Tiré du site de la revue Contretemps.
Rare exception à la règle, en 1989, Alain Bihr publiait Entre bourgeoisie et prolétariat. L’encadrement capitaliste, ouvrage dans lequel il défendait la thèse que « la structure de classe des formations sociales capitalistes met aux prises non pas deux mais trois classes fondamentales ». Un cadre théorique marxiste hétérodoxe qui fera l’objet d’une discussion plus approfondie lors de deux journées d’étude, les 6 et 7 avril 2023, à l’Université de Lille.
Dans cet entretien avec Antonio Delfini, réalisé le 11 mars 2022, Alain Bihr revient sur sa trajectoire intellectuelle, marquée notamment par la figure d’Henri Lefebvre, et sur les raisons qui l’ont conduit à s’intéresser aux classes moyennes. Il éclaire le contexte dans lequel est née sa théorisation de « l’encadrement capitaliste », ses incidences politiques et les potentielles prolongations de ses travaux[1].
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Antonio Delfini (AD) : Depuis le début des années 2000, vous êtes l’auteur de plusieurs livres d’intervention et de théorie marxiste. Ces dernières années, vous avez fait publier de nombreux livres, notamment une somme en plusieurs volumes sur le « premier âge du capitalisme ». Mais nous vous rencontrons aujourd’hui au sujet d’un livre écrit il y a près de quarante ans et qui correspond à une étape antérieure dans votre trajectoire intellectuelle : Entre bourgeoisie et prolétariat. L’encadrement capitaliste, paru chez L’Harmattan en 1989. Sans entrer directement dans le propos, pouvez-vous d’abord nous expliquer les raisons biographiques qui vous ont amené à traiter du rôle des « classes moyennes » ?
Alain Bihr (AB) : On peut identifier deux raisons : l’une personnelle et l’autre plus politique. Je suis moi-même un transfert de classe. La dédicace du bouquin ne vous a sans doute pas échappé. Je le dédie « À mes parents, et à mon enfance ouvrière, qui m’ont enseigné, avant même que j’en comprenne les raisons, la distance qui sépare la condition prolétarienne de celle de membre de l’encadrement ». Né en 1950, je fais partie de ces quelques éléments de la première génération d’enfants issus de la classe ouvrière qui peuvent accéder au lycée et aux études supérieures moyennant la « démocratisation » de l’enseignement. Évidemment, à ce moment-là, j’ai conscience de changer de monde. J’ai cette conscience sous la forme d’une perte, c’est-à-dire que je m’éloigne de mes parents : mon père a fait différents métiers dans le bâtiment et il a fini sa carrière professionnelle comme ouvrier plâtrier à Bâle. Ma mère avait fait une formation d’ouvrière de la soie, métier qu’elle a rapidement arrêté pour la domesticité et je ne l’ai connue que comme femme de ménage dans des familles aisées. Mais surtout, je perds tous mes copains. À 14-15 ans, tous mes amis d’enfance sont au travail et moi pas : je continue des études. Ça ne m’empêche pas de les fréquenter mais je vois bien que ce n’est plus la même chose. J’ai vécu le franchissement de la barrière de classe.
Mais ce livre s’inscrit également dans une trajectoire personnelle marquée dès mes débuts par deux éléments : mai 68 et ma rencontre avec un professeur de philosophie au lycée qui a eu une influence décisive sur mon évolution intellectuelle. Il me branche tout de suite sur la tradition marxiste allemande : Ernst Bloch, Georg Lukàcs, l’école de Francfort… et Henri Lefebvre. Il me dit : « en France tu oublies tout : le marxisme c’est de la merde, sauf Henri Lefebvre ». Il pratiquait un marxisme hétérodoxe puisqu’il était en même temps très ouvert sur l’anarchisme. Il m’a mis entre les mains simultanément le « Que sais-je ? » sur Le marxisme d’Henri Lefebvre et la Révolution inconnue de Voline dans l’édition originale de 1946. Donc ça a été mes deux biberons, je dirais [rires]. Après la Terminale, je me mets donc à lire Lefebvre intensément avec un ami dont il risque d’être encore question, Jean-Marie Heinrich, qui avait eu le même prof de philo. Après le bac, je fais des études de philo à l’Université de Strasbourg et je consacre mon mémoire de maîtrise à la critique marxiste, au dépassement de la philosophie à partir de l’ouvrage d’Henri Lefebvre qui s’appelle Métaphilosophie[2]. Dès lors qu’on part du constat que la philosophie est un genre qui ne peut plus se pratiquer dans le monde qui est le nôtre, qu’il est épuisé ou qu’il ne peut que se répéter stérilement ou se confiner à l’histoire de la philosophie – ce que j’avais compris en faisant des études de philo qui consistaient essentiellement à faire de l’histoire de la philosophie –, alors qu’est-ce qu’on fait de cet héritage ? Car héritage il y a, donc on est tenu, en notre qualité d’héritier, de gérer cela. Et là, Henri Lefebvre avait su montrer comment il y a chez Marx, le jeune Marx, une nouvelle problématique possible : celle du dépassement de la philosophie qui soit aussi sa réalisation, tâche que le jeune Marx assigne à la révolution prolétarienne.
AD : Henri Lefebvre a donc eu une influence importante sur le type de travail de sciences humaines et sociales que vous réalisez.
AB : Absolument. À un niveau personnel, avec Jean-Marie, on le rencontre pour la première fois en 1975 à l’occasion d’une de ses conférences à Strasbourg. On a rapidement sympathisé et nous sommes restés très proches de lui : on est allés lui rendre visite plusieurs fois rue Rambuteau, à Paris, et dans sa maison natale de Navarrenx, dans le Béarn, jusqu’en 1979. À cette époque, il avait fait la connaissance de Catherine Régulier, personne charmante au demeurant, mais dans le sillage de Catherine il y a toute une série de gens liés au PCF ; et le PCF, ce n’était pas vraiment notre tasse de thé avec Jean-Marie… Donc on a continué à le fréquenter mais de manière moins assidue. Lefebvre avait quitté le PCF à la fin des années 1950. Il avait été suspendu – ce qui, selon lui, n’existait même pas dans les statuts du parti – et c’est lui qui l’a quitté en 1958. Mais ça restait comme un amour brisé avec lequel il a en partie renoué à cette époque.
Au niveau intellectuel, son influence sur mes travaux a été très importante. Mes recherches ont eu, dès le départ, cette caractéristique, comme celles de Lefebvre, d’être inclassables. En philo on me disait : « Ce n’est pas de la philosophie ». En socio, on me disait : « Ce n’est pas de la sociologie ». Mais je m’en foutais parce que je n’avais aucune ambition de carrière universitaire dans un premier temps. Je sais que ce que je fais n’est pas de la sociologie, je n’ai jamais prétendu faire de la sociologie. Le deuxième article que j’écris et qui est publié en 1977 dans L’homme et la société s’appelle « Essai sur le concept de théorie sociale ». J’y définis très exactement le type d’effort intellectuel qui est le mien : pratiquer la théorie sociale. Et je montre quel est le rapport critique qu’elle entretient à toutes les sciences sociales, dont la sociologie. Je me reconnais encore absolument dans cette approche. Donc si j’avais à me définir je le ferai en termes lefebvriens : je suis dans une trajectoire métaphilosophique. C’est quand même la philo qui est mon terrain de formation au départ, seulement je suis dans une entreprise de dépassement de la philosophie qui cherche à intégrer tous les apports des sciences sociales.
AD : Le livre sur la classe d’encadrement est précédé d’un premier ouvrage, écrit avec Jean-Marie Heinrich, qui s’intitule La néo-social-démocratie ou le capitalisme autogéré[3]. Ces deux ouvrages semblent s’inscrire dans un même élan de recherche. Pouvez-vous expliquez ce qui les relie ?
AB : Lorsque nous écrivons La Néo-social-démocratie… à la fin des années 1970, le contexte est le suivant : dix ans après la vague de mai 68, on se rend compte d’un reflux. Tous les espoirs révolutionnaires, qui étaient aussi les nôtres, sont enterrés. Entre-temps, on a connu l’entrée dans une crise structurelle du capitalisme, et on voit bien que ce n’est pas simplement une petite dépression : ça dure, les plans de relance échouent, le chômage monte, il y a un deuxième choc pétrolier, etc. On voit bien que le contexte est en train de changer. Dans ce reflux du mouvement contestataire, on voit apparaitre deux phénomènes : tout d’abord, les « nouveaux philosophes ». C’est une affaire purement médiatique mais on se pose la question de ce que cela signifie. Que signifie l’audience de ces gens-là qui sont des histrions ? À l’époque, j’écris, dans NON ! (une revue éditée par le CERES, l’aile gauche du PS de l’époque), un article incendiaire sur André Glucksmann intitulé « Le goulag Circus » pour montrer que vraiment toute cette mode est un cirque, ça ne tient pas debout un seul instant. On se pose alors la question : comment se fait-il que ces gens-là aient de l’écho auprès d’anciens soixante-huitards ? Comment et pourquoi passe-t-on du culte de Mao-Zedong à celui de Soljenitsyne ? On voit un grand nombre de revirements autour de nous, on sent bien que ce n’est pas seulement des individus isolés, c’est un phénomène qui prend au niveau national (et même international). L’avènement des nouveaux philosophes est donc une première source d’interrogation. La deuxième, c’est la mutation de cette gauche révolutionnaire et autogestionnaire dans laquelle on se reconnaissait en tant qu’anarchisants – Jean-Marie et moi sommes passés par le PSU à la fin des années 1960 – en deuxième gauche ralliée à la social-démocratie. On se demande comment ce phénomène de recomposition d’une partie de la gauche est possible et comment il s’articule avec la crise générale dans laquelle le capitalisme rentre à ce moment-là. C’est ça qui va nous amener à identifier ce qu’on commence à envisager comme un sujet socio-politique possible et qu’on appelle encore à l’époque la « nouvelle petite-bourgeoisie ». Mais ce terme-là me dérange tout de suite, j’y reviendrai.
AD : Quelle est votre intention quand vous entamez l’écriture de votre ouvrage sur l’encadrement ?
AB : Avec Jean-Marie Heinrich, après la publication de La Néo-social-démocratie…, on enchaîne sur le projet de se livrer à une critique des critiques contemporaines du marxisme. Ce projet devait comprendre un chapitre sur les personnes et groupes qui développaient ces critiques, et ceux qui les recevaient. Le « qui » en question, c’est à nouveau cette « nouvelle petite bourgeoisie ». Le projet de bouquin n’aboutira finalement pas, mais c’est moi qui étais chargé du chapitre qui devait travailler ça. Le bouquin sur la classe d’encadrement procède donc de l’autonomisation de ce chapitre. Or plus je travaille là-dessus, plus j’identifie cet objet comme étant une classe sociale spécifique, pur produit des rapports capitalistes de production et de leur reproduction.
C’est aussi à cette époque qu’émerge la thématique des « nouveaux mouvements sociaux » érigés par Alain Touraine – un auteur qui m’est toujours littéralement tombé des mains – et son école en acteurs de premier plan de la « société post-industrielle », destinés à supplanter un mouvement ouvrier dépérissant. Encore une fois, la question se posait de savoir qui était, d’un point de vue sociologique, ces nouveaux acteurs sociaux. Les rares analyses de leur composition sociologique – je pense en particulier aux enquêtes menées par Dominique Mehl – convergeaient pour signaler la prédominance numérique et l’hégémonie politique en leur sein de ce qu’on nommait alors les « nouvelles couches moyennes » ou « couches moyennes salariées ». Un vaste ensemble aux contours flous englobant employés, techniciens, ingénieurs, cadres administratifs moyens ou supérieurs, enseignants, que le développement du capitalisme occidental avait gonflé au cours de sa phase fordiste sans être capable de lui assurer – notamment en France – un rôle politique en rapport avec son poids social grandissant. Mais je ne pouvais me satisfaire de cette approche sociologique purement descriptive et relativement conjoncturelle ; d’autant plus qu’elle servait – chez les tourainiens par exemple – de prétexte pour brouiller voire dissoudre les traditionnels rapports et luttes de classes.
L’objet de ce livre était donc d’apporter la démonstration que, sur la base des rapports capitalistes de production et de leur procès global de reproduction, ce ne sont pas deux mais trois classes fondamentales qui se trouvent engendrées par ces rapports et la division sociale du travail qui en résulte : entre la bourgeoisie et le prolétariat émerge une troisième classe, l’encadrement capitaliste, aussi distincte des deux dernières que celles-ci le sont entre elles, composée de l’ensemble des agents subalternes de la reproduction du capital, des agents dominés de la domination du capital. Cette démonstration conduisait nécessairement à conférer à cette troisième classe une autonomie au sein de la lutte des classes et à s’interroger sur son rôle dans l’histoire sociale et politique du capitalisme. Ce dernier constat ne pouvait que trouver écho en France après la victoire aux élections présidentielles du Parti socialiste. La thèse que nous défendions alors, c’est que cette force qui venait d’arriver au pouvoir avait pour base sociale une bonne partie de la classe d’encadrement.
AD : On comprend bien le caractère subversif d’une telle thèse pour la gauche social-démocrate non – voire anti – marxiste de l’époque, incarnée politiquement par le Parti socialiste. Mais la mise en évidence de cette troisième classe est également lourde de conséquences pour la théorie marxienne elle-même…
AB : Tout à fait. Car à l’époque le marxisme était à peine moins court sur le sujet, soit en ne reconnaissant à ces couches aucune appartenance de classe propre – ce qui revenait à compromettre le concept même de classe ; soit à en faire – comme Baudelot, Establet et Malemort d’un côté et Poulantzas de l’autre – une fraction de la petite-bourgeoisie, au prix d’entorses évidentes aux principes marxistes de l’analyse des rapports de classe. Il fallait donc reprendre à zéro l’analyse de ces couches sociales pour constater que leur émergence et leur développement ne s’accordent pas avec la thèse marxienne d’une bipolarisation progressive de la structure de classes par laminage des anciennes classes moyennes qu’étaient la paysannerie et la petite-bourgeoisie.
De ce point de vue, le terme de « petite bourgeoisie » proposé par les autres auteurs marxistes sur la question m’a directement posé problème parce que ce qu’ils identifiaient sous ce concept-là, c’est une formation propre au capitalisme et non pas la simple survivance, au sein du capitalisme, d’une formation préexistante. La petite-bourgeoisie existe comme telle déjà sous l’Antiquité et pendant le Moyen Âge, ça accompagne toute la transition du féodalisme au capitalisme. Elle est en partie détruite par le devenir du capitalisme en même temps que constamment reproduite par lui. Ce n’est pas à proprement parler quelque chose de spécifiquement capitaliste. Alors qu’il me semble que ce dont on parle, l’encadrement capitaliste, est une formation spécifique du capitalisme, c’est un pur produit du capitalisme. C’est ça l’argument central de mon désaccord avec des gens comme Poulantzas, qui parlait de « nouvelle petite bourgeoisie », ou Jean-Pierre Garnier, qui parle de « petite-bourgeoisie intellectuelle » : il s’agit de ne pas utiliser un concept qui identifie et permet d’analyser quelque chose qui existait avant le capitalisme et quelque chose qui est un pur produit des rapports capitalistes de production et de leurs reproduction. Mais c’est quand même une thèse qui reste complètement hérétique, encore inaudible d’un point de vue marxiste, alors que tout mon effort a constitué justement à fournir une base marxiste à cette thèse.
AD : Au-delà de la construction théorique du concept, vous en faites également, dans d’autres textes, une utilisation à des fins d’analyse politique.
AB : Qu’il s’agisse de mon bouquin sur la crise du mouvement ouvrier[4], de celui sur le Front national[5], de toute une série d’articles dont un gros écrit en 2008 pour le quarantième anniversaire de mai 68, paru sur le site A l’encontre[6], où je fais une analyse de la transformation des rapports de classes y compris dans leurs dimensions politiques et idéologiques, à chaque fois je donne toute sa place à la classe d’encadrement. Mon dernier écrit à ce sujet paraît (encore sur le site A l’encontre[7]) au moment de la victoire de Macron. J’ai essayé de montrer comment la montée en force de l’encadrement, d’un côté, et l’affaiblissement du prolétariat, de l’autre, ont complètement déstabilisé les forces de gauche, dans un contexte de transnationalisation qui, par ailleurs, déstabilisait aussi les forces de droite. Ce qui fait que l’hégémonie bourgeoise n’est jamais parvenue, depuis le début des années 1980, à reconstituer une formule cohérente et consistante, ce qui s’est traduit par un phénomène d’alternance constante entre forces de droite et forces de gauche. Et Macron, peut-être, enfin, allait permettre la stabilisation. J’essayais de montrer, et là-dessus, je suis d’accord avec Gérard Duménil et Dominique Lévy, que ce nouveau bloc hégémonique reposerait sur une alliance privilégiée entre des éléments – je dis des éléments en terme neutres parce que je ne sais pas s’il faut les analyser en terme de couches ou de fractions –, alliance donc entre des éléments transnationalisés du capital et des éléments supérieurs de l’encadrement, tant publics que privés. En gros, l’idée que je défendais dans le bouquin sur l’encadrement – à savoir que l’histoire sociale et politique française avait été caractérisée jusqu’alors par une division de l’encadrement entre une fraction publique et une fraction privée – cette division, à mon avis, s’est pour partie estompée et s’y est substituée une division entre ses couches supérieures et inférieures, avec des tensions à l’intérieur des couches moyennes. Les politiques néolibérales ont permis la promotion des couches supérieures, ont sérieusement fragilisé, en les menaçant de prolétarisation, les couches inférieures de l’encadrement, et ont mis sous tension, de ce fait, les couches moyennes, prises entre l’un et l’autre des deux tropismes.
AD : À l’époque, le livre ne rencontrera pas son public. Pourquoi, selon vous ?
AB : Ce qui fait que le bouquin fait un flop – et un flop avant même d’être paru, puisque je finis de l’écrire en 1983 et qu’il ne paraît à l’Harmattan qu’en 1989, faute d’avoir trouvé un autre éditeur – résulte en partie du contexte très particulier des années 1980. D’une part, en France, c’est la gauche qui est au pouvoir et une gauche qui est en train de décevoir tout le monde. Quand j’envoie le manuscrit à La Découverte, on me dit – j’ai gardé la lettre de réponse de François Gèze – que jamais ils ne publieront un ouvrage pareil parce qu’il est désespérant pour la gauche… C’est quand même assez sidérant de voir un éditeur de gauche faire une réponse pareille, non ? On ne regarde même pas la valeur intrinsèque du texte… Et le deuxième élément, c’est qu’on est en plein discrédit du marxisme. Vous n’avez pas connu cette période mais se dire marxiste en France dans les années 1980, c’était à coup sûr se faire traiter en paria. Et ça va durer encore jusqu’à la fin des années 1990. Lorsqu’on entame avec Roland Pfefferkorn, un ami et collègue, un travail sur les inégalités au début des années 1990, on nous dévisage comme si nous étions des gauchistes attardés alors qu’il suffisait de regarder autour de soi pour voir à quel point c’était devenu évident que nous étions dans une phase d’aggravation des inégalités. C’était devenu inconcevable de seulement s’intéresser à des thèmes pareils. Donc je pense que le bouquin ne pouvait pas paraître à un plus mauvais moment que celui-là. Et donc il va passer inaperçu. Ça a été une grosse surprise de constater, de manière récente, que plusieurs travaux, dont les vôtres et un autre bouquin[8], s’appuient sur la conceptualisation de l’encadrement. Il y a comme ça des cheminements souterrains.
AD : Pour avoir utilisé le concept de classe d’encadrement dans le cadre de ma thèse, j’ai fait l’objet de remarques quant à ses délimitations, son poids jugé trop imposant dans la structure sociale et les écarts internes en terme de conditions matérielles d’existence. Que répondez-vous à ceux qui critiquent le caractère trop englobant de cette classe ?
AB : À ma connaissance, toutes les objections contre le concept de classe d’encadrement – je me rappelle les avoir listés – valent contre le concept de classe en général mais pas spécifiquement contre le concept de classe d’encadrement. C’est le cas notamment de l’argument de la diversité de groupes sociaux rassemblés derrière ce concept. Au sein de la bourgeoisie, quel rapport entre le petit patron qui a quatre, cinq ouvriers et qui trime presque autant qu’eux et le gars qui est à la tête d’une entreprise transnationale ? De même, il y a une aristocratie ouvrière qui n’a rien à voir avec les couches du lazaretto, comme disait Marx, du sous-prolétariat. Parce que le sous-prolétariat, c’est quand même une partie du prolétariat ! J’ai eu l’occasion de connaître des ouvriers hautement qualifiés qui faisaient trois fois mon salaire de professeur d’université, mais c’était quand même des ouvriers ! Ces situations existent mais ne remettent pas en cause le concept de classe sociale. C’est là qu’on voit combien l’analyse en terme de classe sociale est tributaire d’un paradigme théorique fondé sur le concept de rapports sociaux alors que ces objections sont fondés sur un paradigme de type individualiste, qui prend pour sujet central l’individu et ses relations sociales. Raisonner au niveau des classes, c’est se situer à un niveau totalement différent.
AD : Notre position de chercheurs plutôt rodés aux méthodes qualitatives (par entretiens et observations) nous incite tout de même à être attentifs aux différences – voire aux conflits – entre fractions de cette classe d’encadrement. Qu’auriez-vous en tête en termes de programme de recherche pour avancer dans cette direction ?
AB : En écrivant ce bouquin sur l’encadrement, je pensais avoir établi quelque chose de solide mais qui devait être un point de départ. Je ne considérais pas avoir tout dit, et de loin, sur la classe de l’encadrement. C’était une manière de dire qu’il faudrait tenir compte de ça, partir de là. S’il fallait prolonger ce travail dans le sens que vous dessinez, l’une des ambitions pourrait être de regarder les transformations des différentes fractions internes de cette classe sous le poids de ses déterminations générales.
Dans Entre le prolétariat et la bourgeoisie…, je distinguais trois intérêts généraux de la classe d’encadrement : la modernisation, c’est-à-dire le devenir-capitaliste du monde, la rationalisation et la démocratisation. La classe d’encadrement est par définition porteuse de la rationalité, ses fonctions d’encadrement sont des fonctions de rationalisation au sens wéberien du terme – rationalité instrumentale aussi bien que rationalité éthico-politique. Et évidemment, les figures que cette rationalisation va prendre sont extrêmement différenciées selon les couches ou même plus exactement les catégories à l’intérieur de la classe. Ça ne prendra nécessairement pas la même forme chez un enseignant et chez un ingénieur, un technicien, un travailleur social. Ou chez un bureaucrate syndicalo-politique -– et je dis ça sans aucune connotation négative. Dans tous les cas, on va pouvoir montrer en quoi leurs pratiques professionnelles et leurs conceptions du monde relèvent de cette catégorie. Je ne l’ai jamais fait mais si j’avais à faire ce type de travail, c’est comme ça que je procèderais : essayer de montrer comment se déclinent les déterminations générales et en même temps, comment ces déterminations se construisent et se transforment historiquement.
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Illustration : « Jaune, rouge, bleu », Vassily Kandinsky, 1925
Notes
[1] Un grand remerciement à Matthieu Adam pour avoir saisi l’opportunité de se rendre à Strasbourg, pour les moyens techniques et la participation perspicace à la conduite de cet entretien.
[2] Métaphilosophie, Paris, Editions de Minuit, 1965. Le livre a été réédité par Syllepse en 2000 avec une préface de Georges Labica.
[3] La néo-social-démocratie ou le capitalisme autogéré, Paris, Le Sycomore, 1980. Le livre a été réédité en ligne avec une importante préface par le site « Les classiques des sciences sociales » de l’UQAC.
[4] Du Grand Soir à l’alternative. Le mouvement ouvrier européen en crise, Paris, éd. Ouvrières (éd. de l’Atelier), 1991.
[5] Le spectre de l’extrême droite. Les Français dans le miroir du Front national, Paris, Éditions de l’Atelier, 1998.
[6] « Mai-juin 1968 en France : l’épicentre d’une crise d’hégémonie ». Seule la première partie en est encore accessible.
[7] « Le moment Macron », 4 juillet 2017.
[8] Celui de Bruno Astarian et Robert Ferro, Le ménage à trois de la lutte des classes. Classe moyenne salariée, prolétariat et capital, Paris, L’Asymétrie, 2019.
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