27 OCTOBRE 2019 | tur. de mediapart.fr
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New York (États-Unis), de notre correspondant.– Au bout de quarante jours d’arrêt de travail, la majorité des 50 000 salariés grévistes de General Motors (GM) a accepté vendredi 25 octobre de reprendre le travail. Jamais depuis 1973 le groupe automobile américain, longtemps numéro un mondial du secteur, n’avait connu une grève aussi longue.
Cinquante usines aux États-Unis ont été affectées, en particulier dans la région de Detroit (Michigan), le berceau industriel de GM. Les salariés ont perdu des centaines de millions de dollars en salaires, tenant les piquets de grève vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Mais après plus de cinq semaines, ils obtiennent des concessions réelles : un bonus de 11 000 dollars, des augmentations de salaires, mais aussi des rattrapages de salaires pour les employés les plus mal payés, en particulier ceux embauchés après la crise financière. À l’époque, GM, en faillite, avait été massivement renfloué par l’administration Obama, comme d’autres constructeurs automobiles et les plus grands établissements financiers. Ces trois dernières années, GM a affiché un profit cumulé de 35 milliards de dollars.
Qualifié par le Washington Post d’« une des grèves les plus importantes dans le secteur privé depuis vingt ans », le mouvement a fini par payer. Pourtant, au début du conflit, la direction de l’entreprise avait annoncé la suppression de la protection maladie santé des grévistes, liée à leur emploi. Cette décision, destinée à casser la grève, a déclenché un tollé national. De nombreux commentateurs et responsables politiques ont dénoncé « la rapacité » de GM. Le groupe a finalement reculé.
Il a ensuite fallu plusieurs semaines de grève, et la visite de la plupart des favoris de la primaire démocrate, pour que GM et les syndicats trouvent un accord. Il est loin de contenter tous les salariés – 43 % d’entre eux étaient d’ailleurs pour continuer la grève. La direction va en effet poursuivre son projet de fermer trois usines.
Quant au bonus individuel de 11 000 dollars attribué aux salariés, il est égal à ce que leur patronne, Mary Barra, touche… en une heure de travail. Son salaire est en effet de 22 millions de dollars par an, c’est-à-dire 281 fois la paie du salarié moyen de GM.
United Auto Workers, le syndicat des salariés de l’automobile, a annoncé son intention de mettre désormais sous pression Ford et Fiat Chrysler, les autres géants de Detroit.
À quelques centaines de kilomètres de là, 30 000 enseignants grévistes des écoles publiques de Chicago (Illinois) poursuivent leur grand mouvement entamé il y a plus d’une semaine. Une grève créative, où ils manifestent, chantent mais s’entraînent aussi à la désobéissance civile en cas d’escalade du mouvement, un signe de leur détermination.
Des enseignants de Chicago en grève, le 22 octobre. © Reuters
Sous le mandat de Rahm Emanuel, l’ancien maire, un démocrate qui fut aussi chef de cabinet au début de la présidence Obama, les écoles ont été sacrifiées au nom de la réduction des coûts. Près d’une soixante ont été fermées, la plupart dans les quartiers pauvres et noirs de la ville, une catastrophe sociale dans une ville qui reste extrêmement ségréguée.
Le mouvement est puissant et plutôt populaire : les enseignants réclament des hausses de salaires, des classes plus petites, des investissements parascolaires (notamment pour des travailleurs sociaux et des postes d’infirmières scolaires). Mais aussi, et c’est original, la construction de logements abordables pour eux (ils sont contraints légalement de vivre près de leur établissement, dans une ville où les loyers explosent) et leurs élèves, dont des dizaines de milliers sont sans domicile fixe.
Élue récemment sur un programme qui mettait en avant la défense de l’école publique, la maire démocrate Lori Lightfoot s’est retrouvée en porte-à-faux et a durci la discussion – même si un accord de sortie de crise paraît envisageable.
Les États-Unis seraient-ils en train de tourner la page de trois décennies d’apathie sociale ? Depuis deux ans, la grève y fait son grand retour. Du jamais vu depuis 1981, lorsque le tout nouveau président républicain Ronald Reagan entama sa révolution conservatrice en infligeant une défaite cinglante aux contrôleurs aériens en grève.
Cet épisode cruel pour le syndicalisme américain sembla marquer le chant du cygne de la grève aux États-Unis, qui connut pourtant de riches heures, des révoltes d’esclaves à la grève de 1886 pour la journée de huit heures à Chicago (à l’origine de la journée internationale des travailleurs célébrée 1er Mai), en passant par la " grève sur le tas » des ouvriers de General Motors en 1937, ou la grève générale d’Oakland (Californie) en 1946.
En trois décennies, la syndicalisation a été divisée par deux (10 % de syndiqués aujourd’hui aux États-Unis), mais surtout la grève a été systématiquement contournée, et parfois interdite. Les lois « Right-to-work » votées dans la moitié des États américains, qui limitent la négociation collective, ont affaibli le poids des organisations professionnelles. La négociation collective a considérablement diminué, les syndicats devenant le plus souvent des institutions sur la défensive, tétanisées par le bras de fer, attendant davantage du parti démocrate que de l’action directe. Dans la plupart des entreprises, le droit de grève est en pratique inexistant.
Comme l’ont montré les économistes Thomas Piketty et Emmanuel Saez, la perte d’influence des syndicats a correspondu avec l’explosion des inégalités aux États-Unis. Ce graphique montre ainsi la progression de la part du revenu national détenu par les 10 % d’Américains les plus aisés (en bleu) et l’évolution du taux de syndicalisation aux États-Unis (en rouge) depuis 1920 :
© Economic Policy Institute
Selon les statistiques du Bureau américain du travail, le nombre d’arrêts de travail « majeurs » en 2018 (au total, 20 mouvements de grèves impliquant au moins 1 000 salariés) n’a jamais été aussi élevé depuis 2007, plus d’une décennie. Et « le nombre de travailleurs impliqués, 533 000, [a été] le plus élevé depuis 1986 ».
L’an dernier, la grève de deux mois des 8 000 salariés des hôtels Marriott fut, selon ses initiateurs, la « plus grande grève hôtelière multi-villes en Amérique du Nord ». Chez le géant des télécoms AT&T, 10 000 salariés se sont mis en grève.
Historiques
La grève des enseignants de Chicago a été précédée en janvier dernier d’un conflit similaire à Los Angeles – les professeurs californiens avaient les mêmes revendications et dénonçaient aussi la privatisation de l’éducation.
Elle est surtout la réplique d’une vague de contestations historiques en 2018 dans plusieurs États du Midwest, du centre et du sud des États-Unis, au cours de laquelle près de 400 000 enseignants ont cessé le travail, à chaque fois pendant une ou deux semaines : dans la très ouvrière Virginie-Occidentale, l’Oklahoma rural et pétrolier, le Kentucky, l’Arizona, le Colorado, la Caroline du Nord, etc.
Autant d’États en grande majorité conservateurs, où le secteur public a été laminé depuis une décennie par des politiques austéritaires, et où certains enseignants, sous-payés et obligés de payer les fournitures ou la décoration de leur classe, n’ont même pas le droit de cesser le travail… (Mediapart avait rencontré l’an dernier des enseignants dans l’Oklahoma).
Historien au Boston College et collaborateur de la revue Dissent, David Sessions voit dans ces mouvements la suite d’une décennie de ripostes à la crise financière, au cours de laquelle les fonctionnaires et salariés américains ont été priés de faire des sacrifices, alors même que leur part du revenu national leur était déjà très défavorable, plus bas que jamais depuis la Seconde Guerre mondiale.
Le retour de la grève, dit-il, est une des modalités du réveil social aux États-Unis, après « Occupy Wall Street [l’occupation d’un parc à New York en 2011 contre les inégalités, et ses déclinaisons partout dans le pays], la campagne décentralisée Fight for 15 pour le salaire minimum à 15 dollars, ou l’organisation du secteur des fast-food, traditionnellement pas syndiqué ».
Il y lit aussi la conséquence de la campagne présidentielle de 2016, très marquée par les thèmes économiques et sociaux. « La campagne de Bernie Sanders a donné à beaucoup l’espoir que quelque chose est possible qui ne l’était pas avant. Trump a lui aussi parlé des endroits dévastés par la désindustrialisation et rejeté l’orthodoxie républicaine sur les sujets économiques, même si ce n’était que rhétorique puisqu’il n’a rien réglé une fois au pouvoir. »
« Le gouvernement ne va pas s’occuper de nous, les employeurs non plus. Nous devons nous occuper de nous », résume dans The New York Times le président du syndicat hôtelier à l’origine de la grève dans les Marriott l’an dernier. « Ça couvait depuis longtemps. Maintenant cela monte à la surface. »
Activiste et journaliste pour le média socialiste Jacobin (partenaire de Mediapart), lui-même un ancien professeur, Eric Blanc a passé des mois en 2018 aux côtés des enseignants grévistes des États conservateurs. Il en a tiré un livre, Red State Revolt (Verso, non traduit), où il raconte la puissance de ces mouvements.
« Ces grèves enseignantes sont historiques, dit-il à Mediapart. La mobilisation dans les États conservateurs s’est davantage appuyée sur les réseaux sociaux qu’à Chicago ou Los Angeles, elle s’est faite davantage en dehors des syndicats. Mais dans toutes ces grèves on retrouve des demandes similaires qui vont au-delà du salaire : des classes plus petites, plus de moyens, l’arrêt de la privatisation de l’école. »
Eric Blanc souligne que ces grèves se sont traduites par des gains notables – une hausse des salaires de 5 % en Virginie-Occidentale et de 20 % dans l’Arizona, des moyens en plus à Los Angeles, etc. « On est évidemment loin du compte et ces mouvements n’ont pas transformé le système scolaire qui reste en très mauvais état, poursuit-il. Mais elles ont littéralement donné de la puissance à des centaines de milliers de personnes qui n’étaient pas actives politiquement. Beaucoup ont été transformés par les grèves, et cette expérience collective qui a consisté à manifester avec des milliers de collègues devant le Capitole de leur État », parfois avec leurs élèves et leurs parents.
Le champ lexical de la grève a d’ailleurs fait florès depuis l’élection de Trump. En mars 2018, après la tuerie dans un lycée de Parkland (Floride), au moins 1,4 million de jeunes Américains dans 4 500 établissements ont quitté leurs écoles pour un « walkout » (« débrayage ») contre les armes à feu : il s’agit de la quatrième journée de mobilisation la plus importante sous le mandat Trump, et une des huit plus importantes de l’histoire américaine.
Le mouvement des jeunes autour de l’urgence écologique a aussi popularisé aux États-Unis le terme de « grèves du climat » dont l’acmé est à ce jour la marche mondiale organisée le 20 septembre dernier, journée historique de mobilisation écologique.
Tandis que la gauche américaine se réveille et se radicalise, des figures du mouvement syndical font elles aussi monter le rapport de forces. En janvier 2019, alors que Donald Trump avait fermé le gouvernement depuis des semaines pour contraindre le Congrès à financer « son » mur avec le Mexique, gelant le versement des salaires de 800 000 fonctionnaires, c’est d’ailleurs un appel à la grève générale qui a contraint le président américain à céder.
Un appel inédit, lancé devant une assemblée de syndicalistes par la charismatique Sara Nelson, présidente de l’Association of Flight Attendants (AFA-CWA), le syndicat des hôtesses et des stewards américains.
« Près d’un million de salariés sont empêchés de travailler ou forcés de travailler sans salaire, avait déclaré Nelson. D’autres vont travailler mais nos espaces de travail sont de moins en moins sûrs. Qu’attend le monde du travail ? Avec l’extrême urgence du présent, parlez à vos syndicats, tous les travailleurs doivent s’unir, terminons ce “shutdown” avec une grève générale. Nous pouvons le faire. Si se puede. Tous les genres, toutes les races, toutes les cultures, toutes les croyances. Nous avons le pouvoir ! »
Sara Nelson, une nouvelle figure, charismatique et radicale, du syndicalisme américain. © DR
Cinq jours plus tard, alors que des avions étaient cloués au sol faute de personnel à l’aéroport LaGuardia de New York, Trump décidait de rouvrir le gouvernement. « Quand nous utilisons notre pouvoir, nous construisons du pouvoir, résumait il y a quelques mois Sara Nelson lors d’une conférence à New York, où Mediapart était présent. Le pouvoir n’est pas une ressource limitée, il se construit quand on s’en sert. » Proche de la gauche du parti démocrate, Sara Nelson est favorite pour devenir en 2021 la présidente de la plus grande fédération syndicale américaine, l’AFL-CIO, qui regroupe 55 syndicats et revendique 12,5 millions d’adhérents.
Entre-temps, les deux candidats les plus à gauche de la primaire démocrate, Bernie Sanders et, dans une moindre mesure, Elizabeth Warren, ont promis de revitaliser les syndicats et de faire respecter le droit de grève s’ils sont élus à la Maison Blanche face à Donald Trump, en novembre 2020.
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