Le samedi 3 septembre 2011, le président Sebastian Piñera et le nouveau ministre de l’Education, Felipe Bulnes, ont reçu des représentants des étudiants, des écoliers du secondaire et des enseignants. L’objectif du gouvernement – qui leur fit parvenir, le lundi 5 septembre, un calendrier pour des négociations devant s’étaler sur trois semaines – visait à canaliser le mouvement et à susciter des divisions. De plus, le gouvernement pouvait « revendiquer » sa capacité à prendre contact avec un mouvement social qu’il avait, longtemps, voulu ignorer, en misant sur sa « fatigue ».
Certes, la durée de la mobilisation étudiante a fait, logiquement, apparaître des différences d’appréciation sur sa dynamique et sa possible issue. Toutefois, les dirigeants étudiants ont fait clairement savoir que toutes les propositions faites le 3 septembre seraient soumises à la décision des assemblées qui représentent effectivement leurs « bases ».
Ainsi, en date du 8 septembre, la Confech (Confédération des étudiants du Chili) énonçait des conditions pour poursuivre des négociations. Elles sont, pour résumer, au nombre de quatre :
1° Repousser la date fixée par le ministère pour le renouvellement des bourses et crédits ; l’instrument du chantage économique sur les étudiants est un des instruments utilisés par le pouvoir.
2° Suspendre le processus de mise au point des lois concernant l’éducation, lois que le Parlement doit présenter à l’Exécutif.
3° Les discussions doivent être transparentes, ce qui implique qu’elles soient filmées, afin que les citoyens puissent prendre connaissance des positions respectives des divers « acteurs » de ce conflit.
4° La négociation doit porter sur la question centrale, celle d’une éducation publique, gratuite, de qualité, démocratique et sans profit.
Le 15 septembre, le ministre de l’Education, Felipe Bulnes, récuse deux conditions : non-report de la date du 7 octobre pour la clôture du semestre ; et refus de l’interruption de la procédure de mise au point d’une loi sur l’éducation. Quant à la publicité des négociations, il se limite à indiquer que le procès-verbal des discussions sera mis à disposition du public. Le 15 septembre, le vice-président de la Confech, Francisco Figueroa, annonce le rejet des propositions du ministre et indique qu’une mobilisation nationale est prévue pour le jeudi 22 septembre.
Le 17 septembre, le journal digital el-mostrador souligne qu’une enquête d’opinion révèle que « 56% des Chiliens pensent que les étudiants doivent maintenir la grève jusqu’à ce qu’ils aient obtenu de la part du gouvernement une réponse satisfaisante à leurs revendications, ce qui indique que les mobilisations continuent à disposer d’un fort appui dans l’opinion publique ».
Le 19 septembre, le président Sébastian Piñera annonce à la télévision nationale que 70’000 étudiants du secondaire ont perdu leur année pour avoir paralysé les cours depuis 4 mois. Un coup de force. Le 21 septembre, le ministre de l’Education indique qu’il est prêt à repousser la date du « Plan sauvons l’année scolaire », afin de diminuer le nombre d’étudiants qui risqueraient de devoir répéter l’année scolaire.
Ce jeudi 22 septembre 2011, la mobilisation étudiante – selon les déclarations d’une de ses figures emblématiques, Camila Vallejo (Confech) – a réuni quelque 180’000 participants et a emprunté la grande avenue Alameda de Santiago. Giorgio Jackson, élu président de la Fédération des étudiants de l’Université catholique du Chili (FEUC), a déclaré : « La mobilisation a dépassé toutes les attentes.
C’est l’unité dont nous avons besoin. C’est une majorité au Chili qui veut une éducation publique de qualité. » Jaime Gajardo, président du Collège de professeurs, a souligné l’importance de la mobilisation et sa capacité de riposte face au refus du gouvernement. Un gouvernement dont le président, ce même 22 septembre 2011, affirmait devant l’Assemblée générale de l’ONU à New York « que l’éducation était la mère de toutes les batailles » !
Dans la continuité de leur politique de répression sélective, les « carabineros » n’ont pas manqué, d’une part, d’organiser des provocations et, d’autre part, de réprimer brutalement des jeunes manifestants.
En conclusion : ceux qui avaient enterré, dès le 3 septembre, ce mouvement étudiant extraordinaire, au sens premier du terme, se doivent de manifester quelques précautions dans leurs jugements.
En même temps, comme l’indique le texte de l’historien, Sergio Grez Toso – publié ci-dessous –, la perspective d’une Assemblée constituante et de la place des mouvements sociaux dans la mise en place d’une telle instance se profile à l’horizon. Un objectif fort important. Néanmoins, il exige une maturation politique et un changement encore accentué des rapports de forces sociaux et politiques dans la société. Il se profile, certes, mais encore de manière limitée. L’objectif est difficile à atteindre.
Toutefois, il trace une perspective, ce que de nombreux mouvements sociaux dans le monde ne disposent pas. Après des mois de mobilisation étudiante et de mise en relief d’objectifs qui ont un fort écho dans la société chilienne, il ne fait pas de doute que la scène politique et sociale du pays a subi une mutation significative. Ce mouvement étudiant mérite des actions de solidarité, venant de leurs congénères, à l’échelle internationale. (Rédaction)
L’année 2011 restera inscrite dans l’histoire du Chili comme celle du réveil des mouvements sociaux après plus de deux décennies de léthargie due à la combinaison de l’action « naturelle » du modèle économique néolibéral, du souvenir du régime de terreur de la dictature, des obstacles et des entraves légaux et institutionnels à l’expression des revendications sociales, de la dictature médiatique imposée par une poignée de groupes économiques et de pouvoir, sans compter le contrôle et la cooptation que les gouvernements de la Concertation [de 1990 à 2010, avec les présidents : P. Aylwin ; E. Frei Ruiz-Tagle ; R. Lagos ; M. Bachelet] et leurs partis [PS, PDC et PPD-Parti pour la démocratie] ont exercé sur ces mouvements durant une longue période,
Dans le courant de cette année 2011, les mouvements sociaux au Chili se sont succédés avec une rapidité, un aspect de masse et une persistance insolites. Dans une synthèse – trop brève et incomplète – il faudrait mentionner la protestation régionale de Magallanes [contre hausse du prix du gaz naturel dans la région la plus méridionale du pays], les mobilisations contre le mégaprojet de Hidroaysén [centrales hydroélectrique dans la Patagonie chilienne], les marches pour les droits à la diversité sexuelle, les grèves communales de Calama [pour la redistribution des profits liés à l’extraction du cuivre], la protestation de Arica, les grèves des travailleurs du cuivre (mines étatiques et privées), les grèves des employés de la magistrature sans oublier la lutte persistante des Mapuche pour la récupération de leurs terres et la reconquête de leur autonomie et de leur liberté.
Mais c’est sans doute le mouvement pour l’éducation publique, dont la colonne vertébrale et la principale composante sont les étudiants, qui a été le plus massif et celui ayant le plus de conséquences sociales, culturelles et politiques.
Peut-être le principal mérite de ce mouvement – outre celui de mettre très vigoureusement à l’ordre du jour politique la question de l’éducation – a-t-elle été de contribuer à la repolitisation de la société chilienne, favorisant la réactivation d’autres secteurs et remettant en question des certitudes, des valeurs, des normes, des institutions et des manières de faire les choses qui paraissaient avoir acquis des caractéristiques « naturelles » pour des millions de citoyens et citoyennes soumis à l’hégémonie idéologique du néolibéralisme.
Jusqu’à il y a quatre mois, seule une minorité de Chiliens mettait sérieusement en question le profit dans l’éducation et le rôle subsidiaire de l’Etat. Aujourd’hui ce sont des millions qui, aux côtés des étudiant·e·s, exigent une éducation étatique, gratuite, laïque, démocratique, égalitaire et de qualité.
Autre changement radical : jusqu’à récemment seuls quelques gauchistes impénitents, sans grand écho social, mettaient en avant des revendications telles que le plébiscite pour trancher des questions controversées très importantes pour les citoyens telles que la renationalisation du cuivre et une réforme fiscale pour financer la résolution des problèmes sociaux les plus pressants, ainsi que la convocation d’une Assemblée constituante pour que, pour la première fois dans l’histoire, les peuples chiliens puissent exercer leur souveraineté.
Or, aujourd’hui, ces thèmes sont incontournables. Même la « classe politique » qui a voulu monopoliser la représentation citoyenne pendant ces dernières décennies doit – tout à fait contre ses inclinations et ses intérêts – en tenir compte, soit pour les réfuter, soit pour simuler un accord pour mieux contenir les exigences exprimées par la société civile.
Comme l’ont souligné divers analystes, nous assistons à un effondrement de l’accord de « gouvernabilité » souscrit entre les partisans de la dictature et ses opposants modérés durant la deuxième moitié de la décennie de 1980, mais également à une crise de légitimité du modèle économique néolibéral ainsi que du système de démocratie restreinte – placée sous une tutelle de basse intensité – administré par les forces de la Concertation depuis 1990 . En même temps, la remise en question s’étend aux vieilles formes « délégationniste » de faire de la politique à travers des représentations institutionnelles coupées des bases sociales, hautement centralisées et hiérarchisées.
A la place de ce fonctionnement, des jeunes et d’autres acteurs sociaux construisent, depuis des années, des formes plus démocratiques et horizontales, comme les collectifs socio-politiques, les assemblées territoriales et locales et les coordinations sectorielles, régionales et nationales de collectifs et d’organisations sociales dont les politiques et les décisions sont prises collectivement et dans lesquels il n’est pas rare que les dirigeants et les porte-parole soient écartés par leurs bases si ces dernières l’estiment opportun.
Le système politique bipartisan, l’élitisme construit de la politique « professionnelle » et les abus de la « classe politique » ont engendré leurs propres fossoyeurs : une citoyenneté populaire et des classes moyennes de plus en plus investies. La crise du système est profonde, même si elle n’est pas « terminale ».
Que manque-t-il pour que la démocratie de basse intensité et le modèle néolibéral extrémiste chilien soient délogés de la scène historique ?
Il manque plusieurs éléments. Les plus importants et immédiats semblent être les suivants.
• En premier lieu, que les travailleurs en tant que tels (et pas seulement en tant qu’habitants, consommateurs, pères ou comme mandants) se mettent résolument à lutter pour leurs propres droits, avec les mêmes degrés d’autonomie, de radicalité et de sagacité politique dont a fait preuve, jusqu’à maintenant, le mouvement étudiant. Ce mouvement étudiant est et continuera à être l’élément décisif, comme l’est l’infanterie dans la guerre, considérée traditionnellement comme la « reine des batailles ».
• Ensuite, il est indispensable que les mouvements sociaux (et pas seulement le mouvement étudiant) soient capables d’élaborer leurs propres propositions politiques et de tisser des liens de solidarité entre eux pour former un front commun face à leurs adversaires. Ces mouvements doivent chercher leurs points d’accord pour construire des plateformes unitaires démocratiquement choisies.
• Enfin, il est également indispensable qu’ils se donnent leurs propres représentations dans la sphère politique. La profonde perte de prestige qui entoure le duopole de la « transition chilienne » (la Concertation et la Droite classique) offre une opportunité rarement vue dans l’histoire de ce pays pour que les mouvements sociaux s’auto-représentent politiquement et deviennent, pour la première fois, les acteurs principaux de la refondation des bases politiques dont la société a besoin pour éviter de glisser vers l’impasse d’éclatements sociaux n’ayant pas la capacité de construire des alternatives viables.
L’anomie politique est un mal qui guette souvent les mouvements sociaux si ceux-ci ne sont pas à même de s’orienter au-delà de leurs revendications sectorielles ou corporatiste, et cette anomie est également un danger qui guette la société chilienne.
L’horizon politique pour la refondation d’une deuxième République – qui laisse derrière elle la souveraineté fondée sur la délégation qui a régné durant deux cents ans afin de la remplacer par la souveraineté effective des peuples qui vivent dans cet Etat nation – passe par la convocation à une Assemblée constituante dans laquelle les représentants des mouvements sociaux seraient la force principale. Le plébiscite sur l’éducation peut être un évènement marquant sur ce chemin vers la souveraineté populaire.
(Traduction A l’Encontre ; cet article a été publié le 1er septembre 2011)