Édition du 17 décembre 2024

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Europe

Comment est né et où va le Mouvement du 15 Mai en Espagne ?

Dans l’Etat espagnol, comme ailleurs, les révolutions ne se font pas dans les urnes. Les élections municipales de ce 22 mai, avec un fort taux d’abstention, ont donné la victoire au Partido Popular (droite radicale conservatrice) dans la plupart des grandes villes contre le PSOE (social-démocratie). Le PP progresse de deux points de pourcentage tandis que le PSOE recule de 7 points par rapport aux derniers scrutins. Izquierda Unida passe de 6,6% à 7,5% tandis qu’au Pays Basque, la coalition nationaliste de gauche "Bildu" devient la deuxième force politique.

Pendant ce temps, les assemblées populaires massives qui occupent en permanence les places publiques - dans plusieurs centaines de localités à présent - ont décidé de les prolonger au-delà des élections du 22 mai, pendant au moins une semaine supplémentaire. Décision a également été prise d’organiser des manifestations de masse dans tout le pays le 19 juin prochain, un mois après le début de ce « Mouvement du 15 Mai ». Nous reproduisons ci desssous une série d’articles et d’interviews, ainsi qu’une des plateforme de revendications adoptées à la Puerta del Sol, qui permettent de mieux comprendre ce mouvement extraordinaire, son origine, ses caracréristiques et ses probables perspectives.

« Plus rien ne sera comme avant »

Entretien avec Miguel Romero, militant de la Gauche anticapitaliste (« Izquierda Anticapitalista », section de la IVe Internationale dans l’Etat espagnol) et rédacteur de la revue « Viento Sur ».

D’où vient cette extraordinaire mobilisation qui secoue l’Etat espagnol ?

Pour comprendre, il faut remonter à la grève générale du 29 septembre 2010, contre le projet de réforme des retraites. Par rapport à ce qu’on avait connu les années précédentes, la grève avait été un succès. Un quart de la population environ y avait participé. Il faut savoir que le nombre de grèves a chuté ces dernières années dans l’Etat espagnol ; il y a un dialogue permanent entre les syndicats et le patronat sur les salaires et toutes les autres questions. La grève marquait donc une remobilisation sociale.

Mais une offensive médiatique a immédiatement été déclenchée, présentant le mouvement comme un échec. Les directions syndicales ont été fortement impactées par cette campagne et la mobilisation est restée sans précédent. Il n’est pas sûr qu’un nouvelle appel à la grève aurait été couronné de succès, mais il aurait lancé un message de détermination et de courage : « nous restons opposés au projet du gouvernement ». Au lieu de cela, les syndicats ont négocié avec le gouvernement et accepté la réforme des retraites, moyennant quelques modifications mineures.

Le bilan est très lourd pour le monde du travail : les actifs de 40 -45 ans, lorsqu’ils seront à la retraite, toucheront une pension inférieure de 20% à la pension actuelle. Cet accord a semé la frustration mais aussi la passivité dans le mouvement ouvrier. Par contre, il a suscité la colère des jeunes qui s’étaient investis dans la grève, avaient été solidaires des piquets, etc. L’idée s’est répandue qu’il n’y a rien à attendre des syndicats majoritaires. Quant aux syndicats minoritaires, comme la CGT, ils ont peu de poids. Ils auraient la force pour devenir une référence, mais leur ligne sectaire les en empêche. Dans ce cas-ci, ils se sont contentés d’une déclaration. Les conditions étaient ainsi réunies pour qu’une initiative émerge de la jeunesse elle-même.

Quels secteurs de la jeunesse sont à la base du mouvement ?

Début 2011, on sentait une certaine tension dans les universités. Mais, au niveau de la gauche anticapitaliste, nous étions assez pessimistes. Nous notions surtout l’absence de perspectives : l’impasse sociale se prolongeait. En mars, au Portugal, un appel « Jeunes précaires » était lancé sur internet et débouchait sur une extraordinaire manifestation de 250.000 personnes, à Lisbonne. La manifestation avait très peu de contenu politique : « Nous sommes humiliés » ; « Nous sommes la génération la plus formée et nous sommes au chômage ou dans des boulots précaires ». Mais le nombre de manifestants était impressionnant.

Cet exemple a eu un effet immédiat dans les universités espagnoles, notamment à Madrid. Il faut savoir que le chômage frappe presque 20% de la population, soit 4,9 millions de personnes. Le chômage des moins de 25 ans est de 40,5%. La plupart des jeunes entre 20 et 30 ans survivent grâce à des petits boulots, avec 600 Euros par mois. Ils ne sont donc pas en situation d’avoir une vie indépendante de la famille.

C’est ainsi qu’une centaine d’étudiants ont formé le groupe « Jovenes sin futuro » (« Jeunes sans avenir »). La plateforme se décrivait comme une initiative de jeunes « Sin curro, sin casa, sin pension, sin miedo » (« Sans boulot, sans maison, sans pension, sans peur »). Le plus important dans cette énumération est « sin miedo » (sans peur). J’ai interviewé ces jeunes à l’époque, pour "Viento Sur". Ce sont des personnes intelligentes et modestes. Leur plateforme a appelé à une manifestation pour le 7 avril. On y attendait quelques centaines de personnes. Ils étaient 4.000 à 5.000.

Le succès de la manifestation du 7/4 a incité les organisateurs à convoquer une autre manifestation, pour le 15 mai. Entre-temps était apparu un autre groupe : « Democracia real ya » (« Une vraie démocratie, maintenant ! »). Sa plateforme était très faible politiquement. Sur le plan social, elle se prononçait contre le chômage, contre la dictature du marché, etc. Mais, sur le plan politique, elle se disait « « ni de droite, ni de gauche ». Dans la gauche radicale, cette initiative est apparue comme très suspecte, car nous devons faire face aujourd’hui dans l’Etat espagnol à une droite très agressive. Par ailleurs, personne ne connaissait les initiateurs de ce groupe.

A l’origine, « Democracia real ya » était exclusivement madrilène. Des appels étaient lancés aussi dans d’autres villes. Les rassemblements y étaient très modestes mais, à Madrid, la manifestation a rassemblé de 20.000 à 25.000 personnes. C’était un cortège très combattif et joyeux, très différent des manifestations traditionnelles, qui sont ennuyeuses. La manifestation se terminait à la Puerta del Sol, avec des discours très à gauche, très critiques du syndicat majoritaire, prononcés non par des jeunes mais par des personnalités, notamment Carlos Taibo – un professeur d’université, libertaire.

Il y a avait un petit groupe de black blocks dans la manifestation, comme c’est souvent le cas. Ils ont provoqué des incidents. Mais la répression a été très forte. Quatorze d’entre eux ont été arrêtés. Cela a entraîné une solidarité immédiate contre la police. C’est là qu’une série de gens, totalement inconnus, inorganisés, ont eu une idée géniale : organiser un campement sur place, jusqu’au lendemain, à la Puerta del Sol.

L’initiative était très sympathique, même si elle pouvait sembler bizarre. Vingt ou trente personnes à peine sont restées sur place. Pourtant, l’initiative a fait boule de neige. Une première fois délogés de la place par la police, le 16 mai au matin, une centaine de personnes étaient présentes au tribunal. L’après-midi, quelques centaines, voire quelques milliers de gens se rassemblaient à la Puerta del Sol.

La sympathie dans la population était énorme. Les rassemblements tous les soirs à 20H grossissaient : 15.000, puis 20.000 personnes. Du coup, la campagne électorale était complètement escamotée. Des rassemblements étaient organisés dans plus de cent villes. Une ville comme Valence, qui est très à droite, a vu un rassemblement de 10.000 hier. On n’avait pas vu ça depuis très, très longtemps. Il y a eu récemment 15.000 manifestants à Barcelone, 30.000 à Madrid – tellement de monde que l’accès à la place n’est plus possible.

Le rassemblement de vendredi était interdit par la Junta electoral. Le Ministre de l’Intérieur devait donc donner l’ordre de disperser les gens. Mais ce n’était pas possible. Ce Ministre, Rubalcaba, est un politicien sans principe, mais intelligent. Il était proche de Felipe Gonzales et aurait été à la base des GAL (des groupes paramilitaires clandestins, coupables de nombreux assassinats de militants et sympathisants de l’organisation indépendantiste basque ETA, NDLR).

Il a déclaré : « En réalité, la police a pour fonction de résoudre les problèmes, pas de les créer. Dissoudre une manifestation de 30.000 personnes, c’est créer un problème encore plus grand. La police doit intervenir seulement en cas de conflit. Or, il n’y a pas de conflit ». Rubalcaba a agi intelligemment tout en jouant sa carte personnelle, car il est candidat aux élections. Les gens craignaient une expulsion des manifestants après 24H. A 2H du matin, la police s’est retirée : ce fut une explosion de joie. Un autre fait à noter est qu’il y a eu des rassemblements de solidarité dans 538 villes au monde !

Qui sont les animateurs de ce mouvement ? Le contenu ce celui-ci est-il plus clair aujourd’hui ? Quel est le rôle des femmes ? Et celui des immigrés ?

La coordination compte environ 60 personnes. Leur âge varie entre 25 et 28 ans. Ce sont de jeunes diplômés avec une bonne qualification professionnelle, en chômage, précaires, subissant de mauvaises conditions de travail, sans expérience ni affiliation politiques. Il n’y a pas d’étudiants parmi eux. Dans les rassemblements, il y a fort peu de jeunes des quartiers populaires. Pour éviter de donner l’image d’un mouvement du centre ville, la coordination madrilène a décidé d’aller dorénavant dans ces quartiers. Quant au Manifeste, il est assez bon. Il se prononce pour la nationalisation des banques, la protection des chômeurs, etc. Il conteste aussi la loi électorale. C’est un programme de réformes démocratiques et sociales. L’écologie est présente, mais de façon marginale. Il n’y a pas de grande conscience anticapitaliste. Le slogan « a-a-a-anticapitalista » est souvent repris dans les manifestations, mais sans qu’il ait un grand contenu idéologique.

Le mouvement compte beaucoup de femmes, mais le mouvement féministe est absent et les revendications féministes absentes : il y a beaucoup d’affichettes qui font penser à mai 68, mais pas une seule sur une question féministe. C’est inquiétant. C’est peut-être un résultat du fait que le mouvement féministe en Espagne, depuis 30 ans, s’est replié sur des questions spécifiquement femmes. Le mot « femme » est même absent du Manifeste. La même chose vaut pour les jeunes immigrés : ils sont nombreux dans le mouvement, mais pas dans la coordination. Tous les porte-parole sont des autochtones. (D’après les dernières informations reçues via Miguel Romero, à partir de ce samedi, il y a une présence très significative de personnes d’origine immigrée, Marocains, Saharaouis et latino-américains à la Puerta del Sol, NDLR).

Comment vois-tu les perspectives du mouvement ?

Sauf surprise, les élections donneront une large victoire à la droite, qui va gagner de nombreuses régions et municipalités, et donc un échec du PSOE. Il sera intéressant de voir les résultats d’Izquierda Unida. IU a tenté d’apparaître comme l’expression politique du mouvement. C’est très opportuniste, car IU est une gauche institutionnelle, et n’est pas anticapitaliste. Les sondages donnaient à IU de 6 à 8% des voix. S’ils ont plus que 8%, ce sera un effet du mouvement. IU a prévu une rencontre avec la direction du mouvement. Il y a là un certain danger. IU n’a aucune possibilité d’hégémoniser le mouvement, car ce n’est pas une organisation militante, qu’elle est sectaire et institutionnaliste. Mais le poids institutionnel peut apparaître comme intéressant à la direction du mouvement, qui peut croire ainsi disposer d’un relais dans le parlement. Cela représenterait un risque pour l’indépendance et la radicalité de la mobilisation. Les syndicats aussi ont demandé une rencontre. En fait, le mouvement est devenu une référence politique pour tout le monde.

Une question qui va se poser sera : « Que faire du campement ? » Il faudra le lever, mais cela fera l’objet d’un débat, et d’autres initiatives doivent prendre le relais, notamment les initiatives en direction des quartiers populaires. Les médias diront « c’est fini » ; des sociologues le disent déjà. Il ne faudra pas les croire. Je suis peut-être trop optimiste, mais il me semble peu probable que le mouvement disparaisse. Il implique trop de monde, trop de jeunes, trop de gens qui pensent que c’est « mon mouvement », et qui veulent que « la lutte continue ».

Au Portugal, la grande manifestation des 250.000 est restée sans lendemain. Ici, l’originalité est celle d’un mouvement en période électorale, dont le slogan le plus populaire est « PSOE, PP, la misma mierda es » (PSOE, PP, c’est la même merde »), et qui devient une référence pour la majorité de la population. L’enthousiasme est énorme. L’idée (juste) est que « plus rien ne sera comme avant », que tout sera mieux qu’avant. Pour notre courant (jeune, non sectaire, non doctrinaire, très lié aux mouvements sociaux), c’est une opportunité. Mais continuer sera difficile.

Une condition clé pour que le mouvement continue est qu’il s’élargisse en nouant des liens avec d’autres mouvements sociaux : mouvement des femmes, mouvement écologiste et, bien sûr, mouvement ouvrier. Cela demande une perspective à moyen terme, une accumulation de forces, et des impulsions venant de l’extérieur du mouvement. Nous avons eu une expérience négative en 2009, avec un mouvement très fort sur la question du logement : il n’a pas pu continuer par suite de dissensions internes provoquées par des sectaires. Des mouvements de ce type ne peuvent durer que s’ils sont unitaires.

Des impulsions sont-elles venues de secteurs syndicaux ?

Il n’y a pas de courant de gauche dans les grands syndicats et la CGT (petit syndicat aux positions radicales, d’inspiration libertaire, NDLR) est marginale. Il n’y a donc rien eu d’autre malheureusement que des déclarations des responsables en faveur du mouvement (ils ne pouvaient pas faire autrement). Il n’y a pas eu de communiqués de solidarité de la part de comités d’entreprises, d’entreprises en grève. Donc : mouvement tout à fait nouveau, sans lien avec les mobilisations existantes. (La CGT a émis plusieurs communiqué de soutien, ainsi que le syndicat CCOO de Catalogne. Dans les Asturies, les occupations se sont élargies des deux principales villes de la région, Oviedo et Gijon, aux petites villes du bassin minier, aux fortes traditions de luttes ouvrières, NDLR).

Quel est l’impact des révolutions arabes ? On note une certaine ressemblance dans les formes d’action…

Il y a certainement un écho des révolutions arabes du point de vue de l’occupation de l’espace public et des moyens de communication. Le courage des manifestants est aussi quelque chose qui a impressionné. Mais attention : un camarade m’a parlé de « place Tahrir à Barcelone ». Il ne faut pas exagérer : il n’y a aucune comparaison du point de vue de la dureté de la lutte !

Comment agissez-vous en tant que militants anticapitalistes ?

Nous sommes présents dans les rassemblements, depuis le début. Auparavant, nous étions déjà présents dans « Jovenes sin futuro ». Par contre, nous étions totalement extérieurs à « Democracia real ya », comme tous les courants politiques d’ailleurs. Nous avons participé ensuite à la rédaction du Manifeste. Nous avons de très bons rapports avec le courant autonome non-sectaire, qui est très présent dans le mouvement. D’une façon générale, il faut être très prudent et réservé, notamment par rapport à l’auto-affirmation : drapeaux, autocollants, etc.

Mots-clés : Espagne Europe

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