Faisant un usage massif et démesuré de gaz lacrymogènes, les forces policières ont rempli l’ordre du gouvernement d’interdire que les étudiants et les professeurs puissent marcher sur l’Alameda, la principale avenue de la capitale. Dans les autres villes du pays, comme Valparaiso et Concepción, les manifestations étudiantes ont été aussi violemment dispersées. Les médias ont relayé les chiffres inconsistants de la police qui parlent de 5000 manifestants, mais les multiples rassemblements, sans cesse dispersés, ont largement dépassé ce nombre.
Empêchée de manifester au centre-ville, la population est spontanément sortie dans les quartiers résidentiels, casserole au poing, pour marquer son rejet de la répression, en livrant un large appui aux revendications étudiantes. Le mot d’ordre de cazerolazo a été lancé via Twitter par Camila Vallejos, présidente de la Fédération étudiante de l’Université du Chili et principale porte-parole du mouvement. Le pouvoir des réseaux sociaux virtuels a fait le reste : entre 20 h 30 et 22 h 30, le tintamarre des casseroles et des sifflets s’est emparé des rues de Santiago et des villes principales. Étudiantes et étudiants émerveillés sont sortis de leur collège occupé, où ils passent la nuit depuis deux mois, pour recevoir l’appui enthousiaste du voisinage. À certains endroits, les citoyennes et citoyens se sont emparés des places et des principales artères.
Le cazerolazo est un moyen de résistance populaire bien connu des pays sud-américains. Le soulèvement argentin de 2001 et la lutte du gaz en Bolivie en 2004 en sont les derniers exemples. Au Chili, les derniers concerts populaires de batterie de cuisine remontent à la lutte contre la dictature. Un dégoût se propage aujourd’hui parmi le peuple chilien qui voit dans les personnalités bornées et idéologiques de la droite au gouvernement, un retour d’une gouvernance autoritaire.
Le mouvement étudiant à l’assaut d’un gouvernement impopulaire
Le gouvernement de droite du président Sebastian Piñera fait face à une grave crise politique. Après un changement ministériel et une nouvelle proposition de réformes en éducation, les étudiants ont poursuivi le chemin de la lutte. La journée de mobilisation coïncide avec la publication d’un sondage qui ne donne au président qu’un maigre 26 % d’appui (57 % de désapprobation). Il y a un an, le sauvetage miraculeux de 33 mineurs, relayé en direct de par le monde, avait propulsé Piñera à des sommets de popularité (57 %). Mais depuis le début de l’année, les maladresses médiatiques, le rejet d’une mégacentrale hydroélectrique en Patagonie et le mouvement étudiant ont fait chuter le gouvernement dans les sondages.
Le mouvement étudiant entre dans un troisième mois de mobilisation. Dû à son ampleur et l’immense appui actif obtenu dans la société chilienne, on parle désormais du « mouvement social pour l’éducation ». Ce vaste mouvement demande le retour d’un système d’éducation public fort, dans lequel l’État est garant d’une éducation gratuite et de qualité.
Le modèle actuel soumet l’éducation aux lois du marché et à la responsabilité individuelle. Ce système est vivement dénoncé pour ses inégalités. Les lycées et les universités privés se sont multipliés au cours des deux dernières décennies, entrainant une hausse des frais et une disparité immense entre les institutions. Un système qui permet des profits aux « opérateurs » éducatifs, et des dettes aux futurs diplômés. La dette universitaire atteint des montants affolants de plusieurs milliers de dollars dans un pays qui a des salaires quatre fois moins élevés que les pays de l’OCDE.
Le gouvernement promet des dollars pour faire taire les étudiants, mais le mouvement social pour l’éducation exige une réforme que le gouvernement se refuse obstinément à aborder : l’éducation comme droit social et bien commun. Héritier de la dictature comme tous les autres systèmes sociaux (retraite, santé, logement), le système d’éducation néolibéral ne pourra certainement pas se refonder sans une nouvelle Constitution, populaire et démocratique, appelée de leurs vœux par les mouvements sociaux chiliens. Demande trop exigeante ? Les manifestations de ce soir démontrent que les étudiants en grève, même au risque de perdre l’année scolaire, ont un appui massif dans la population.
Dans un quartier parmi tant d’autres…
Ce soir, ma cité résonne le clin-clan des casseroles et le tambourinage des signalisations. Nous descendons dans la rue, je tiens ma fille dans mes bras et ma compagne tape sur une casserole. Au coin de la rue, les voisins ont déjà allumé le feu qui rassemble les indigné-e-s : des femmes et des hommes de tout âge surveillent leurs enfants emmitouflés au regard intrigué. Les visages et les sourires de mon quartier, auparavant distants et anonymes, deviennent complices et allègres. La foule grossit, l’émotion monte.
À travers cette solidarité collective, un sentiment étrange, mais agréable nous assaille. Notre liberté s’impose sur l’oppression, la résistance triomphe de la répression, la dignité donne l’espoir en d’autres possibles. Nous ressentons brièvement cette liberté collective qui donne au peuple des ailes pour s’envoler.
Antoine Casgrain
Santiago, 4 août 2011