Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique latine

Entretien avec Sergio Grez
conduit par Ruben Andino Maldonado

Chili. A propos de la « Grève électorale constituante »

Selon l’historien et professeur auprès de l’Université du Chili, Sergio Grez Toso, l’alternative connue sous le nom de « Grève électorale constituante » jouit d’une bonne audience [voir à ce propos les articles publiés sur ce site en date du 4, du 18 et du 26 juin 2013]. Il pronostique une forte abstention des citoyennes et citoyens inscrits sur le registre électoral à l’occasion des élections du 17 novembre 2013. ET cela parce que les citoyens savent que rien de décisif ne se jouera à cette occasion. Les deux principales options présidentielles – la candidature de la social-démocrate Michelle Bachelet et celle d’Evelyn Matthei, qui fut ministre du Travail et de la sécurité sociale sous la présidence de Sebastian Pinera et se présente au nom de l’Union démocrate indépendante – représentent des configurations légèrement distinctes d’un même modèle économique et politique. Selon Sergio Grez : « Cette réalité se reflétera dans un fort taux d’abstention qui va être très supérieur à la dernière présidentielle, ce qui confirmera une tendance qui s’exprime de manière croissante depuis des années. »

Dans quel secteur le thème de la « Grève électorale constituante » a-t-il été le mieux reçu ?

Sergio Grez : Il est pris en charge par des groupes très différents, fondamentalement dans les mêmes secteurs sociaux et générationnels qui, avant l’instauration du vote volontaire et de l’inscription automatique, se réfugiaient dans l’abstention ou le vote nul. Avant ils étaient sanctionnés. Aujourd’hui, ils ont la possibilité de ne pas voter, marquant leur rejet avec une abstention active. La « Grève électorale constituante » – une réédition du mot d’ordre « je ne veux pas servir ce vote » de l’Assemblée de coordination des étudiants du secondaire (ACES) et d’autres initiatives similaires – se fonde sur la constatation qu’il n’est pas possible de dépasser le système actuel en participant aux élections et que, en définitive, voter signifie le légitimer sans possibilité réelle, je le répète, de le changer. Nous avons affaire à un quart de siècle d’expériences électorales alternatives sans aucun résultat tangible en ce sens.

Toutefois aujourd’hui, il y a des candidats et des candidates présidentiels pour tous les goûts

Sergio Grez : Il est probable que l’offre variée fera vaciller quelques abstentionnistes. Néanmoins, je crois que cela ne changera pas l’élément fondamental s’inscrivant dans l’inscription automatique et le vote volontaire. Le corps électoral compte 13,5 millions de personnes et, épuré, il atteint environ les 12 millions d’inscrits. Il est très probable que moins de 60 % iront voter.

En plus du rejet des candidats défenseurs du modèle, nous constatons le triste spectacle qu’ont offert les candidatures dites alternatives. Si l’on compare les programmes de Roxana Miranda [candidate du Parti de l’égalité], Marcel Claude [candidat du Parti humaniste] ou Alfredo Sfeir [candidat du Parti écologiste vert] on se rend compte qu’ils sont quasi un décalque l’un de l’autre. Le seul élément qui explique cette dispersion réside dans le personnalisme et les intérêts de chapelle. Beaucoup d’électeurs veulent aussi les punir étant donné leur manque de « générosité ».

Comment peut-on arriver par cette voie à une Constituante ?

Sergio Grez : L’Assemblée constituante est non viable dans l’actuel cadre constitutionnel. Lorsqu’on demande à Michelle Bachelet si elle impulsera une Constituante, elle répond de manière évasive qu’elle est partisane d’un changement dans le cadre institutionnel. Ce qu’elle dit en réalité revient à un non à l’Assemblée constituante. Il en va de même pour les candidats de la gauche qui soutiennent que par un simple acte de volonté présidentielle on peut convoquer une Assemblée constituante. Ils trompent et se trompent eux-mêmes parce qu’appeler à une Assemblée constituante implique de dépasser le cadre institutionnel au moyen d’une rupture démocratique. Pour arriver à cette rupture il est nécessaire de développer un pouvoir constituant citoyen et populaire qui aujourd’hui n’existe pas.

Pour arriver à une Assemblée constituante libre et souveraine, il faut renforcer une force constituante depuis les organisations sociales afin de rendre viable la rupture démocratique, comprise comme un dépassement du cadre institutionnel présent au moyen de la combinaison de la pression des mouvements sociaux autour de leurs demandes et de l’exigence d’une Constitution, cela accompagné par une délégitimation croissante du système politique par le biais de la grève électorale.

Tâche en rien facile si l’on considère la faiblesse des organisations populaires et citoyennes

Sergio Grez : Le modèle néolibéral tend à détruire le tissu social et à transformer les citoyens en consommateurs. Mais cette situation tend à changer depuis un certain temps. Aujourd’hui, nous avons des mouvements sociaux émergents allant au-delà du mouvement étudiant. Les plus importants depuis 2011 ont été les protestations régionales ou locales de Magallanes, Aysén, Calama, Arica, Dichato, Freirina et Tocopilla. Le mouvement Mapuche, de son côté, a maintenu une forte activité depuis la fin de la décennie 1990. Sont aussi entrés dans une activité revendicative les pêcheurs artisanaux contre la privatisation de la mer, les écologistes contre le méga-projet HidroAysén, les centrales thermo-électriques et en défense de l’eau. En outre, les salarié·e·s du secteur public, les travailleurs des grandes mines privées et étatiques du cuivre et les dockers ont développé des grèves et des mobilisations significatives. Je voudrais mettre en relief la grève des dockers du mois d’avril de cette année. Elle marque une rupture avec l’individualisme intériorisé qui caractérise ce modèle de domination. Cette grève nationale s’est réalisée principalement en solidarité avec les dockers de Mejillones, reprenant ainsi des éléments d’action solidaire qui caractérisaient le mouvement ouvrier jusqu’en 1973.

Bien qu’il y ait d’amples secteurs qui sont encore marqués par l’apathie, l’immobilisme, l’individualisme et le manque de conscience solidaire, le même modèle pousse des secteurs toujours plus nombreux à s’activer parce que leurs intérêts objectifs sont en contradiction avec un modèle qui leur a fait des promesses et qui n’y répond pas.

Ce modèle néolibéral est-il viable à long et terme ?

Sergio Grez : Le capitalisme n’est pas viable à long terme. Non seulement à cause de l’exploitation intenable de la main-d’œuvre dans des pays comme le nôtre, mais aussi par le saccage des ressources naturelles et par les attentats contre la nature et les équilibres écologistes. Dans le cas du Chili, le caractère productiviste et « extractiviste » [mines, bois, etc.] du modèle ne prend en compte que le profit, les gains faciles et la spéculation financière.

L’humanité est confrontée à la possibilité de désastres majeurs qui se profilent déjà au travers du changement climatique. La situation est bien plus dramatique que par le passé parce qu’est en jeu la survivance de l’ensemble de l’espèce dans un temps pas très éloigné.

Quelle est l’alternative ?

Sergio Grez : Avancer vers un modèle différent du capitalisme, parce que le néolibéralisme n’est rien d’autre qu’une des formes qu’a adoptée le capitalisme à un moment déterminé de son évolution. La base de ce modèle alternatif est constituée par une citoyenneté disposant d’un pouvoir réel, avant tout celui des citoyens et citoyennes des secteurs populaires, non seulement au Chili mais dans le monde. Il y a d’innombrables secteurs qui sont affectés par le système actuel et qui acquièrent la conscience de la gravité des problèmes, que ce soit parce qu’ils sont victimes de l’exploitation dans ses formes classiques ou parce que leur mode de vie est sérieusement dégradé. Je pense, par exemple, dans les peuples indigènes et dans d’autres communautés traditionnelles qui ont été entraînés par l’ouragan capitaliste qui vers un mode de production et un style de vie qui entrent en contradiction avec leurs intérêts fondamentaux.

Il y a une base sociale dans le monde suffisamment ample pour édifier des modèles alternatifs et il faudra faire appel à toutes les écoles et postulats critiques du capitalisme pour réunir les éléments qui nous serviront pour développer un projet alternatif de société.

Quel sera le fondement économique d’un modèle qui aurait ces caractéristiques ?

Sergio Grez : Il est absolument nécessaire de réorienter les forces productives dans un sens différent du productivisme à outrance qui n’ait pas comme boussole le profit ni la reproduction élargie du capital, sinon la satisfaction des besoins fondamentaux des êtres humains dans une perspective égalitaire. En écartant la production pour le luxe, pour la consommation ostentatoire et autres besoins non essentiels.
Il y a beaucoup de gens qui réfléchissent sur ces thèmes. Les gauches qui se reconnaissaient dans le marxisme pensaient que la clé pour le socialisme résidait dans le développement sans limites des forces productives. Aujourd’hui, il existe beaucoup plus de conscience que cette perspective est un boomerang qui se retourne contre les êtres humains parce que la nature comporte une limite dans son exploitation et son altération.

Quelles seraient les bases d’une Constitution démocratique ?

Sergio Grez : En plus des droits politiques, afin de mettre en place une démocratie authentique, la Constitution doit garantir les droits sociaux comme l’éducation, la santé, la sécurité sociale, la culture, les droits ayant trait au travail et à l’environnement. Une Constitution comme l’actuelle ne peut exister car son leitmotiv est la défense du modèle néolibéral réduisant l’Etat à un rôle essentiellement subsidiaire. La nouvelle « institutionnalité » doit garantir que la souveraineté populaire est placée au-dessus de tout. Il ne doit pas y avoir de pouvoir autonome tel un Tribunal constitutionnel qui se situe au-dessus de la souveraineté populaire. La Constitution doit établir que tous les corps représentatifs de l’Etat sont élus au suffrage universel et proportionnel et introduire des mécanismes de participation directe dans le système représentatif comme l’initiative populaire et le référendum, comme cela existe dans certains pays comme la Suisse.

Comment doit être abordée la question mapuche dans une nouvelle Constitution ?

Sergio Grez : Il faut rompre avec la fiction politique, historiographique et idéologique selon laquelle le Chili est une « nation unique et indivisible ». Dans le pays vivent ensemble des peuples distincts et il faut commencer par la reconnaissance de la pluralité nationale, ethnique et culturelle qui coexiste à l’intérieur des limites de la République. Une Constitution effectivement démocratique devrait déclarer que l’Etat chilien est pluriethnique, plurinational et pluriculturel, avec toutes les conséquences qui en découlent. Le peuple Mapuche, par exemple, non seulement exige des terres, mais il a besoin d’un territoire, ce qui a une connotation politique distincte. Un territoire implique des institutions spéciales et une autonomie politique. Jusqu’à maintenant, ce sont des thèmes tabous que nous ne pouvons continuer à éluder.

Comment éviter que les forces armées se considèrent aptes à intervenir chaque fois que les décisions de la souveraineté populaire ne lui agréent pas ?

Sergio Grez : Les forces armées appartiennent à l’Etat chilien et à ceux qui paient des impôts pour les maintenir. Elles ne peuvent pas s’ériger en pouvoir supérieur. Il faut les rééduquer dans le respect de la légalité et des droits humains. Il faut les démocratiser depuis la base. Le point de départ est la création d’écoles de formation uniques pour chaque branche. Rien ne justifie des écoles séparées pour les officiers et les sous-officiers. Seul le caractère de classe de la société chilienne sépare dès le début de la carrière militaire les jeunes qui vont arriver au grade de sous-officier de ceux qui sont destinés aux échelons les plus élevés de généraux et d’amiraux.

Les gouvernements de la transition n’ont jamais eu la moindre intention d’avancer dans le processus de démocratisation des forces armées. La seule chose obtenue après l’éclipse de l’ex-dictateur a été que les forces armées n’apparaissent pas aussi directement sur la scène politique, bien qu’il existe des signaux contradictoires, parce que, par exemple, la nomination du général Cheyre comme directeur du Service électoral fut un camouflet aux aspirations de démocratisation du pays.

Comment arriver à ce que les puissants respectent une Constitution de cette nature ?

Sergio Grez : Pour fonder une institution politique véritablement démocratique, il est nécessaire de développer un processus qui aboutisse à une Assemblée constituante, en reconnaissant aujourd’hui qu’il n’existe pas une force populaire et citoyenne pour forcer la dite « classe politique » à ouvrir un processus constituant démocratique. Avec l’actuel rapport de force, y compris le duopole qui gouverne ne pourrait imposer qu’une pseudo-Constituante qui de fait n’aurait pas plus de légitimité que le modèle actuel.

La tâche consiste à continuer de développer le processus de rupture démocratique, initié à une échelle massive par le mouvement étudiant à partir de 2011, afin que les citoyens et les citoyennes, à partir de leurs intérêts et de leurs motivations, mettent en rapport leurs revendications avec une nouvelle Constitution, qui devrait émerger depuis la société en tant qu’exigence prioritaire afin d’obliger l’élite politique dominante à accepter cette rupture et à convoquer une Assemblée constituante. Le reste dépendra des rapports de force. Nous savons que la politique est dynamique et que seule la persistance des luttes sociales peut garantir que les intérêts des secteurs populaires et de la majorité des citoyens soient pris en compte. (Traduction A l’Encontre)


Cet entretien a été publié dans le numéro 793 de la revue Punto Final, daté du 8-21 novembre 2013. Son contenu traduit l’ambiance du débat politique dans un secteur de la « gauche radicale » au Chili. Sergio Grez a lui-même insisté sur le recul très important que le coup d’Etat et ses suites ont imposé à « la vie sociale et politique » au Chili. (Réd. A l’Encontre)

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