Tiré d’Afrique XXI.
Je pense que depuis les procès des assassinats politiques de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi (1), nous n’avons pas connu d’affaire en justice d’une telle envergure après la révolution. Surtout qu’avant, la couleur politique [des accusés] était clairement identifiée : les islamistes, la gauche, les syndicalistes… Là, on a un peu de tout, y compris Bernard-Henri Lévy.
L’avocat et ancien juge Ahmed Souab ironise en sortant du tribunal de première instance de Tunis, et rappelle au passage la longue liste des accusés improbables de ce procès. Comme une centaine de ses confrères de la défense dans l’affaire dite du complot contre la sûreté de l’État, il s’est exprimé devant le juge, sans prendre de pincettes.
- Nous étions entassés les uns sur les autres dans une salle trop petite, à suffoquer, devant un écran d’où les principaux prévenus étaient absents. Pour moi, c’est digne d’un hammam, pas d’une salle de tribunal. Nous ne pouvons pas parler d’un procès équitable dans de telles conditions.
Les accusés absents
Ce mardi 4 mars, les plaidoiries des avocats dans une salle comble — la fameuse salle d’audience numéro 6, réservée aux présumés terroristes, les accusés étant jugés sur la base de la loi antiterroriste et du code pénal — portent plus sur la forme que sur le fond pour cette affaire hautement politique. Une position assumée de la défense qui refuse de commencer le procès sans la présence des détenus. Ces derniers sont restés dans leur cellule, refusant l’ordre de comparaître par visioconférence — une mesure héritée de la période Covid-19 et qui a été ici ordonnée par la justice pour motif de « danger ».
Sur l’écran, seulement deux prévenus : Saïd Ferjani, cadre du parti islamiste Ennahdha, emprisonné dans le cadre d’une autre affaire, celle de la société Instalingo (Lire l’encadré ci-dessous), et Hattab Slama, directeur commercial et grand inconnu de cette affaire dite du complot. La justice lui reproche d’avoir garé sa voiture dans le parking de la maison de l’un des accusés et détenus politiques, Khayem Turki, aux côtés de véhicules de diplomates étrangers en visite alors chez ce dernier. Les deux prisonniers sont restés silencieux, résignés, écoutant les avocats de la défense face à un juge stoïque qui les a laissés s’exprimer pendant les cinq heures du procès.
Pour la défense, même si cette première audience était décevante, symboliquement, elle a porté ses fruits : « Nous voulions surtout montrer à l’opinion publique locale et internationale ce qui se passe avec ce procès. L’objectif n’est pas vraiment de convaincre le juge, mais plutôt de dénoncer les conditions dans lesquelles se déroulent un tel procès », explique Dalila Ben Mbarek Msaddek, avocate et sœur de Jaouhar Ben Mbarek, autre détenu.
Les familles et les avocats attendaient depuis plus de deux ans ce moment, d’où la déception de ne pas voir les accusés présents physiquement. L’année dernière, lorsque Jaouhar Ben Mbarek avait été entendu par le juge dans une autre affaire, il avait comparu physiquement, malgré sa grève de la faim et il avait pu s’exprimer devant le juge. « C’est ce que la justice redoute, que les prisonniers s’expriment dans la salle d’audience. On les réduit donc au silence », explique Haifa Chebbi, avocate et nièce de Issam Chebbi, président du parti Al Joumhouri et également emprisonné. « Cinquante ans en arrière, lors des procès politiques de la gauche sous Bourguiba, tous avaient pris la parole face au juge », renchérit Rabâa Ben Achour, universitaire venue soutenir les familles à l’extérieur du tribunal.
Un dossier vide
L’affaire compte en tout 40 accusés. Certains d’entre eux comparaissaient librement, comme Ahmed Nejib Chebbi, ancien candidat à la présidentielle et membre de la coalition d’opposition à Kaïs Saïed, le Front du salut, ou encore Chaïma Issa, ancienne détenue politique également membre de cette coalition. Une grande partie des accusés, dont l’ancien président de l’instance électorale, Kamel Jendoubi, et la militante féministe et ancienne députée, Bochra Belhaj Hmida, vivent en exil à l’étranger. Six figures politiques de l’opposition sont emprisonnées depuis février 2023 : Khayam Turki, homme politique, Abdelhamid Jelassi, ancien membre du parti islamiste Ennahda, Ghazi Chaouachi ancien député et secrétaire général du parti de gauche Le Courant démocratique, Issam Chebbi leader du parti Al Joumhouri, Ridha Belhaj, avocat, ancien ministre et membre du parti Nidaa Tounes et Jaouhar Ben Mbarek, constitutionnaliste. Ils avaient tous préparé des plaidoiries en amont de l’audience et remis des lettres à leurs familles pour les lire à la presse. On lit dans celle de Jaouhar Ben Mbarek :
- Notre procès ne pourra donc avoir lieu que si nous assistons à l’audience, et que les portes de la salle d’audience sont ouvertes à tous les Tunisiens. Nous n’accepterons pas que ce procès se déroule dans des salles obscures et dans un secret honteux… Nous n’accepterons jamais…
Outre la liste farfelue des accusés, les noms de l’ancien ambassadeur de France, André Parant, et celui de l’Italie, Fabrizio Saggio, actuel conseiller diplomatique de Georgia Meloni et coordinateur du Plan Mattei qui définit la nouvelle politique africaine du pays, ainsi qu’une officielle américaine ont également été mêlés à ce dossier, sans qu’il n’y soit donné aucune suite. Dalila Ben Mbarek Msaddek insiste :
- L’une de nos demandes préliminaires à la tenue d’un procès équitable était que la justice les auditionne. Nous avons nous-mêmes essayé d’écrire aux ambassades citées pour leur demander leur témoignage, mais nous n’avons pas eu de réponse.
Les révélations du dossier d’instruction montre l’aspect bancal de l’enquête qui repose exclusivement sur les témoignages de trois anonymes, surnommés X, XX et XXX, recueillis qui plus est après l’arrestation des accusés. Les demandes d’une confrontation avec les accusés ont là aussi été rejetées. Pire, le juge d’instruction en charge de l’affaire a finalement quitté le pays peu après la publication du rapport d’instruction, dans des circonstances mystérieuses.
« Une situation alarmante »
Le jour J, la justice tente de calmer le jeu. À l’entrée de la salle d’audience, les policiers sont affables et enregistrent les noms des journalistes, tout en les laissant rentrer. Interdiction cependant de filmer et d’enregistrer sans l’autorisation de la cour, comme dans la majorité des procès en Tunisie, ce qui n’a toutefois pas empêché des enregistrements vidéos et audio de filtrer.
Des représentations de chancelleries étrangères étaient présentes, dont la France, l’Allemagne, la Belgique, le Canada, la République tchèque, l’Espagne, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la Suède, le Haut-Commissariat des droits de l’Homme de l’ONU (OHCHR), ainsi qu’une délégation de l’Union européenne. Ce procès est également scruté de près par les ONG de défense des droits humains qui ont manifesté devant le tribunal, aux côtés d’associations locales et des familles, et qui étaient aussi présentes dans la salle. L’ONG Human Rights Watch a ainsi dénoncé l’absence des détenus dans un communiqué appelant à leur libération immédiate :
- La pratique des procès à distance est par essence abusive, puisqu’elle porte atteinte au droit des détenus à être présentés physiquement devant un juge afin qu’il puisse évaluer leur état de santé ainsi que la légalité et les conditions de leur détention.
Car ce procès, en plus d’autres pratiques liberticides, vaut en effet à la Tunisie d’être de plus en plus visée pour ses « persécutions d’opposants politiques » selon les mots du communiqué de la Commission des droits de l’homme de l’ONU, publié le 18 février 2025, et dénonçant une « situation alarmante » en Tunisie. Le ministère des affaires étrangères a répondu une semaine plus tard via sa page Facebook, se déclarant « stupéfait » des critiques de l’ONU et insistant sur le fait que la Tunisie « n’a pas besoin de souligner son attachement aux valeurs des droits de l’homme ». Quant aux détenus, ils auraient été arrêtés, toujours selon le ministère, « pour des crimes de droit public qui n’ont aucun lien avec leur activité partisane, politique ou médiatique, ou avec l’exercice de la liberté d’opinion et d’expression ».
Malgré la présence des chancelleries étrangères, aucune réaction européenne n’a été enregistrée à ce procès. Lors d’une conférence organisée notamment autour des accusés en exil à Paris, le lundi 3 mars, dans les locaux de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), Anne Savinel-Barras la présidente d’Amnesty France, a rappelé que « ces détentions sont arbitraires aux yeux du droit international » mais que, pour l’Europe, « la seule question qui importe avec la Tunisie, c’est l’obsession migratoire. Tout est conditionné à cela ». Si certains députés européens ont à plusieurs reprises élevé la voix contre la dérive autoritaire en Tunisie, réclamant de revoir certains soutiens financiers au regard du traitement des opposants politiques et des exilés subsahariens, aucune action concrète n’a été engagée par la Commission européenne qui, au contraire, multiplie les déclarations sur le durcissement de sa politique migratoire, en collaboration avec Tunis. Par ailleurs, l’Italie s’est plusieurs fois félicitée de la baisse des arrivées de migrants irréguliers sur les côtes italiennes entre 2024 et 2025 au départ de la Tunisie. De leur côté, les autorités tunisiennes ont annoncé que, depuis 2023, le nombre d’exilés arrivés en Italie via la Tunisie a baissé de 80 %. L’Agence Frontex parle d’une baisse de 38 % des franchissements irréguliers des frontières européennes en 2024, une chute due à la réduction de 59 % des départs depuis la Tunisie et la Libye.
« Un régime qui ne plie pas »
Aujourd’hui, la majorité des prisonniers, même ceux dont les familles étaient jusque-là discrètes, sortent de leur silence. C’est le cas de Ghalia Eltaïef, fille de Kamel Eltaïef, homme d’affaires influent, jadis proche de l’ancien dictateur Zine El-Abidine Ben Ali, emprisonné dans le cadre de cette affaire du complot. Dans la foulée de l’audience de mardi, elle a publié sur Facebook une partie du rapport d’instruction concernant son père et a dénoncé l’absence de preuves tangibles qui pourraient l’incriminer. « L’objectif est clair : règlement de comptes politiques et diffamation des opposants à travers des dossiers montés de toutes pièces, et une instrumentalisation de la justice à des fins illégitimes », écrit-elle.
La prochaine audience est prévue pour le 11 avril 2025, « des délais normaux » selon Haifa Chebbi, qui ne s’attend de toute façon pas à un procès long mais à des peines lourdes « pour donner l’exemple », ajoute-t-elle, pessimiste. Parmi les accusés, plusieurs risquent la peine capitale, sous moratoire en Tunisie. Pour la société civile qui peine à se mobiliser autour de l’affaire, seulement une centaine de personnes étaient présentes devant le tribunal mardi. « Il n’y a pas de desserrement possible », estime Rabaa Ben Achour. « Nous n’avons pas vu une seule lueur de compromis dans le bras de fer que nous avons avec le régime de Kaïs Saïed depuis trois ans. C’est un régime qui ne plie pas », conclue-t-elle.
Outre ce procès politique, sans doute l’un des plus connus et des plus attendus, il existe une quinzaine d’autres affaires dites de « complot » qui sont également en attente de procès. Cela sans compter les nombreux activistes, journalistes et militants de la société civile emprisonnés sous le coup du décret 54, qui punit la diffusion de fausses nouvelles et qui est principalement utilisé pour museler la liberté d’expression selon les ONGs de défense des droits humains, ou pour « blanchiment d’argent ». Aujourd’hui, les associations de défense des libertés recensent entre 70 et 80 prisonniers politiques ou d’opinion.
Le dernier procès en date est celui de l’affaire Instalingo — une entreprise spécialisée dans la création de contenus web et dont les chefs et employés ont été accusés d’avoir voulu déstabiliser le gouvernement en répandant de fausses informations. Il a donné lieu à des peines de réclusion criminelle qui vont de 5 à 54 ans de prison, et ce à l’encontre des 38 inculpés, dont plusieurs membres du parti islamiste Ennahda. Son président, Rached Ghannouchi, 83 ans, a par exemple écopé de 22 ans de prison. Après ce verdict qui a donné le ton sur la sévérité des peines encourues, la justice tunisienne a libéré la militante des droits humains et ancienne présidente de l’Instance vérité et dignité, en charge après la révolution de 2011 de la justice transitionnelle, Sihem Ben Sedrine, ainsi que le journaliste Mohamed Boughalleb. Un desserrement ponctuel qui, pour nombre de militants de droits humains, servirait à justifier les lourdes condamnations.
Notes
1- NDLR. Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi ont été assassinés en 2013. Le premier a été tué devant chez lui le 6 février 2013, et ce premier assassinat politique post-révolution a provoqué un séisme dans le pays. Après sa mort, il est devenu le martyr de la gauche. Moins de six mois plus tard, le 25 juillet, Mohamed Brahmi, leader du Courant populaire (nationaliste arabe) est assassiné à son tour. Un sit-in s’organise alors devant l’Assemblée nationale constituante pendant tout le mois d’août 2013, et le pays traverse une crise politique sans précédent qui débouchera sur la formation d’un gouvernement d’union nationale.
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