29 septembre 2022 | tiré de mediapart.fr
https://www.mediapart.fr/journal/economie/290922/au-royaume-uni-la-livre-sterling-dans-la-tempete-monetaire
Le ton était volontairement grave. Lors d’une réunion à Bruxelles, début septembre, la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), Kristalina Georgieva, se montra très sombre. « Il y a de grandes incertitudes sur la façon dont l’économie va se reconfigurer alors que les plaques tectoniques se déplacent », prévenait-elle. Avant d’ajouter : « Cela va être douloureux. »
Même si les analyses manquent encore pour documenter précisément ce qui se passe, chacune et chacun pressent qu’on assiste à un basculement, voire à des basculements du monde. Après avoir essuyé une succession de crises depuis 2008, l’économie mondiale est confrontée à une crise multiple, polymorphe, marquée par le retour de l’inflation, un choc énergétique sans précédent, une démondialisation des échanges et des productions, et le retour de la guerre sur le continent européen.
Dans ces temps troublés, le dollar, seule monnaie de réserve internationale, et tous les actifs libellés dans la monnaie américaine sont comme des aimants pour les milliers de milliards de capitaux qui circulent dans le monde. Ils semblent être les dernières valeurs refuges. Partout dans le monde, la parole du président de la Réserve fédérale américaine (FED) est plus que jamais guettée. Il n’est pas seulement le banquier central des États-Unis, mais celui de l’économie mondiale. Un rôle que Jerome Powell n’entend pourtant pas assumer.
Lui s’en tient à sa mission première : le seul intérêt de l’économie américaine. Déterminé à combattre coûte que coûte l’inflation aux États-Unis, il a engagé, après des années de laxisme, une politique de resserrement monétaire sans précédent, augmentant à chaque réunion de la Fed les taux à une vitesse impressionnante et décidant d’ignorer les effets de bord.
Et ceux-là sont nombreux, à l’intérieur même des États-Unis, avec une montée du chômage assumée et des risques importants de récession. Mais ils sont encore plus impressionnants à l’extérieur. Avec la hausse des taux, le dollar est encore plus recherché. Il ne cesse de s’apprécier, provoquant une migration des capitaux internationaux et une baisse des autres devises. Une guerre des monnaies inversée s’est engagée, poussant chaque banque centrale à augmenter aussi les taux, afin de contenir l’inflation, préserver sa monnaie et retenir les capitaux.
La dernière réunion de la Fed, le 21 septembre, au cours de laquelle elle a décidé d’augmenter à nouveau de 0,75 % ses taux directeurs, a encore accéléré les tensions monétaires mondiales. Jerome Powell a confirmé alors l’intention de la Réserve fédérale de procéder à des hausses répétées et fortes des taux directeurs américains dans les semaines et mois à venir. Le dollar s’est à nouveau envolé. Et toutes les autres grandes devises internationales – la livre sterling, le yen, l’euro, le dollar canadien, le dollar australien et même le franc suisse – ont valdingué. En un an, le panier des six devises majeures a perdu plus de 21 % par rapport à la monnaie américaine.
La Banque centrale américaine agit-elle trop vite, trop fort ? Les analystes des grandes banques commencent à s’interroger. Poussant la critique plus loin, un chroniqueur économique de l’agence Bloomberg, Marcus Ashworth, se demande si « les taux d’intérêt américains ne deviennent pas des armes de destructions économiques massives ». « Si la Fed relève ses taux de manière agressive, les effets se feront sentir au-delà de son champ de compétence national : certaines parties de l’économie mondiale s’effondreront », prévient-il.
Les prémices de ces ruptures se lisent dans les marchés des changes et obligataires. Un grand chaos monétaire mondial s’est installé partout. À commencer par le Royaume-Uni.
Tempête sur la livre sterling
Trois semaines à peine après que le gouvernement de la première ministre Liz Trussa accédé au pouvoir – et encore, son entrée en fonction a été interrompue par la mort et l’enterrement de la reine –, la Banque d’Angleterre a été obligée d’intervenir pour tenter d’enrayer l’effondrement de la livre et du marché obligataire.
Dans la précipitation, la Banque centrale a annoncé le 28 septembre qu’elle achèterait autant d’obligations d’État(« gilts ») que nécessaire pour « restaurer l’ordre sur les marchés ». Selon la Banque centrale, les désordres monétaires provoqués par la chute de la livre sterling pourraient « mettre en péril la stabilité financière, si les dysfonctionnements se poursuivent ». « Cela conduirait à un durcissement injustifié des conditions financières et à une réduction du crédit vers l’économie réelle », indique la Banque d’Angleterre dans un communiqué.
L’intervention de la Banque centrale est l’ultime rempart pour tenter d’endiguer la crise monétaire et financière qui menace de submerger toute l’économie britannique. Ces derniers mois, alors que la crise politique en Grande-Bretagne s’ajoutait aux secousses du monde, l’institution monétaire avait pourtant veillé à préserver autant que possible l’environnement financier et économique du pays : elle suivait pas à pas la politique de la Réserve fédérale, resserrant méthodiquement sa politique monétaire en même temps que les Américains, augmentant ses taux au même rythme que la Fed.
Afin de prouver sa détermination à lutter contre l’inflation, elle avait prévu dans les prochaines semaines de commencer à vendre son immense portefeuille de titres accumulés notamment pendant la crise du Covid.
L’effondrement de la livre sterling a fait capoter tous ses projets. La Banque centrale d’Angleterre se retrouve en opposition frontale avec le nouveau gouvernement de Liz Truss. Car la tempête monétaire actuelle est le fruit direct des choix politiques et budgétaires de la nouvelle première ministre et de ses ministres qui, par idéologie, ont délibérément ignoré les tensions et les risques actuels.
Et la livre s’écroula
Même si elle couvait depuis plusieurs semaines, la crise a éclaté le 23 septembre, lorsque le nouveau ministre des finances britannique, Kwasi Kwarteng, a présenté son « mini-budget ». Sans réelle légitimité – elle a été désignée par les 116 000 membres du Parti conservateur pour succéder à Boris Johnson, démissionnaire –, la nouvelle première ministre Liz Truss était pressée de prendre ses marques au pouvoir. Son programme budgétaire se veut la concrétisation des promesses faites aux membres du parti : renouer avec les heures glorieuses du thatchérisme.
Dans sa présentation, le ministre des finances a déroulé tout le programme censé illustrer ce retour aux origines du néolibéralisme. Il a annoncé des baisses historiques d’impôt – plus de 2 % du PIB –, des aides de plus de 100 milliards de livres (107 milliards d’euros environ) pour permettre aux ménages et aux entreprises de faire face à l’envolée des coûts de l’énergie, des réductions dans les dépenses publiques et un recours massif à l’endettement pour couvrir les inévitables déficits.
Toutes les recettes supposées séduire les financiers et les marchés étaient là. Pourtant, l’accueil de ces annonces sur les marchés financiers a été désastreux : ressusciter le thatchérisme en ces temps nouveaux n’est plus de mise. La baisse des impôts censée libérer l’économie et relancer la croissance, ainsi que la théorie du ruissellement supposée l’accompagner, ne font plus plus recette. Les investisseurs financiers n’y ont vu qu’un programme de réduction des recettes, non financé par ailleurs.
D’autant qu’à la différence de la fin des années 1970, la Grande-Bretagne n’a plus les recettes tirées de l’exploitation des réserves pétrolières et gazières de la mer du Nord qui lui permettaient d’équilibrer les finances publiques. Les puits sont aujourd’hui en phase d’épuisement.
Dans la foulée des annonces de Kwasi Kwarteng, la livre sterling s’est écroulée d’un coup. En une séance, vendredi 23 septembre, la monnaie britannique est passée de 1,13 à 1,08 dollar. Depuis, la baisse se poursuit inexorablement. En une semaine, elle a perdu 3,5 % de sa valeur par rapport à la monnaie américaine. Le 27 septembre, son cours a frisé momentanément 1,03 dollar, avant de légèrement se reprendre. Il évolue actuellement autour de 1,07-1,08 dollar.
Je n’ai jamais vu une telle incompétence.
Danny Blanchflower, professeur d’économie
Sur les marchés des changes, où les variations monétaires se calculent habituellement en centièmes, voire en millièmes de centime, cela s’apparente à un séisme. Cela l’est encore plus quand il s’agit de la livre sterling.
Même si elle n’a plus le statut de monnaie de réserve comme au temps de l’Empire britannique, la livre a jusqu’alors conservé un rôle à part. Elle est l’une des grandes devises étrangères – et la City l’une des plus grandes places financières mondiales. Cette dernière reste une importante porte d’entrée pour les échanges de capitaux entre les États-Unis et l’Europe. C’est là que la plupart des pays émergents lèvent de l’argent. Elle accueille aussi sans trop y regarder les fonds qui ont besoin d’être recyclés, en quête de respectabilité, s’érigeant en paradis fiscal qui ne dit pas son nom.
Tout cela a contribué à donner à la livre sterling une valeur bien plus élevée que son économie réelle. Jusqu’au Brexit, c’est une monnaie forte. Elle vaut alors plus de 1,50 dollar. Depuis, cela a été un long effritement, avant l’écroulement de ces derniers jours. Certains traders parient que celui-ci, en dépit de l’intervention de la Banque d’Angleterre, est appelé à se poursuivre : ils voient la livre à parité avec le dollar dans les semaines à venir.
Depuis cet effondrement monétaire, c’est le déchaînement contre Liz Truss et son ministre des finances. « Vous êtes le chancelier, et ce que vous avez fait c’est de vous lever et d’écraser les marchés, tous les marchés actions, obligations des changes [...]. C’est un désastre [...]. Vous avez créé une gigantesque récession, votre crédibilité est anéantie. Je n’ai jamais vu une telle incompétence débridée », tonnait sur Twitter le 27 septembre le professeur Danny Blanchflower.
« Crise des changes en 1992, crise de 2008, Brexit… jamais on n’a connu un tel désastre », enchaînait un autre. « Je ne me rappelle pas une réaction aussi unanimement négative à la fois des économistes et des marchés financiers à une annonce politique que celle reçue par le gouvernement britannique », résume Jason Furman, ancien conseiller de Barack Obama.
Des économistes aux analystes financiers, en passant par des responsables politiques, y compris certains conservateurs, tous jugent le programme de Liz Truss suicidaire, ruineux, ne pouvant conduire qu’à la récession, l’austérité, le chômage, la destruction de l’État et des services publics, un endettement insupportable et l’appauvrissement de toutes et tous.
Fait exceptionnel, le Fonds monétaire international s’est même autorisé à intervenirpour demander au gouvernement britannique de réviser sa copie. Critiquant vivement le nouveau budget britannique, il estime que les mesures « non ciblées » destinées prioritairement aux hauts revenus vont « accroître les inégalités ».
De la livre aux obligations
La crainte est que la chute de la livre n’échappe à tout contrôle et ne contamine l’ensemble des marchés financiers. Elle a déjà débordé sur le marché obligataire. Les taux des obligations à dix ans ont grimpé jusqu’à 4,59 %, ceux des obligations à 35 ans sont allés au-delà de 5 %, au plus haut depuis vingt ans.
« Les taux britanniques sont désormais supérieurs à ceux de l’Italie et de la Grèce. Nous assistons à une collision spectaculaire entre l’idéologie et la réalité », relevait le 26 septembre le journaliste George Eaton. Les plus anciens évoquaient une ambiance comparable à celle de la crise des changes de 1992, lorsque la Grande-Bretagne avait quitté le système monétaire européen pour ne plus jamais y revenir.
Sans l’intervention de la Banque d’Angleterre, des fonds de pension se seraient trouvés au bord de la faillite, reconnaissent aujourd’hui plusieurs responsables, notamment chez BlackRock. En raison des ventes massives de titres obligataires et des hausses des taux, certains ont été dans l’obligation d’honorer des appels de marge de plus en plus élevés. À la recherche de liquidités disponibles immédiatement, des cessions importantes d’actifs et notamment d’actions étaient en cours. Mais certains d’entre eux avaient du mal à réunir les sommes nécessaires pour couvrir leurs appels de marge.
Les annonces de la Banque d’Angleterre ont un peu calmé les esprits. Les taux obligataires sont redescendus autour de 4,05 %. La Banque centrale promet d’engager 65 milliards de livres au cours des 13 prochains jours pour réduire les tensions sur les marchés obligataires. Elle espère que ces rachats lui permettront d’éviter d’augmenter de façon déraisonnable ses taux, afin de défendre la livre. Car la conséquence immédiate serait de précipiter l’économie dans une grave crise.
Mais en dehors de ces rachats de titres et de la hausse de ses taux directeurs, elle n’a guère d’autres armes à sa disposition. Elle ne peut notamment défendre la livre en vendant des devises étrangères : ses réserves de change s’élèvent à 80 milliards de dollars, soit deux mois à peine d’importations.
Dans la panique, certains commencent à envisager tous les expédients pour venir au secours de la monnaie et de l’économie britanniques : cela va des lignes de swaps avec la Réserve fédérale à la demande d’une aide auprès du FMI. Mais la vraie réponse est dans les mains du gouvernement.
L’aveuglement de Liz Truss
Alors que la spéculation se déchaînait sur la livre, l’indifférence avec laquelle la première ministre et surtout le ministre des finances, qui se dit un apôtre des marchés, ont réagi a cloué tout le monde financier, économique et politique britannique. Le ministre des finances a expliqué qu’il n’avait aucun commentaire à faire face aux réactions qui ont suivi la présentation de son budget. En réaction à l’intervention de la Banque d’Angleterre, Liz Truss a assuré qu’elle ne changerait rien à son programme, estimant que son programme de réduction d’impôts était vital pour soutenir la croissance.
En coulisses, le climat semble plus tendu. Des dissensions seraient déjà apparues entre Liz Truss et son ministre des finances, selon le Guardian. Côté conservateurs, l’affolement a pris le dessus. Beaucoup tirent à boulets rouges sur le gouvernement. Les uns demandent une révision du budget, d’autres l’éviction du ministre des finances. Certains évoquent la chute possible du gouvernement.
Restant totalement stoïque, le ministre des finances s’est engagé à présenter une version améliorée des mesures budgétaires le 23 novembre. Les marchés lui en laisseront-ils le temps ? Alors que la Grande-Bretagne est en pleine tempête monétaire, cela paraît bien loin.
Martine Orange
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