L’extérieur nous rappelle à tout moment à quel point l’intérieur est un concept transitoire, une bulle prête à éclater en un rien de temps.
Je me demande… les maisons de Lytton étaient-elles bien climatisées ?
Je jalouse le confort des climatisés, mais au-delà, je jalouse la capacité d’oubli dont certains se satisfont. Je jalouse cette bulle donnant accès à un ailleurs si agréable qu’il fait oublier l’ici. Même au frais, je ne pourrais m’empêcher de ressentir une culpabilité dans cet éloignement de la réalité. D’une telle distance, on profite de l’illusion bien entretenue de toujours pouvoir trouver une alternative, une porte de sortie. « Les pipelines financeront la résolution de la crise environnementale » nous dit-on régulièrement ! Mais cette réalité qu’on fuit n’existe pas en dehors de nous. C’est l’air dans laquelle flottent ces bulles où nous nous réfugions. C’est l’étouffante réalité qui m’empêche de dormir. C’est le seul intérieur que nous ayons réellement, car c’est le seul qu’on habite réellement.
Pour le philosophe Hans-Georg Gadamer « ce qui […] distingue l’homme de tout autre vivant, c’est que son rapport au monde se caractérise par sa liberté à l’égard de l’environnement. » Cette liberté étant possible par notre accession au monde par le biais du langage, c’est-à-dire un univers symbolique sous notre pouvoir et distinct de la nature matérielle. La réalité objective du monde devient, par le langage, un fait secondaire, qui ne prend concrétude qu’à travers des médiations. Mais le monde physique existe toujours, qu’il entre en contact parmi nous par le langage ne change pas le fait qu’il nous informe constamment. « [Cette] liberté à l’égard de l’environnement est aussi liberté à l’égard des noms que nous donnons aux choses […] Adam reçu de Dieu le pouvoir souverain de donner des noms. » Mais encore fallait-il faire l’expérience objective, concrète, sensorielle de ces choses. Quelle réalité nous offre l’air climatisé ?
Le poids de ce que nous sommes
Mes études m’ont emmené à me concentrer sur l’apocalypse environnementale. L’apocalypse n’est pas la fin du monde comme je l’écrivais récemment, c’est plutôt un projet de dévoilement des causes et de nos responsabilités quant au déclin environnemental. La consommation matérielle de nos économies et de la circulation concertée de la matière et de l’énergie dont nous dépendons implique une série de processus s’apparentant au métabolisme des organismes vivants. Or, les configurations du métabolisme social diffèrent des organismes naturels de par leur origine sociale. Les humains peuvent réflexivement donner forme au métabolisme social. L’ours polaire ne peut consciemment reconfigurer son métabolisme pour manger moins et vivre plus longtemps. Nos sociétés ont ce privilège.
Étudier nos métabolismes sociaux est aussi une tragique manière de confronter l’ampleur de notre existence. Notre consommation est si massive, notre demande de croissance est si insatiable que nous avons désormais modifié la trajectoire de la Terre et de tout ce qui y vit. Nous lui avons imposé notre métabolisme, soit un métabolisme en constante rupture avec les limites écosystémiques et les cycles naturels. Cette rupture métabolique, pour reprendre le concept du sociologue marxien John Bellamy Foster, est une manifestation incontestable de la déconnexion de la nature qu’encouragent nos sociétés de croissance. Le monde décrit par notre accès au langage, celui qui promet la poursuite du développement durable et de la croissance infinie, ce monde s’écrit en parallèle de l’expérience réelle du monde.
Dérobé de la capacité de se nourrir, l’ours polaire, comme toute créature mise à mal par ces ruptures métaboliques, accomplira un jour une reconfiguration inattendue de son organisme. Il mourra. Nous aurons alors totalement réécrit la nature. Le GIEC est ainsi le dernier groupe en date à nous rappeler ce qui reste du monde réel. Mais nous avons encore la capacité de climatiser, de regarder l’apocalypse par la fenêtre comme un événement se déroulant à l’extérieur.
Si je pouvais climatiser ma chambre, est-ce que je serais capable de mieux dormir, moi aussi ?
À la chaleur qu’il fait, j’en oublie presque la période électorale...
Le droit chez Hegel
Dans Les principes de la philosophie du droit, le philosophe Hegel s’intéresse aux configurations concrètes des sociétés sous l’angle de la relation entre expérience subjective et objective du monde par les individus. Pour Hegel, le droit est ainsi l’objectivation de l’esprit d’une société, c’est-à-dire de la rencontre entre l’expérience individuelle et universelle du monde réel. Par le droit, les membres d’une société sont ainsi en mesure de mettre par écrit le sens de l’expérience humaine. Le droit est la somme des orientations particulières qui ont été désirées par la collectivité. Si à l’époque du philosophe, ces choix découlaient principalement de pouvoirs monarchique religieux incontestables, il n’en demeure pas moins que le droit se doit devait d’être désirable pour tous, faisant écho aux choses jugées désirables pour l’époque.
Les lecteurs de Hegel divergent quant aux possibilités de changement social sous-entendues dans l’ouvrage. Le philosophe suggérait effectivement, d’un côté, que la société allemande de l’époque était en voie d’atteindre le stade final des civilisations, ce qui encouragera nombre de lectures conservatrices de ses ouvrages. Or, d’un autre côté, il prenait également en compte que tout changement dans la volonté collective devrait éventuellement se manifester concrètement. Le concept de transformation sociale, n’étant jamais bien loin de ses écrits, inspirera nombre de révolutionnaires à travers les époques.
Ces discordances seront ultimement remises dans les mains du « tribunal de l’histoire ». Sans savoir à l’avance l’impact de nos décisions, jamais nous ne pourrons déterminer pleinement les choix réellement bons de manière universelle. Pris dans la particularité de nos moments présents, nous sommes limités par ce que nous connaissons individuellement. Ces savoirs conditionnent notre volonté et engagent nos actions en fonction de cette réalité, en fonction d’une raison toujours spécifique.
Le tribunal de l’histoire est ainsi le rappel que personne ne saurait se prétendre d’une raison universelle. La fin de l’histoire n’a pas de sens pour ceux qui vivent encore sur Terre. Nous sommes plutôt ceux et celles qui se battent continuellement pour transformer le cours des choses. Car la fin de l’histoire ne peut avoir de sens pour ceux qui la vivent, ceux qui désirent encore vivre. De la même manière, le droit n’est qu’une formalisation de ce désir. Encore une fois, nous reposons sur l’existence d’un futur.
Ce qu’il reste du droit
Mais justement, que reste-t-il du droit dans une société qui a abdiqué son avenir ? Quels sens prennent les orientations d’un système courant vers le gouffre ? Quelle valeur encore trouver dans ces institutions qui ne feront rien pour s’empêcher de s’effondrer ?
J’ai étudié notre métabolisme au point de savoir qu’il n’y a pas d’autre solution qu’une réduction massive de notre consommation, que nous serions obligés de changer radicalement nos manières de produire et de dépendre des chaînes d’échange internationales. Quel sens portent encore ces connaissances quand nos politiciens, bien au frais dans leur réalité détachée nos suggèrent encore la possibilité de continuer à nous en sortir à coup d’innovations technologiques et de croissance économique ?
Le futur que nos dirigeants tenteront de nous vendre en cette saison électorale n’existe plus depuis bien longtemps. Il répond bien plus de la logique capitaliste du profit avant tout que d’un savoir fondé dans la science. Cette dernière qui hurle à leur fenêtre depuis des décennies, sans succès. Non, notre trajectoire actuelle n’a pas pour destination finale la béatitude de l’utopie accomplie. Dans ce contexte, je ne peux que me sentir indifférent devant les mièvres tentatives de réforme qu’on nous offre présentement. Le droit qui nous dirige encore n’est plus qu’une façade voilant l’absence de futur qui demeure sa seule garantie. Notre droit est une unité d’air climatisé.
Mais j’ai chaud, je désire autre chose.
La dernière ligne droite
Combien de cycles électoraux comme celui-ci nous reste-t-il à endurer, vraiment ? Deux ? Trois ? Dans quelques années, nos catastrophes déjà épuisantes seront totales, envahissantes. L’ordre social tel qu’on le connait déclinera. Le droit ne tiendra plus. Ces prédictions m’intéressent peu, mais ont le mérite d’inspirer. L’avenir pour lequel je travaille est vide de sens. Mon désir est-il de simplement me trouver un emploi pour les quelques années d’équilibre (relatif) qu’il nous reste ? Une telle option est coupée de tout avenir ! Mais justement, je n’ai pas d’avenir, pas dans cette société suicidée. Cette dernière n’a plus de sens pour moi et ce que j’ai à lui offrir n’aura bientôt plus aucune valeur.
Alors tirons de cette réalité la force d’agir.
Nous devons refuser le désespoir qui nous contraindrait à l’immobilisme et à l’effacement. C’est aussi en refusant d’accepter indifféremment le statu quo que nous trouverons une réponse au suicide sociétal. Pour ce faire, nous reprendrons l’outil à mainte fois éprouvé de la grève étudiante. Les étudiants ont toujours su tirer avantage du fait de n’avoir rien à perdre, ce qui nous fournit un incroyable effet de levier. Nous n’avons définitivement plus rien à perdre. Au nom de notre avenir, il faut maintenant se battre.
Dans la chaleur de la canicule, sous les pluies diluviennes, entouré de la maladie, citoyens de l’apocalypse, à la rue.
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