30 MARS 2020 | tiré de mediapart.fr
Rio de Janeiro (Brésil), de notre correspondant.– « Nous devons revenir à la normalité. […] De mon côté, grâce à mon passé d’athlète, si je venais à être contaminé, je n’aurais pas à m’inquiéter. Je ne sentirais rien d’autre qu’une petite grippe. » En un bref discours d’à peine cinq minutes, Jair Bolsonaro enterre les derniers espoirs de ceux, rares, qui osaient espérer une réaction rationnelle du président contre le coronavirus.
Ce n’est pas nouveau chez lui, depuis le début de la pandémie mondiale, le président minimise la menace. Début mars, le pays recense déjà ses premiers cas et la plupart des événements sont annulés. Mais le dimanche 15 mars marque un tournant : ce jour-là, Jair Bolsonaro est censé être en quarantaine après son voyage aux États-Unis. Dans la délégation de 64 personnes, 25 sont testées positives tandis que le président assure être négatif tout en refusant de montrer ses résultats.
Lorsqu’une manifestation organisée par ses soutiens les plus extrémistes passe devant le palais présidentiel, il ne résiste pas et prend un bon bain de foule. Malgré l’avalanche de réactions négatives, il parle d’une « hystérie » alimentée par les médias et sous-entend que le coronavirus est une conspiration pour mettre à mal l’économie de l’Occident… En pleine pandémie, ce mélange d’inconscience et de conspirationnisme divise jusque dans ses rangs. En sortant prématurément de sa quarantaine, Bolsonaro a réussi à s’isoler politiquement et à s’afficher comme l’un des chefs d’État les plus irresponsables du moment.
Depuis, les panelaços (casserolades) contre le président sont quotidiens dans les grandes villes. Il tente alors de se montrer plus responsable, mais la plupart des mesures restent au stade d’annonces et ses provocations sabotent systématiquement ses rares efforts. De son côté, son ministre de l’économie a du mal à s’émanciper de son dogme ultralibéral. « Le Congrès a voté l’état de calamité publique pour s’affranchir des règles budgétaires, mais les aides du gouvernement ne sont pas destinées en priorité aux plus vulnérables », soupire Cleyton Monte, professeur à l’UFC (Université fédérale du Ceará). C’est le parlement qui a voté une aide mensuelle de 600 reais (107 euros) pour les travailleurs informels (40 % de la population active), quand le gouvernement avait seulement offert 200 reais mensuels. Après une dizaine de jours d’atermoiements, Jair Bolsonaro a fini par se réunir avec différentes autorités et afficher en début de semaine dernière une attitude plus conciliante.
C’est mal connaître l’homme, assure le professeur de l’UFC. « Il est incapable de créer les conditions d’une union nationale, il fonctionne à la division. Isolé et sans programme clair, il a comme d’habitude besoin de crises pour se maintenir au pouvoir. » Scotché aux statistiques de Twitter, Jair Bolsonaro constate qu’après le 15 mars, ses soutiens sont bien moins actifs sur les réseaux sociaux. Acculé, il décide donc de lancer sa contre-attaque pour tenter de remobiliser ses troupes. Depuis, il est en roue libre, dit ne pas croire au nombre de morts annoncés dans le monde et demande le retour au travail. Il ajoute le 27 mars : « Certains vont mourir, j’en suis désolé, mais on n’arrête pas une usine de voitures parce qu’il y a des accidents de la route. » Le 29 mars, il sort à nouveau rencontrer des Brésiliens dans les rues de Brasília. Twitter, qui exclut les publications qui vont à l’encontre des recommandations de l’OMS, a supprimé les deux vidéos de sa balade posté sur le réseau...
En réalité, malgré la pandémie, il persiste dans la stratégie qu’il a développée depuis le début de son mandat : fidéliser une minorité d’extrémistes puis tenter d’élargir sa base à l’approche des élections. Mais Bolsonaro sait que si l’économie va mal, son discours ne suffira pas à rassembler au-delà des radicaux. Face à la certitude de la récession après le coronavirus, il critique donc violemment les gouverneurs locaux qui mettent en place des mesures de quarantaine. Il tente même de leur mettre des bâtons dans les roues en finançant une campagne nationale intitulée « Le Brésil ne doit pas s’arrêter ». Peu importe si la campagne est finalement interdite par la justice, car l’idée est de se dédouaner à tout prix de la responsabilité d’une future croissance en berne pour rejeter la faute sur les « exterminateurs d’emplois », surnom dont il affuble les gouverneurs. Mais ces derniers lui opposent un front commun dans une fronde rare. Le gouverneur de Goiás, qui soutenait jusque-là Jair Bolsonaro, a publiquement rompu après la prestation présidentielle du 24 mars : « J’ai cru qu’il s’agissait d’un montage. On ne peut pas discuter avec cet homme qui gouverne au gré de ses humeurs. »
Pourtant, la contre-attaque a en partie trouvé son public. De grands entrepreneurs défendent cyniquement la sauvegarde de l’économie à tout prix tandis que des « carreatas » (manifestations en voitures) ont eu lieu dans une dizaine de villes, formant de longues files de 4×4 pour pousser la population à retourner au travail. L’expression sans vergogne d’une classe qui se sait à l’abri. Car si la pandémie a d’abord touché les plus aisées, souvent de retour d’Europe ou des États-Unis, les victimes sont avant tout les plus pauvres.
À Rio de Janeiro, la toute première est une employée domestique, dont la patronne, testée positive à son retour d’Italie, a été mise en quarantaine mais a continué de la faire travailler à ses côtés. Un cas emblématique dans un pays marqué par une ségrégation qui ne dit pas son nom.
Jota Marques, membre du « collectif marginal » qui agit dans la favela Cité de Dieu, est révolté car les patrons de sa mère, employée domestique, refusent de la mettre au chômage technique. Avec son collectif, Jota distribue des kits d’hygiène aux habitants de sa favela. « C’est un palliatif mais on fait ce qu’on peut. Personne ne le fera pour nous, historiquement, la favela est abandonnée par l’État. » Il distribue environ 70 kits par opération, bien trop peu pour les 60 000 habitants de la Cité de Dieu mais l’idée est aussi de divulguer au maximum les mesures préventives aux habitants. « Mais comment s’isoler quand les maisons s’enchevêtrent dans de minuscules ruelles ? Comment ne pas aller travailler quand la nourriture manque dans le frigo ? » Dans la Cité de Dieu, les familles sont nombreuses et s’entassent souvent dans des deux pièces où les coupures d’eau sont fréquentes, rendant plus compliqué le respect des mesures d’hygiène basiques contre le coronavirus.
« Un chaos sécuritaire peut bénéficier à Jair Bolsonaro »
À l’échelle du pays, 31 millions de personnes n’ont pas accès à l’eau courante et 11 millions vivent dans des maisons avec plus de trois personnes par pièce. « Les difficultés inhérentes à la favela sont une chose, mais le discours du président complique encore plus notre travail de sensibilisation. » Dans une initiative surréaliste, certains trafiquants de drogue imposent dans quelques favelas une quarantaine aux habitants.
La situation est aussi très inquiétante dans les prisons. Plus de 700 000 détenus y sont entassés dans des conditions déplorables et la tuberculose fait déjà des ravages. Absence d’hygiène ou de ventilation, surpopulation, toutes les conditions sont réunies pour une catastrophe. Pourtant, les mesures annoncées par le ministre de la justice sont, au minimum, insuffisantes. Sans espace disponible pour isoler les cas suspects, les établissements sont invités à tracer une ligne blanche dans les cellules pour éviter la contamination. Plus grave, d’autres précautions pourtant nécessaires s’avèrent contre-productives. L’interdiction des visites va par exemple entraîner une dégradation des conditions d’hygiène, « car l’État ne fournit rien, ce sont les familles qui apportent tous les produits d’hygiènes aux détenus », détaille Rafael Alcadipani, membre du forum brésilien de sécurité publique.
Le risque est aussi sécuritaire. Les révoltes carcérales sont courantes au Brésil et si la situation se dégrade, de nouvelles crises sont à prévoir. Plusieurs émeutes ont déjà explosé le 16 mars dans l’État de São Paulo. Mais selon Rafael Alcadipani, « elles ne sont pas directement liées au coronavirus, c’était avant tout un test du gang de São Paulo pour voir les capacités de réaction du gouvernement ». Pour le moment, le professeur constate que le crime organisé semble privilégier l’ordre. « Plus vite la situation reviendra à la normale, plus vite le business reprendra. Le crime organisé n’aime pas le chaos, il a besoin de calme pour pratiquer ses activités. » Mais dans ce monde sous tension permanente, les équilibres sont fragiles. Les chefs de ce gang, très insatisfaits de leurs conditions de détention, pourraient profiter de la crise pour faire pression sur un gouvernement en difficulté.
Or, « un chaos sécuritaire peut bénéficier à Jair Bolsonaro », assure Cleyton Monte. Avec les mesures de confinement, les rues sont vides et l’insécurité peut rapidement exploser, permettant, là encore, au président de blâmer les responsables de la quarantaine. D’ailleurs ses fils ont déjà commencé à diffuser de fausses nouvelles rapportant des pillages de supermarchés. « Si ça dégénère vraiment, il a une justification toute trouvée pour déclarer l’état de siège et concentrer tous les pouvoirs », poursuit Cleyton Monte.
Face à la catastrophe annoncée, les autres responsables politiques considèrent le président comme un élément perturbateur à contourner et de moins en moins comme un chef d’État. Pour éviter de devenir totalement insignifiant, Jair Bolsonaro a en fait choisi de doubler la mise pour tenter de sauver son mandat au détriment de la population brésilienne. En pleine pandémie, il sait qu’il peut repousser les limites : aucun homme politique n’est prêt à ajouter une crise politique à une crise sanitaire en lançant un processus de destitution (impeachment). Tous préfèrent le laisser se saborder tout seul. Car pour le moment, la contre-attaque présidentielle ressemble plus à une dernière charge suicidaire qu’à un mouvement audacieux susceptible de renverser le cours d’une bataille.
En attendant, le pays est dans le flou et les régions périphériques sont encore plus à la merci des profiteurs. En Amazonie, la saison sèche s’approche et une forte augmentation des incendies et de la déforestation est à craindre pour 2020. « Orpailleurs clandestins et autres trafiquants de bois se sentent déjà en confiance avec Bolsonaro, mais avec toute l’attention portée vers le coronavirus, ils vont se sentir totalement libres d’agir », explique Douglas Rodrigues, médecin travaillant auprès des autochtones. Et avec eux, le virus risque d’arriver jusqu’à ces communautés particulièrement sensibles aux épidémies. « Leur manière de vivre fondée sur le partage et la proximité va à l’encontre des recommandations sanitaires contre ce virus… », explique le docteur Rodrigues. « Et puis certains changements récents dans leur alimentation ont par exemple fait exploser les cas de diabète, un facteur aggravant dans cette épidémie. »
Les communautés les plus éloignées des centres urbains manquent d’accès aux soins alors que les médecins cubains du programme « Mais medicos », expulsés par le gouvernement Bolsonaro, n’ont jamais été totalement remplacés. Sans réel soutien, plusieurs communautés ont préventivement bloqué les accès à leur territoire. Mais les isolés, ceux qui n’ont aucun contact avec la société, sont particulièrement exposés, explique le docteur Rodrigues : « L’histoire des contacts avec les isolés est une histoire de génocide. » Une simple grippe est déjà mortelle, et pour le coup, seules trois prises de contacts minutieusement préparées ont eu lieu en trente ans et aucune victime n’a été à déplorer. Un succès remis en cause par les changements politiques récents, regrette le docteur.
La Funai (Fundação Nacional do Índio), l’organisme chargé de la protection des autochtones, est revenue sur sa décision « absurde » qui autorisait au nom de la lutte contre le coronavirus les antennes locales à prendre contact avec les isolés sans les précautions d’usage. Néanmoins, Douglas Rodrigues assure « que la Funai a reculé mais n’a rien révoqué. Et c’est de toute façon un signal de plus pour ceux qui veulent forcer le contact avec les isolés ». En février, la nomination d’un ancien missionnaire à la tête du secteur des isolés de la Funai faisait craindre le pire. Or, dans la vallée du Javari, une immense région d’Amazonie qui compte un grand nombre de groupes d’isolés, des missionnaires finalisent les préparatifs d’une expédition et disposent déjà d’un hélicoptère prêt à décoller. « Rien n’est fait pour les arrêter… Un nouveau génocide n’est qu’une question de temps. »
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