Selon le gouvernement, la nouvelle loi était appelée à « moderniser » la Loi sur la santé et la sécurité du travail, adoptée il y a une quarantaine d’années. Or, elle affaiblit au contraire sérieusement les droits que l’ancienne loi accordait en matière de réparation [1].
Quant aux droits en prévention des maladies et des accidents de travail, droits qui n’ont jamais été appliqués à plus d’une minorité restreinte des travailleuses et des travailleurs, ils ne sont pas encore entièrement connus, puisque le ministre du Travail, face à la contestation, a remis la détermination de plusieurs éléments clefs au conseil d’administration de la CNÉSST (Commission des normes, de l’équité, et de la santé et de la sécurité du travail). Cette instance paritaire (syndicats-patronat) aura trois ans pour adopter des règlements, faute de quoi le ministre devra le faire lui-même.
Dans l’intervalle, la minorité de travailleurs et de travailleuses qui jouissaient déjà de droits en prévention les conserveront pendant un maximum de quatre ans. C’est du moins le cas en ce qui concerne le temps de libération de leurs représentant.e.s en prévention.
Mais ces derniers et dernières perdront ultimement une grande partie du pouvoir – déjà très limité - que l’ancienne loi leur conférait : la participation (paritaire) à l’adoption du programme de santé spécifique à l’établissement et du programme de prévention, la participation (paritaire) au choix du médecin responsable, le contrôle (paritaire) sur le contenu des programmes de formation des travailleurs et des travailleuses. Si l’ancienne loi accordait à ces travailleurs et travailleuses un droit de proposition et de véto sur ces questions, tout cela devient la prérogative de l’employeur.e seul.e.
Quant aux autres travailleuses et travailleurs, elles et ils jouiront pendant l’intervalle, à partir du 6 avril, de droits en prévention encore plus réduits, puisque le temps de libération de leurs représentant.e.s ne sera que le quart de ce qui avait été prévu par la loi de 1979. En d’autres, mots, la base à partir de laquelle commenceront les négociations au sein de l’exécutif de la CNÉSST sera déjà très réduite par rapport à ce que l’ancienne loi prescrivait.
Certain.e.s spéculent, d’ailleurs, qu’il y eu une entente entre les centrales et le ministre pour remettre l’adoption des règlements au CA de la CNÉEST, qui aurait trois ans pour les adopter. Cela pourrait expliquer l’arrêt soudain des délibérations sur le projet de loi à la commission parlementaire. Mais si une telle entente a eu lieu, elle n’a pas clairement fixé les le temps de libération dans les secteurs jusque-là sans droits en prévention. Si c’est le cas, c’était une grave erreur.
Et notons aussi que l’exercice de leurs droits par les non syndiqué.e.s demeurera toujours aussi difficile, puisque le ministre du Travail a refusé la quasi-totalité des amendements qui visaient spécifiquement la protection et l’exercice des droits des travailleuses et travailleurs non-syndiqué.e.s, la majorité de la classe ouvrière québécoise.
Ce résultat place le mouvement syndical dans une situation pour le moins délicate : ayant unanimement rejeté le projet de loi, tel qu’amendé, il va maintenant participer au sein de l’exécutif de la CNÉSST à l’élaboration des modalités de son application. La justification de cette contradiction est évidemment que l’issue serait pire sans la participation syndicale – la composition paritaire du conseil exécutif de la CNÉSST donne au mouvement syndical un certain pouvoir de véto, cela au moins jusqu’à ce que le ministre tranche. Et on peut facilement deviner de quel côté il se pencherait.
Cet argument – à savoir que le résultat serait pire sans la participation syndicale - a sans doute du poids. Mais cet arrangement confère le même droit de véto au patronat. Et la faiblesse criante des droits temporaires que le ministre a accordés aux travailleuses et travailleurs des secteurs économiques jusqu’ici non couverts envoie un message clair au patronat : il ne faut rien céder, parce que le gouvernement est de leur côté.
Pendant quatre décennies, le régime paritaire du CA de la CSST, devenu CNÉSST, a servi de justification commode à une succession de gouvernements de leur refus d’accorder à la grande majorité des travailleuses et des travailleurs les droits en prévention prévus par la loi. Le résultat est que le Québec a, et continuera sans doute à avoir, à moins un revirement sérieux du rapport de force entre les classes, le plus faible régime en droits de prévention de toute l’Amérique du Nord. [2]
On peut légitimement demander si le caractère « partenarial » du conseil d’administration de la CNÉSST n’a pas contribué à distraire le mouvement syndical de l’essentiel – la construction d’un rapport de force qui permettrait aux travailleuses et aux travailleurs d’obtenir les droits en prévention qu’elles et ils méritent. Le gouvernement de la CAQ aurait-il osé présenter un projet de loi à ce point pro-patronal, et ensuite faire si peu de concessions, s’il avait craint la réaction syndicale ?
Pour bâtir le rapport de force nécessaire, il faut d’abord rehausser la signification de la prévention dans la vie syndicale, y compris directement dans les lieux de travail. Il y a évidemment des exceptions, notamment dans les secteurs de l’industrie lourde, mais la prévention n’a pas joué tout le rôle qu’elle mérite, et surtout pas dans son sens plus large qui concerne la qualité de vie au travail.
Les raisons principales sont assez claires. Les dernières trois-quatre décennies ont été une période d’offensive patronale et de démobilisation relative de la base ouvrière. Cela a été accompagnée d’une bureaucratisation croissante du leadership syndical, qui a embrassé le « partenariat social », une orientation idéologique qui, en dernière analyse, nie l’antagonisme fondamental qui oppose les intérêts des travailleuses et des travailleurs à ceux du patronat.
Dans ces conditions, les questions salariales et de l’emploi ont eu tendance à prendre la toute la place dans les négociations. Si la prévention y figurait, c’était la première chose à laisser tomber. Dans le milieu syndical aujourd’hui, l’enjeu de la prévention est largement perçu comme n’étant pas « sexy ». Quand on demande à des travailleuses et des travailleurs s’il y a au travail un comité de santé-sécurité, la réponse est souvent : « Oui, mais on ne le voit vraiment pas ». La santé-sécurité au travail, selon l’ancienne présidente d’un syndicat local, qui avoue n’y avoir jamais prêté beaucoup d’importance, est comme l’assurance : « On s’en souvient quand on a besoin » - notamment pour la réparation des lésions déjà subies.
Et pourtant, l’enjeu de la santé et sécurité est potentiellement un outil puissant pour activer la base ouvrière et renforcer son engagement syndical. Il cultive chez les travailleuses et les travailleurs un sens de leur dignité humaine, le sens qu’on n’est pas des esclaves salarié.e.s, que même au travail on reste des citoyennes et des citoyens libres. Ce sens de dignité humaine est à la base de toutes les luttes populaires importantes.
C’est aussi une arme potentielle contre la dégradation du travail, que l’on observe partout, même dans des milieux aussi privilégiés que les universités. [3] Jusqu’à quand allons-nous tolérer que les gains de productivité se fassent au détriment du bien-être des travailleuses et des travailleurs ?
Le projet de loi a provoqué un certain réveil de la mobilisation syndicale sur les enjeux de la santé et la sécurité au travail. Ce réveil doit être soutenu et renforcé. Considérant l’incapacité de la CNÉEST à appliquer la loi pendant les quatre dernières décennies, les travailleuses et les travailleurs ne devraient pas attendre passivement les résultats des négociations au sein de son conseil d’administration, résultats qui sont d’ailleurs prévisibles.
Il faut donc refuser que les négociations se mènent à huis clos au sein de l’exécutif de la CNÉSST pour produire au mieux à un « consensus » à la baisse. La honteuse omerta qui existe au Conseil consultatif du travail et de la main-d’œuvre, autre organisme paritaire, est inacceptable pour un mouvement ouvrier digne de ce nom. Il faut exiger des représentant.e.s syndicales et syndicaux au CA de la CNÉEST une reddition de compte régulière et publique du cours des négociations sur les droits en prévention.
Il faut en plus séparer strictement dans ces négociations les enjeux de la prévention et de la réparation, le CA de la CNESST ayant reçu le pouvoir d’adopter des règlements quant aux critères pour qu’une maladie puisse être présumée professionnelle et admissible au régime d’indemnisation. Comme l’a insisté la regrettée professeure Katherine Lippel, séparer ces négociations, et négocier d’abord les droits en prévention, est « la seule manière d’éviter l’impression que les victimes des lésions professionnelles financeront l’amélioration du régime de prévention ». [4]
Face au droit de véto des représentant.e.s du patronat et devant l’appui que leur assure le gouvernement, le rôle primordial de ces négociations doit être d’alimenter et d’encourager la mobilisation des travailleuses et des travailleurs.
Cela seul permettrait d’espérer que les travailleuses et les travailleurs du Québec obtiennent enfin le droit de protéger leur santé et leur bien-être au travail, comme le mérite des citoyen.ne.s libres.
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