Le 25 octobre 2001, le Patriot Act américain justifiait la mise en place de mesures d’exception par « l’état de guerre » et les exigences de la « guerre contre le terrorisme ». Depuis cette date, les attentats ont connu une progression vertigineuse et la guerre a couté la vie à des centaines de milliers de personnes (de 1,2 à 2 millions). Qui dira que ce sont deux millions de terroristes ?
En fait, dès l’instant où l’on en accepte les termes, cette « guerre » s’avère par définition une guerre sans fin, dont les victimes sont des innocents et où la seule défaite possible est celle de la liberté et de la solidarité. Une telle « guerre » ne se gagne pas. La barbarie n’a certes pas besoin de la guerre pour s’exprimer. La sottise et la folie ont en général assez de prétextes pour justifier l’injustifiable. Mais la guerre leur offre inéluctablement un champ d’expansion infini. Dès lors, il n’est plus de protection fiable, quelle que soit l’ampleur des moyens déployés. Quand la guerre n’est plus celle des États, quand on ne distingue plus l’intérieur de l’extérieur, l’ennemi réel et le belligérant potentiel, la voie est ouverte pour toutes les peurs, pour tous les fantasmes de clôture, partant pour tous les fanatismes, dans tous les camps.
À rebours de toutes les théories dites « réalistes » des relations internationales, contre les tentations du « choc des civilisations », mieux vaut se dire que le plus raisonnable n’est pas de chercher à gagner cette prétendue « guerre », mais de tout faire pour s’en sortir.
Dans un livre récent (1), où je fais la critique conjointe de « l’état de guerre », de la « guerre des civilisations et de l’obsession identitaire, j’ai essayé d’énoncer « dix thèses contre la peur ». Je me permets d’en redire ici l’essentiel.
1. Le substrat de « l’état de guerre » est le face-à-face de la peur des nantis et du ressentiment des déshérités. Son ressort est l’inégale distribution des avoirs, des savoirs et des pouvoirs. Y remédier est la condition première d’une désescalade de la violence.
2. Réduire l’inégalité suppose un changement des finalités assignées à la « communauté internationale ». Contrairement à ce que réclament depuis longtemps des ONG et des organismes internationaux, la croissance des indicateurs marchands prime toujours sur un développement des capacités humaines économe en ressources. Or le plus raisonnable serait de subordonner le premier terme à la réalisation du second. À cet effet, les organismes financiers et bancaires devraient, dans toute architecture institutionnelle, occuper désormais une place seconde. Leurs missions et leurs structures devraient être réorientées en conséquence.
3. Dans l’accélération de la spirale inégalitaire depuis plus de trente ans, la dérégulation et la privatisation de tout l’espace social sont des facteurs déterminants, au nom de l’impératif de propriété. Il serait utile que cette tendance soit contredite. L’affirmation des droits primerait sur les impératifs de la concurrence. L’impératif de l’usage partagé l’emporterait sur celui de la propriété. L’appropriation sociale vaudrait mieux que l’appropriation privée. Le service public serait l’instrument par excellence de l’exercice des missions publiques.
4. Soumise jusqu’à ce jour aux contraintes de la régulation concurrentielle et de la norme administrative, la régulation par les droits individuels et collectifs pourrait devenir prépondérante. Le déploiement d’un droit commun planétaire est en ce sens le grand œuvre des prochaines décennies. En matière de droits de l’homme et d’écologie, il conviendrait qu’il s’impose très vite comme étant de nature supérieure à toutes les conventions de portée territoriale plus réduite.
Le droit international actuel est par nature ambigu et contradictoire. Il reste le jouet des forces dominantes. Lui tourner le dos, parce qu’il est faible et imparfait, reviendrait à l’abandonner à ceux qui en usent et mésusent. Au contraire, stimuler un mouvement capable de disputer le terrain international du droit aux forces qui le malmènent est un objectif fondamental.
5. Le jeu des puissances (sanctionné par le fonctionnement actuel du Conseil de sécurité et de ses membres permanents), l’intervention constante des « lobbies » et la gouvernance sont les pivots de la régulation politique à toutes les échelles de territoire. Ce sont les responsables principaux du désordre du monde. Il convient de leur substituer une autre logique, dans une restructuration d’envergure de tout le dispositif onusien. L’effacement de l’organisation depuis un quart de siècle ôte toute légitimité à l’action internationale, surtout quand il s’agit d’user de la force pour assurer la protection des populations ou pour combattre des foyers de destructions. Restaurer la capacité de représentation de l’ONU est une ambition fondamentale ; sa revalorisation et sa refonte se penseront et se conduiront ensemble. Inclure la participation élargie des ONG et des mouvements sociaux pérennes à toutes les instances internationales, y compris économiques, est une attente. Revaloriser les instances de représentation des populations, dans un esprit de subsidiarité et non de hiérarchie des institutions, est une médiation.
Pour que les transformations démocratiques soient compatibles à toutes les échelles de territoire, quatre chantiers pourraient y être suivis en même temps : la réduction du champ de décision des exécutifs ; l’amélioration sensible de la représentation des populations, y compris étrangères ; la déprofessionnalisation de l’activité politique ; l’essor d’une démocratie d’implication, directe et/ou participative. Concrètement, ces pistes peuvent se décliner du local au planétaire.
6. La forme globale de l’organisation des pouvoirs (fédérative ou centralisatrice) est seconde par rapport à l’essentiel : l’implication directe des peuples. Les mécanismes délétères de la « gouvernance » doivent partout céder la place au principe de la souveraineté populaire. C’est cette dimension « populaire » qui est décisive, pas sa détermination territoriale, locale, nationale ou supranationale. Le plus important est alors que cette « souveraineté populaire » ne puisse à aucun moment s’extérioriser et devenir force étrangère en se cristallisant sur un individu, un groupe d’individus ou une institution. La multiplication des mécanismes citoyens de délibération, de contrôle et d’évaluation aura pour rôle de s’en assurer.
7. La « communauté internationale » n’est aujourd’hui rien d’autre que le jeu combiné des logiques économiques libérales et des rapports de puissance. À l’échelon supranational, il n’existe pas de peuple politique constitué. Des forces existent pourtant qui pourraient peser dans le sens d’une réorientation radicale des finalités et des méthodes de l’action planétaire. Des États cherchent à s’émanciper des règles drastiques édictées par les grands organismes financiers et les multinationales. Dans chaque pays, des associations et mouvements divers essaient d’esquisser une logique du commun contre les normes dominantes de la propriété et du pouvoir. Des ONG et des organismes internationaux attachés aux normes de sobriété et de développement humain se confrontent aux structures attachées aux logiques concurrentielles et à la gouvernance. Enfin, malgré ses difficultés, l’altermondialisme reste un lieu de concertation et d’élaboration pour penser des alternatives globales.
Le problème est que ces quatre pivots possibles d’une relance ne parviennent pas encore à se coordonner. S’il est une urgence, elle n’est pas de savoir laquelle de ces composantes alternatives doit jouer un rôle organisateur, mais comment permettre que convergent sciemment les efforts des uns et des autres pour faire mouvement. Ce serait l’honneur d’une politique refondée que de rendre possible cette convergence, contre tous les « réalismes » qui poussent à la guerre.
8. La figure moderne du peuple n’est pas celle de l’unique, mais celle du commun. Le peuple n’est ni la simple juxtaposition des individus, ni celle des communautés particulières qui les rassemblent. Les individus se regroupent par proximité, par intérêt, par conviction ou par affinité. Les associations qu’ils forment permettent leur sociabilité et rendent possible leur identification. Mais ces associations, volontaires ou héritées, conjoncturelles ou inscrites dans une continuité historique, n’ont aucune raison de se penser comme des communautés, dont la définition intangible pousse inéluctablement vers la limite, la frontière ou le mur. La nation ne devrait pas échapper à cette relativisation.
9. La norme du commun n’est pas celle de l’universel abstrait. Dans le processus de leur autodéfinition, les êtres humains englobent ce qui les rapproche et ce qui les différencie des autres. L’identification et l’universalisation sont, à parts égales, les conditions de constitution des personnes. Mais, dès l’instant où les processus se figent, débouchent sur la délimitation d’essences séparées, produisent de l’identité ou de l’universel, ils tendent à faire de la différence un absolu et de l’universalité un dogme doublement aliénant – pour celui qui l’impose et pour celui qui y est assujetti. Le cosmopolitisme est pour l’instant entre les mains de « l’hyper-classe » privilégiée qui est au cœur de la gouvernance. Il n’y a aucune raison pour lui en laisser l’exclusivité. Sur ce plan, l’utopie n’est pas une impasse, mais exerce une fonction d’aiguillon. Seul le réalisme est irréaliste...
10. Construire les bases humaines de la mondialité est désormais notre horizon stratégique. Respecter les formes territoriales plus restreintes de l’association des individus est un impératif. Considérer que leur développement passe avant toute autre considération, y compris celle du destin commun de l’humanité, est une régression. Tout esprit national conséquent doit intégrer cette évidence : les êtres humains décideront ensemble de la survie, de l’asphyxie ou de l’apocalypse.
Telles sont, en gros, les conditions qui devraient être réunies pour nous sortir d’un engrenage de conflits qui, si nous n’y prenons pas garde, nous conduirait au pire. Il n’y a pas de fatalité à cela. À nous de l’éviter. À « nous » ? Plutôt à « nous tous », dans la mise en commun de nos destins, pas dans leur coupure.
(1) Roger Martelli, L’identité, c’est la guerre, Les Liens qui Libèrent, 2016