Édition du 17 décembre 2024

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Libre-échange

Ce petit milieu d’avocats d’affaires qui gagne des millions grâce aux traités de libre-échange

Notre plongée dans la guerre économique sans merci que les multinationales livrent aux Etats continue. Ce 3ème épisode vous emmène de Bruxelles à New York, en passant par Toronto (Canada), à la découverte du discret et très restreint milieu des avocats d’affaires qui arbitrent les conflits financiers entre grandes entreprises et Etats. Plusieurs de ces « arbitres » sont critiqués pour leur manque d’impartialité et leurs décisions très souvent favorables aux investisseurs privés, infligeant des amendes de plusieurs milliards de dollars à des Etats au budget limité. Les entreprises leur facturent leurs prestations plusieurs millions d’euros...

Tiré du site de Basta Mag.

Voir aussi :

Néo-libéralisme - Plongez dans la guerre invisible que les multinationales livrent aux États ;

Quand les Etats, même démocratiques, doivent payer de gigantesques amendes aux actionnaires des multinationales ;

Quand des investisseurs spéculent sur les conflits commerciaux entre multinationales et Etats.

George Kahale III ne mâche pas ses mots. Son cabinet, Curtis, Mallet-Provost, Colt & Mosle, dont le siège est à New York, est le surprenant numéro un de l’un des classements annuels des premières firmes mondiales d’arbitrage, réalisé par le magazine American Lawyer. La firme est actuellement chargée de pas moins de 24 cas d’arbitrage – aussi bien des arbitrages liés à l’investissement que des arbitrages commerciaux traditionnels – portant sur des montants supérieurs à un milliard de dollars. Mais il y a une différence avec Gerard Meijer (voir l’épisode 1 : Plongez dans la guerre invisible que les multinationales livrent aux États) : cet avocat américain d’origine arabe et ses collègues ont pour principe de ne défendre que des États, qu’il s’agisse de républiques bananières ou non. Même le Venezuela.

Les deux cas pétroliers sont un exemple des dysfonctionnements du système, nous explique Kahale au cours d’un entretien. « Trop d’erreurs sont commises. Bien sûr, un juge amène toujours avec lui ses points de vue personnels dans son travail, mais, à cette échelle, cela devient un sérieux problème. Ce ne sont pas des affaires de quelques millions de dollars. Ce sont des affaires qui se chiffrent en milliards : un milliard, cinq milliards, voire davantage. Sur des sujets d’importance cruciale pour des pays dont le PIB est souvent modeste. Toute erreur a des conséquences incalculables. »

« La proximité des arbitres avec les milieux d’affaires est évidente »

Les erreurs sont presque impossibles à corriger. « On ne peut pas faire appel. » Dans certains cas, il est possible d’adresser par la suite une demande d’annulation à un juge dans le pays où a eu lieu l’arbitrage, mais ce juge ne pourra se pencher que sur l’équité de la procédure. Et pour les affaires portées devant le Centre international de règlement des différends liés à l’investissement (Cirdi), ce n’est même pas possible. Les verdicts ne peuvent être annulés que par un tribunal du Cirdi. Depuis 1987, cela n’est arrivé que quatre fois, de manière partielle. « Il n’y a presque pas de garde-fou, de sorte que les entreprises peuvent facilement se lancer dans des demandes absurdes. »

Il suffit de considérer les verdicts, souligne Kahale. « Dans le cas d’Exxon, le tribunal pense que ce que le Venezuela a fait [l’expropriation d’Exxon, ndlr] est parfaitement légal. Mais dans l’autre tribunal, qui juge le cas de Conoco, deux des trois juges ont une opinion différente. Donc quatre arbitres sur six pensent que le Venezuela avait raison. » Et pourtant le pays se verra infliger une amende de plusieurs milliards. « Comment est-ce possible ? Ce n’est pas un litige quelconque ! »

Pour Kahale, les opinions politiques des arbitres jouent un rôle très important. « D’un point de vue juridique, leurs décisions sont parfois intenables. Et pourtant, il y est fait référence dans d’autres affaires, de sorte qu’émergent de nouveaux principes juridiques. Ce n’est pas forcément anormal pour un champ juridique émergent. Mais d’où viennent en l’occurrence ces principes ? » Réponse : d’un petit groupe d’individus qui se connaissent et se choisissent les uns les autres, qui se rencontrent régulièrement dans d’autres affaires, parfois en tant qu’avocats, parfois en tant que juges. « Leur proximité avec les milieux d’affaires est évidente dans leurs décisions. À l’arrière-plan, il y a l’arbitrage commercial. Leur objectif n’est pas de créer des précédents juridiques, mais de permettre aux parties en présence de retourner à leurs affaires aussi vite que possible. »

« Une petite élite se taille la part du lion des procédures »

Les déclarations de Kahale sur le petit nombre d’individus qui dominent le monde de l’arbitrage sont confirmées par notre propre recherche. Dans 88% des 629 cas étudiés, nous avons été en mesure d’identifier les arbitres. « Lorsque je regarde la liste des noms, je vois les mêmes individus que j’avais interviewés durant mes recherches au cours des années 1990, explique le professeur Bryant Garth (lire l’épisode 2). Ce groupe s’est progressivement étendu mais il reste relativement restreint. Une petite élite se taille la part du lion des procédures. Les nouveaux venus s’adaptent lentement. »

Dans un rapport croustillant en date de 2013 sur les conflits d’intérêts potentiels des arbitres, des organisations critiques de l’ISDS (Investor-State Dispute Settlement, un système d’arbitrage privé pour régler les conflits entre multinationales et États, intégré dans tous les traités commerciaux), comme le Corporate Europe Observatory, parlent de « mafia ». Le plus drôle est que cette métaphore provient à l’origine du livre de Garth. Il y cite un arbitre anonyme qui déclare : « C’est une mafia, car les gens se cooptent mutuellement. Vous choisissez toujours vos amis, les gens que vous connaissez. » L’expression ne se réfère pas tant à leurs mauvaises intentions qu’à la petitesse de leur milieu.

C’est ce qui frappe également dans les conférences auxquelles participent les arbitres, qui exercent aussi comme avocats, et qui se connaissent très bien les uns les autres. « C’est merveilleux, déclarait ainsi un avocat américain, partenaire chez White & Case, lors d’une de ces conférences. Partout je vois des avocats, des clients, des contradicteurs. Tant d’amis réunis ! » Un autre aspect remarquable de ces événements est la manière apolitique, presque technique, dont les gens parlent de l’arbitrage. Que des pays se retrouvent confrontés à des difficultés à cause de l’arbitrage, eh bien… ils ont bien signé, non ? Les règles sont les règles.

« Les gens ne savent pas de quoi ils parlent »

Au septième étage d’un immeuble de bureaux sans charme de Bruxelles – juste au-dessus du cabinet Dechert, qui appartient aux échelons supérieurs de la hiérarchie globale de l’arbitrage – siège une firme qui figure au sommet de tous les classements mondiaux. Elle s’appelle Hanotiau & Van den Berg, et a été fondée par deux arbitres, un Belge et un Néerlandais. Ils appartiennent tous deux au « top 15 » des arbitres les plus puissants au monde. À eux deux, ils siègent dans 9% des panels d’arbitrage consacrés à l’ISDS dont nous avons pu identifier les membres. Pour éviter les conflits d’intérêts, ils n’exercent plus comme avocats, si ce n’est dans quelques cas exceptionnels. Bernard Hanotiau a accepté de répondre à nos questions. « Mais seulement brièvement, car je suis extrêmement occupé. »

Hanotiau, assis à une grande table brillante, écourte la discussion. Il juge visiblement stupide toute critique de l’ISDS. « Les gens ne savent pas de quoi ils parlent. Ils pensent que l’on ne devrait pas être arbitre si l’on n’a pas été nommé comme juge par un État. Mais ce serait absurde. Pensez-vous qu’un juge nommé par son propre État puisse faire preuve d’indépendance dans le cadre d’une procédure dirigée contre cet État ? Non, bien sûr que non. »

En outre, les cas sont trop complexes. « Les arbitres ont souvent un parcours universitaire impressionnant et ils sont très spécialisés, beaucoup plus que des juges ordinaires. Nous avons affaire aux projets les plus importants au monde. Je suis président d’un tribunal appelé à juger un cas relatif au canal de Panama. Il y a une quantité énorme de dossiers, de documents et de témoins. J’ai quarante années d’expérience en tant que professeur de droit international. Sans ce savoir, ce serait impossible. »

« Je dors parfaitement bien. Nous faisons un bon travail. »

Les deux parties peuvent choisir un arbitre, mais cela ne signifie pas que Hanotiau puisse représenter la partie qui l’a choisi – l’investisseur en général. « Non, non, non, non ! Nous appliquons une éthique très rigide. Nous sommes totalement indépendants. De ce point de vue, c’est plus rigoureux qu’un tribunal public. Si je ne respectais pas les règles, je serais mis au ban de la communauté. » Pour Hanotiau, il n’y a rien d’étrange à ce qu’un petit nombre d’arbitres domine les arbitrages au niveau mondial. C’est simplement qu’ils sont les meilleurs. « Cela requiert beaucoup de savoir-faire. Si vous cherchez des spécialistes du cancer du poumon en Belgique, vous vous retrouverez aussi avec un tout petit nombre d’individus. Nous sommes des spécialistes. »

Il assure n’avoir aucune motivation morale. « Je me vois purement comme un arbitre. Je fais seulement mon travail. Je suis un juge, mais je n’ai pas été nommé par l’État. Je suis complètement indépendant. » N’a-t-il jamais d’états d’âme lorsqu’il distribue des amendes considérables à des pays ? Comme le Kazakhstan, auquel il a imposé une amende de 165 millions de dollars. Cela trouble-t-il son sommeil ? « Je dors parfaitement bien. Nous faisons un bon travail. Nous le faisons collectivement à trois : trois juges de trois pays différents, tous très expérimentés. Pourquoi ne dormirais-je pas bien ? Ce n’est jamais agréable d’être condamné. Mais ces pays se sont engagés par leur signature. Ils doivent respecter leurs obligations. »

Une sorte d’assurance tout risque pour les investisseurs

Selon Gus van Harten, la situation est tout de même un petit peu plus compliquée. Van Harten est professeur en droit de l’investissement à la Faculté de droit Osgoode de Toronto (Canada), et ses recherches portent sur la substance des décisions arbitrales : le fond plutôt que la procédure. Il souligne que si le principe de suivre les règles de manière indépendante est difficilement contestable, les règles sont en réalité extraordinairement vagues, et laissent beaucoup d’espace pour des interprétations personnelles.« Mes recherches approfondies sur des centaines de décisions montrent clairement que les arbitres n’optent généralement pas pour des interprétations restrictives. Dans les trois quarts des cas, ils interprètent les règles de manière “expansive”, c’est-à-dire d’une manière qui fait appel à d’autres cas d’arbitrage. » En un mot : ils disent suivre les règles, mais ils sont certainement influencés par leurs opinions politiques.

Par exemple, un des principes importants est l’interdiction des expropriations sans compensation. Ce qui semble suffisamment clair. Mais au fil du temps, il a été décidé que ce principe s’appliquait aussi aux « expropriations indirectes », et à tous les coûts qui résultent de l’introduction de nouvelles mesures ou de nouvelles politiques publiques par les États. Un autre point de contentieux est le droit à un traitement équitable et égal. « Ce principe est devenu célèbre, explique Van Harten. Par le passé, il se référait à l’application d’un standard minimal. Mais, entre-temps, les arbitres en ont étendu la portée jusqu’à ce qu’il ne soit plus reconnaissable. Aujourd’hui, il signifie aussi que les « attentes légitimes » des investisseurs étrangers doivent être respectées. Ce qui peut signifier tout et n’importe quoi. » Au final, selon Van Harten, « dans certains cas les arbitres ont transformé les traités en une sorte d’assurance tout risque pour les investisseurs ».

L’arbitre préféré des investisseurs

Dans ce domaine, un arbitre se distingue en particulier, raconte Van Harten dans son nouveau livre sur les traités d’investissement, Sold Down the Yangtze (« Vendu le long du Yangtze ») [1]. Cet arbitre, Yves Fortier, est Canadien. Il figure régulièrement dans des cas cruciaux d’arbitrage où les règles sont « étendues ». Par exemple dans un cas contre l’Argentine en 2002, dans le cadre duquel il fut jugé qu’un investisseur pouvait initier deux procédures parallèles devant deux juridictions différentes. « Cela a ouvert la porte à une explosion des cas d’ISDS. » Il était aussi impliqué dans une célèbre amende imposée à la Russie. Les anciens actionnaires de Youkos attaquaient la Russie – qui avait démantelé la firme – afin de récupérer leur argent. Mais bien que la Cour européenne des droits de l’homme ait évoqué un montant de 2,5 milliards de dollars, le trio d’arbitres a fini par trancher pour la somme vertigineuse de 50 milliards de dollars, la plus importante amende de tous les temps.

Yves Fortier est un ancien avocat disposant de vastes réseaux. Il a siégé au Conseil de sécurité des Nations unies pour le compte du gouvernement conservateur canadien. Il est membre du Conseil privé, un club de conseillers personnels de la reine Élisabeth II. Et il a été, en outre, administrateur de plusieurs multinationales, comme la compagnie minière Rio Tinto. Fortier occupe la seconde place ex æquo de notre liste des principaux arbitres mondiaux. Il n’y a aucun hasard à ce qu’il soit l’un des arbitres préférés des investisseurs, et que ConocoPhillips l’ait choisi pour sa plainte contre le Venezuela.

Une facture de 2,3 millions de dollars

Il gagne très bien sa vie. Pour le cas Youkos, il a envoyé une facture de 2,3 millions de dollars. Van Harten s’empresse de souligner que cela n’engage en rien son intégrité personnelle. « Mais c’est le même montant que gagne un juge de la Haute Cour canadienne en sept ans. Est-ce que cela donne l’impression d’une juridiction indépendante, sans compromission ? »

Fortier était prêt à nous parler, pourvu qu’il puisse approuver les citations. Mais lorsque, après quelques questions introductives, nous avons prudemment exposé devant lui les critiques adressées à l’ISDS par certains pays, il a coupé court à la conversation. Il nous a conseillé de nous documenter sur l’ISDS – conseil qu’il nous a réitéré par courrier électronique. Il se déclarait prêt à parler à des gens suffisamment familiers avec la question, ce qui n’était apparemment pas notre cas. « J’ai détecté que vous n’étiez pas suffisamment familiarisés avec le sujet », nous a-t-il écrit. Nous ne sommes donc même pas autorisés à utiliser les quelques phrases dont nous avions pu prendre note.

Notes

[1] Gus Van Harten, Sold Down the Yangtze : Canada’s Lopsided Investment Deal with China, Lorimer Books, 2015.

Adriana Homolova

Journaliste pour Basta Mag.

Eva Schram

Journaliste à Basta mag.

Frank Mulder

Journaliste chez Basta mag.

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