent souvent des parts valant des millions dans les multinationales qui exploitent les ressources locales.

Les prêts de créanciers privés, dont les obligations ne sont qu’un exemple, sont généralement la forme la plus intraitable de dette souveraine – les taux d’intérêt sont élevés, il n’y a pas de report possible et les prêteurs n’écoutent que les marchés. Quand les États ne s’acquittent pas des intérêts, le chaos économique s’ensuit.

La Zambie, le Ghana et l’Éthiopie n’ont pas remboursé leurs intérêts obligataires après que la pandémie de Covid et d’autres chocs économiques ont sapé la croissance qui devait découler de leurs emprunts. Ces défauts de paiement ont poussé leurs dirigeants à se tourner vers des renflouements du Fonds monétaire international, qui requièrent notamment de grandes réformes des politiques économiques, comme une monnaie nationale flottante et des augmentations d’impôts.

Les difficultés que créent ces réformes poussent les citoyens à descendre dans la rue, lors de manifestations parfois meurtrières et toujours coûteuses pour les économies locales. Pourtant, des gouvernements africains continuent de s’enferrer dans cette forme de dette.

Selon les données de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, les gouvernements africains étaient endettés de plus de 777 milliards de dollars [706 milliards d’euros] auprès de créanciers privés à la fin de 2023. Ces derniers détiennent aujourd’hui environ 44 % de la dette extérieure des pays d’Afrique, contre 30 % en 2010. Ça ne permet pas de répartir uniformément le risque.

Les pays à revenu intermédiaire ne peuvent souvent pas prétendre aux prêts à taux faible d’institutions comme la Banque mondiale et se tournent plus fréquemment vers des créanciers privés. Mais cette voie risquée ne suscite pas partout le même enthousiasme. En Afrique du Sud et en Angola, les emprunts privés représentent 88 % et 78 % de la dette souveraine. En Algérie et au Botswana, ce pourcentage est négligeable, même si la santé économique de ces pays est comparable.

Du capitalisme mondial à l’exploitation locale

Issaga Diallo ne connaît pas les rouages du capitalisme mondial et son extraction circulaire, mais il sait qu’il ne fera pas fortune grâce à la mine moderne de Sabodala où les capitaux internationaux coulent à flots.

Il travaille dans une mine informelle à Bantakokouta, près de Kédougou, où un gramme d’or peut aller chercher 50 dollars [45 euros], soit 20 de moins que le cours international. Le village de Bantakokouta n’est qu’à deux kilomètres environ du terril voisin des mines d’or. C’est là que travaillent les ouvriers de la mine informelle.

Issaga Diallo vit ici depuis près de huit ans, depuis qu’il a arrêté l’école en 2016. Chaque jour, il achète du carburant pour le générateur qui fait tourner son équipement, mais il travaille parfois des mois sans trouver d’or. Dans ces cas-là, il accumule les prêts et promet de rembourser ses créanciers le jour où il trouvera le précieux minerai – tout comme les chefs d’État lorsqu’ils émettent des obligations sur les marchés internationaux de capitaux.

Si, sur la durée, Issaga Diallo se révèle plus souvent chanceux que l’inverse, il espère gagner assez d’argent pour créer une entreprise à Kédougou, dans un cadre plus urbain. Il aime regarder sur son téléphone des vidéos de mineurs qui ont trouvé plus de 100 grammes, ce qui entretient son espoir.

À long terme, si l’État sénégalais a plus de chance que la Zambie, le Ghana et l’Éthiopie, il gagnera assez pour rembourser en temps et en heure ses intérêts obligataires jusqu’à ce que son secteur des ressources naturelles puisse remplir les coffres nationaux. À court terme, en revanche, ce ne sont pas les citoyens sénégalais ordinaires qui tirent profit de ce secteur et du remboursement des intérêts.

Jaume Portell Caño et Lydia Namubiru

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