Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Birmanie : la politique d’épuration ethnique à l’encontre des Rohingya, le régime birman et les enjeux géopolitiques

Le pouvoir birman mène une véritable politique d’épuration ethnique à l’encontre des Rohingya, chassée du pays. Jamais la persécution de cette minorité musulmane n’avait atteint un tel niveau de violence. La nature du pouvoir birman, la politique d’accaparement des terres et les enjeux géopolitiques sont pour beaucoup dans le caractère paroxysmique de cette crise humanitaire.

Tiré de Europe solidaire sans frontière.

Les Rohingya constituent l’une des principales populations apatrides dans le monde. Il n’en a pas toujours été ainsi. Les autorités birmanes les ont progressivement privés de droits antérieurement reconnus, elles leur ont imposé des restrictions croissantes en matière d’activité économique, de mariage, d’accès à l’éducation…, elles les ont violemment réprimés, jusqu’à la vague de terreur actuelle qui ressemble fort à une politique systématique d’épuration ethnique : les Rohingya doivent mourir ou partir pour ne jamais revenir.

Rohingya signifie « habitants du Rohang », nom donné anciennement par cette population, en grande majorité musulmane, à l’Arakan – « habitants de l’Arakan », donc. L’actuel pouvoir birman leur refuse le droit de s’appeler ainsi, puisqu’il les considère comme des étrangers.

La Birmanie est composée de quatorze Etats et régions administratives. Le nom officiel de l’Ararkan est Etat Rakhine. Il est situé au centre-ouest du pays, en bordure du golfe du Bengale et partage une courte frontière avec le Bangladesh.

Le Rakhine est aussi habité par une population bouddhiste, elle-même marginalisée et discriminée : c’est en effet l’Etat le plus pauvre du pays. Il ne semble pas y avoir eu, par le passé, de conflits particulièrement violents entre ces deux communautés.

L’histoire des Rohingya est mal connue, elle est devenue enjeu de polémiques politiques. Toujours est-il que la présence de Rohingya en Arakan remonte loin dans le passé. Par ailleurs, une vague d’immigration a eu lieu à la fin du 19e, début du 20e siècle, sous le règne des Britanniques – ce que leur reprochent les nationalistes birmans.

La question de la citoyenneté est complexe en Birmanie : elle n’accorde pas automatiquement les mêmes droits à tout le monde. Les Kam (musulmans) sont ainsi reconnus, mais leur liberté d’action reste strictement contrôlée.

Les Rohingya ont dans le passé eu des cartes d’identité et le droit de vote à certaines élections.

Créer des apatrides

En 2012, le régime birman a publié une liste de 135 groupes ethniques officiellement reconnus. Elle ne comprend pas les Rohingya qui se retrouvent alors sans nationalité, sans citoyenneté quelle qu’elle soit.

Sous la pression des nationalistes bouddhistes, le régime a imposé aux Rohingya des mesures toujours plus discriminatoires : ils ne peuvent plus voter ni se présenter à des élections. Ils doivent être enregistrés comme en tant que Bengalis (alors que le Bangladesh ne les reconnaît pas). Les interdits se multiplient sur le plan économique (ils ne peuvent ouvrir un magasin et commercer avec des bouddhistes) et social : restrictions dans l’accès aux soins, à l’éducation, au mariage (placé sous contrôle administratif), au nombre d’enfants qu’ils peuvent avoir, aux déplacements… La séparation des communautés dans l’Etat Rakhine devient stricte.

Les campagnes antimusulmanes sont devenues de plus en plus agressives. En 2012 déjà, à l’occasion d’une rumeur de viol, les nationalistes bouddhistes ont brûlé des habitations, tués plus de 280 Rohingya, provoquant la fuite de milliers de personnes dont beaucoup se sont retrouvés errants sur des bateaux, se voyant souvent refuser refuge par les pays avoisinants. Un petit incident armé provoqué par un groupe inconnu a été utilisé par l’armée et la police pour quadriller systématiquement le territoire musulman.

L’offensive finale ?

Face à une telle situation, des militants ont constitué l’Armée du salut des Rohingya de l’Arakan (ARAS, ou ARSA, sigle anglais usuellement utilisé). Ils se défendent de tout fondamentalisme, se présentent comme un mouvement d’autodéfense et de libération.

De nombreuses minorités ethniques sont armées en Birmanie et ont pu résister depuis des décennies aux forces gouvernementales. Ce n’était pas le cas pour les Rohingya et cela ne l’est toujours pas. En effet, l’ARSA ne possède qu’un armement extrêmement rudimentaire. En août 2017, elle s’est attaquée à des positions de la police ou de l’armée. Les combats ont fait plus de cent morts – dont une douzaine de policiers, toutes les autres victimes faisant partie des attaquants.

Sur le plan « militaire », l’ARSA est un problème bien mineur pour le pouvoir birman qui en a vu d’autres et qui sait négocier quand il le veut – cependant, en l’occurrence, il ne le veut pas. La communauté Rohingya tout entière a été criminalisée (des « terroristes bengalis »). Terreur, il y a bel et bien, mais c’est celle du régime.

Nous assistons à une vaste opération d’épuration ethnique : massacres systématiques de civils, villages incendiés un par un, chasse aux personnes en fuite… Déjà plus de 400.000 Rohingya ont passé (au risque de leur vie) la frontière pour se réfugier au Bangladesh, mais aussi en Malaisie, en Thaïlande, voire en Indonésie, se retrouvant totalement démunis, épuisés, souvent orphelins pour les enfants.

Avant ces derniers événements, dans l’Etat Rakhine, la population Rohingya était estimée (elle n’est pas recensée) à 1,1 million. Des phases d’exodes ont existé dans le passé. Depuis la fin des années 1970, ils seraient ainsi déjà un million à avoir fui les persécutions. Les conditions qui leurs sont faites dans les pays d’accueil sont souvent déplorables. Apatrides ils étaient devenus, apatrides ils restent. Les institutions internationales déclenchent d’importants programmes d’aide ; malheureusement, l’expérience montre leurs limites ou, à terme, leurs effets pervers quand les conditions d’une prise en main collective de leur avenir par les réfugié(e)s eux-mêmes ne sont pas réunies.

Solitude

Des minorités ethniques combattantes en Birmanie ont pu recevoir l’appui de gouvernements étrangers (de la Chine, notamment). Rien de tel pour les Rohingya, même de la part du Bangladesh dont les gardes-frontières ont trop souvent harcelé et repoussé les réfugié(e)s fuyant les massacres.

En Birmanie même, aucune force significative ne les a défendus – que ce soit d’autres minorités ethniques ou Aung San Suu Kyi, opposante historique à la junte militaire, prix Nobel de la Paix et aujourd’hui chef d’Etat. Elle a parlé la langue du nationalisme birman plus que des droits humains.

Le 19 septembre 2017, pour la première fois, face au tollé international provoqué par ses positions, Aung San Suu Kyi a reconnu l’existence du problème (sans admettre pour autant sa gravité) et a déclaré qu’elle organiserait le retour de réfugié(e)s après avoir vérifié leur citoyenneté (qui leur a été retirée !). On verra ce qu’il en sera. Jusqu’à maintenant, cependant, elle s’était, avec son porte-parole, fermement rangée au côté de l’armée, allant jusqu’à dénoncer les organismes onusiens chargés de l’aide comme des « complices des terroristes ». Elle exigeait des Etats-Unis qu’ils cessent d’utiliser le terme de Rohinghya. Elle affirmait urbi et orbi que tout le bruit fait sur la situation dans l’Etat Rakhine n’était qu’une campagne de désinformation.

On peut craindre que la posture Aung San Suu Kyi révèle à quelle point sa vision est traditionnellement « birmane » et son absence d’empathie envers les Rohingya. Quoi qu’il en soit, elle reflète aussi la réalité des rapports de forces au sein du pouvoir en Birmanie.

Même si la Ligue nationale pour la Démocratie (LND) a emporté les élections législatives de 2015, l’armée détient toujours des pouvoirs décisifs. La Constitution leur accorde trois ministères clés : l’Intérieur, la Défense, les Frontières et leur garanti 25% des sièges au Parlement (soit le droit de veto sur tout amendement à Constitution). Elle a la haute main sur tout ce qui concerne la sécurité nationale – donc sur les territoires musulmans. Elle est secondée par la police et par des milices bouddhistes d’extrême droite. Un influent mouvement bouddhiste d’extrême droite s’est constitué derrière la figure du moine U Wirathu, raciste et xénophobe, pour qui le bouddhisme autorise (voire prône) l’assassinat des Rohingya.

Ashin Wirathu a été condamné en 2003 à 25 ans de prison pour incitation à la haine raciale, mais il a été amnistié en 2010. Il a constitué le mouvement 969 dont la cible sont les musulmans (quelque 4% de la population du pays !) Ces derniers menaceraient l’« identité » et la « race » birmane, fondée sur le bouddhisme, et viseraient à islamiser la Birmanie en épousant les jeunes Birmanes.

Les prêches de Wirathu ont contribué aux violences intercommunautaires de 2012. Après l’interdiction du mouvement 969, il a créé Ma Ba Tha, l’association pour la protection de la Race et de la Religion ; puis la Fondation Philanthropique Bouddha Dhamma. Cette dernière est largement composée de laïcs, ce qui lui permet de contourner les interdits successifs de sa hiérarchie. Wirathu utilise les réseaux sociaux pour déverser son discours de haine.

L’influence de cette extrême droite bouddhiste se fait sentir jusque dans les décisions prises par le régime. Ainsi, en 2015, le gouvernement a adopté les « lois sur la race et la religion » qui visent notamment à limiter le nombre d’enfants que peuvent avoir les couples musulmans (il ne s’agit pas que des Rohingya) et à « protéger » les femmes bouddhistes épousant un homme musulman, notamment en leur interdisant de se convertir à la religion de leur conjoint.

Une crise qui vient à point

Signe des temps, la victoire de la LND n’a donc pas enclenché un réel processus de démocratisation ; nous vivons en effet une période où les régimes tendent à devenir de plus en plus autoritaires et pas l’inverse. L’armée a su pérenniser sa domination. La crise des Rohingya vient à point pour affirmer sa prépondérance et ce n’est pas un hasard. Elle permet aussi d’exacerber le nationalisme birman et, à la clientèle du régime ou aux transnationales, de s’emparer des terres des musulmans massacrés ou chassés sans espoir de retour.

L’épuration ethnique subie par les Rohingya est l’expression extrême d’un processus général de dépossession dont sont victimes en Birmanie les couches populaires. Les déplacements forcés de population sont nombreux. Le feu vert a été donné par le gouvernement à l’accaparement de terres au profit des grands investisseurs. Le pays est resté longtemps en marge du « développement » propre à la mondialisation capitaliste. Il s’ouvre maintenant aux capitaux étrangers. Il est devenu une « nouvelle frontière ».

La Birmanie est l’enjeu d’une compétition géopolitique intense. L’Inde a financé et construit, par exemple, le port de Sittwe (la capitale du Rakine !), pour connecter l’Etat (indien) de Mizoram au golfe du Bengale. Le gouvernement chinois a de nombreux investissements dans des régions de minorité ethnique et poursuit la construction d’un pipeline entre Sittwe et Kunming en Chine. Quant aux Etats-Unis, ils jugent essentiel de contrebalancer l’influence grandissante de Pékin dans ce pays charnière.

Les manœuvres politiques, les intérêts économiques et la géopolitique sont pour beaucoup dans la violence avec laquelle le pouvoir birman règle aujourd’hui la « question Rohingya ».

La complexité des rapports ethniques et religieux en Birmanie est évidemment un facteur à prendre en compte, mais leur exaspération à des causes qui n’ont vraiment rien de « spirituelles ».

Cela explique aussi pourquoi, par-delà les protestations verbales, l’Union européenne et les Etats-Unis ménagent à ce point le régime birman. L’arrêt de la politique de terreur et d’épuration ethnique n’est pas considéré comme une priorité.

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