Tiré de Médiapart.
Sans invasion, sans intervention militaire, sans révolution de palais ni mouvement populaire massif, le panorama géopolitique et stratégique de l’une des régions les plus instables de la planète, le Moyen-Orient, a connu début mars un changement qui pourrait se révéler historique.
À l’initiative de la Chine, et avec son aide active, la monarchie sunnite d’Arabie saoudite et la République chiite d’Iran viennent de renouer des relations diplomatiques.
Après une décennie de rivalité explosive et de guerres locales entre leurs alliés et sous-traitants qui ont, à plusieurs reprises, placé la région au bord du chaos, ce rapprochement spectaculaire peut surprendre. S’il se maintient et se consolide, il pourrait ouvrir une « nouvelle ère » stratégique et déboucher sur ce que des stratèges israéliens appellent déjà « une détente régionale ».
Détente bienvenue, dont les retombées pourraient s’étendre, selon ses promoteurs, à l’ensemble des pays de la zone. Du Yémen à la Turquie. De l’Irak au Liban. D’Israël aux territoires palestiniens et à la Syrie… ou ce qu’il en reste.
Avec trois mois de recul, quelle est la portée réelle de cette surprise diplomatique ? La Chine étant ce qu’elle est – une dictature nationaliste, militariste et conquérante, aux ambitions de pouvoir et d’influence démesurées –, on se doute que ce n’est pas pour faire le bonheur des peuples de la région que le président Xi Jinping a pris la « noble initiative » de soutenir le développement de bonnes relations entre Riyad et Téhéran. Ce sont d’abord les intérêts économiques et stratégiques de Pékin qui sont en jeu.
Mettant à profit le « pivot » américain vers le Pacifique des années Obama, puis la priorité diplomatique, politique, stratégique accordée par les États-Unis et les Européens au soutien à l’Ukraine face à l’offensive russe, Pékin réalise une volonté clairement affirmée et déjà ancienne : devenir un acteur décisif dans la région.
Cette ambition est facilitée par l’indifférence ou la méconnaissance du reste du monde face à l’évolution de la situation au Moyen-Orient, permettant au régime chinois de convertir en avancée diplomatique concrète le rôle économique majeur qu’il joue dans le golfe Persique, d’où provient l’essentiel de son approvisionnement en hydrocarbures.
En Israël, Benyamin Nétanyahou invoque de nouveau le « danger existentiel » iranien pour tenter d’improviser une union nationale et détourner vers l’étranger la colère d’une opinion publique qui le rejette. Pékin, qui redoute une frappe israélienne sur la République islamique et le chaos régional qu’une telle opération pourrait provoquer, notamment pour les livraisons de pétrole et de gaz, a donc choisi d’accélérer. Et de prendre de vitesse Washington et sa stratégie de rapprochement entre les deux rivaux régionaux de l’Iran : l’Arabie saoudite et Israël. La stratégie a été conçue sous Trump pour isoler et dissuader Téhéran, mais elle est depuis longtemps en panne.
En parrainant un accord jusque-là impensable entre Riyad et Téhéran et en affirmant son opposition à toute action qui mettrait en péril la sécurité de ses approvisionnements énergétiques, la Chine se présente en « force de paix » disposée à garantir la stabilité et l’équilibre géostratégique de la région. C’est-à-dire en rivale, voire en candidate à la succession des États-Unis comme superpuissance dissuasive et protectrice. Confirmant ainsi une ambition planétaire mûrie depuis des années.
Ainsi s’expliquent la publication en 2016 du « China Arab Policy Paper », puis les visites de Xi Jinping en Égypte, en Arabie saoudite et en Iran, puis son séjour remarqué en Arabie saoudite en décembre 2022, au cours duquel il a rencontré les chefs d’État du Conseil de coopération du Golfe et de l’Organisation de coopération islamique. Et signé plusieurs accords bilatéraux ainsi que de nombreux contrats de livraison d’armements.
Un effacement états-unien
L’Arabie saoudite, pour sa part, est d’autant plus intéressée par le maintien de la stabilité et de la sécurité dans le Golfe, donc attentive aux offres de médiation chinoises, que l’essentiel de ses exportations d’hydrocarbures passe par le détroit d’Ormuz, c’est-à-dire à portée de canon ou de missile de l’Iran. Et qu’en dépit de la quantité et de la qualité des armes fournies principalement par Washington, son armée n’est pas en mesure de faire face aux menaces multiformes que présentent l’Iran et ses alliés.
D’autant plus que les États-Unis, protecteurs historiques du royaume pendant près de trois quarts de siècle, ne sont plus jugés aussi crédibles depuis qu’ils sont restés passifs, en septembre 2019 et en mars 2022, face à des attaques contre des installations pétrolières saoudiennes manifestement orchestrées, inspirées ou supervisées par l’Iran. Déclin d’influence initié par Obama en 2011, avec le retrait d’Irak de 39 000 hommes. Et endossé tacitement par Trump.
Pourtant à l’origine des Accords d’Abraham, qui devaient « normaliser » les relations entre Israël et les pays arabes face à leur ennemi commun iranien, le président américain, rallié au « désengagement » de ce Moyen-Orient compliqué, avait été clair. Il avait prévenu les dirigeants saoudiens et les souverains ou présidents des nations de la région, lors de sa visite « historique » à Riyad en 2017, que les amis de l’Amérique devraient désormais compter sur leurs propres forces pour se défendre. Ce qui avait incité Riyad à diversifier, comme d’autres capitales de la zone, ses fournisseurs d’armement. Au profit de Moscou et de Pékin, devenu son premier partenaire commercial.
En 2018, enfin, la décision de l’administration Trump de dénoncer l’accord international sur le contrôle du nucléaire iranien signé trois ans plus tôt, sous Obama, et l’impossibilité constatée depuis lors de revenir à cet accord, ont convaincu Riyad que l’accès de Téhéran à l’arme nucléaire était probablement inévitable à terme. Et qu’il était donc plus sage de changer d’attitude en cherchant à renouer le dialogue en vue de forger des relations apaisées avec un voisin aussi redoutable. Ce qui, en fait, a été amorcé bien avant les « bons offices » chinois.
- Le rétablissement des relations diplomatiques ne saurait occulter la rivalité “structurelle” qui existe entre l’Arabie saoudite et l’Iran.
- - Denis Bauchard, ancien diplomate
Le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS), homme fort du royaume wahhabite, avait un intérêt personnel à ce rapprochement. Il comptait sur cette initiative diplomatique spectaculaire pour tenter de faire oublier sa responsabilité dans l’assassinat, en octobre 2018, du journaliste dissident Jamal Khashoggi. Responsabilité qui avait fait de lui un paria, notamment aux États-Unis où il est toujours persona non grata.
De leur côté, les dirigeants du régime iranien, aux prises avec une crise économique persistante et un mécontentement politique et social croissant, étaient de plus en plus assurés que les négociations pour la survie de l’accord nucléaire de 2015 seraient vaines. Et qu’il leur fallait trouver une forme de dissuasion pour empêcher que la « guerre clandestine » contre leur programme nucléaire menée par Israël et les États-Unis se transforme en intervention militaire ouverte.
Importateur majeur mais discret de produits pétroliers iraniens malgré les sanctions internationales, Pékin, qui avait condamné la rupture par Trump de l’accord sur le nucléaire iranien, avait conclu avec Téhéran en 2021 un « partenariat stratégique » de vingt-cinq ans, que les dirigeants iraniens considéraient comme une contribution importante à cette dissuasion.
De ce point de vue, la normalisation formelle de leurs relations avec leur principal rival régional, présenté jusque-là comme l’allié clé d’Israël et des États-Unis, était, pour Téhéran, un atout majeur. Inespéré. La diplomatie iranienne, réputée pour son habileté, ne pouvait le négliger.
Croire que cet accord pourrait, à lui seul, apaiser les tensions au Moyen-Orient ou dans le Golfe serait dangereusement naïf. Comme le fait observer Denis Bauchard, ancien directeur Afrique du Nord - Moyen-Orient au Quai d’Orsay, « le rétablissement des relations diplomatiques ne saurait occulter la rivalité “structurelle” qui existe entre l’Arabie saoudite et l’Iran et dont une bonne partie existait déjà au temps du Shah : affirmation de part et d’autre d’une volonté de puissance, antagonisme traditionnel entre Persans et Arabes, détermination de l’Iran à contrôler le Golfe et à protéger les minorités chiites, notamment en Arabie saoudite, souci de maintenir et même de renforcer “l’axe de la résistance contre l’impérialisme américain” ».
Fin de l’isolement de Damas
Très favorablement accueilli par la majeure partie des pays du Proche-Orient, l’accord saoudo-iranien, amplifié par le réseau d’alliés, de débiteurs et de clients dont disposent Téhéran et Riyad, a déjà eu quelques effets visibles – d’importance, de nature et de portée inégales.
L’un des plus spectaculaires a été le retour de la Syrie de Bachar el-Assad, protégée de Moscou et de Téhéran, au sein de la Ligue arabe. Retour concrétisé par la présence du dictateur syrien au dernier sommet de l’organisation qui vient de se tenir à Djeddah, en Arabie saoudite. Négocié par la Russie, en accord avec la Chine, ce retour de Damas met de fait un terme à l’isolement diplomatique de la dictature responsable d’une guerre civile qui a fait plus de 600 000 morts et provoqué l’exil forcé de plus de 6 millions de personnes.
Certains pays arabes comme les Émirats arabes unis, l’Égypte ou le Qatar ont contesté l’opportunité de ce retour, jugé prématuré. Mais personne ou presque, dans la région, n’en discute le principe.
Abou Dhabi a renoué des relations diplomatiques avec Damas depuis 2018. Un sommet entre les présidents iranien et égyptien serait en préparation. Des négociations entre émissaires saoudiens et dirigeants de la rébellion houthie (soutenue par l’Iran) destinées à mettre un terme au conflit du Yémen seraient en bonne voie. Tout comme le rapprochement entre la Turquie et les États du Golfe, facilité, il est vrai, par l’arrivée dans les banques turques de 10 milliards de dollars en provenance d’Abou Dhabi et de 5 milliards versés par Riyad. C’est aussi sur la générosité des pays du Golfe que comptent le régime de Damas et les entreprises de la région qui entendent participer à la reconstruction de la Syrie.
La Turquie, dans ce dispositif, devrait jouer un rôle majeur. En bons termes avec l’Iran, avec lequel elle partage 550 km de frontière et qui lui fournit du pétrole à bas prix, Ankara avait renoué avec Riyad sans attendre l’initiative chinoise, qu’elle a saluée comme une promesse bienvenue de prospérité régionale.
Le régime islamo-nationaliste d’Erdogan entretient d’ailleurs avec Pékin des relations anciennes et mutuellement profitables, dans lesquelles le pragmatisme économique l’emporte de loin sur la solidarité humanitaire, religieuse ou linguistique avec les musulmans turcophones ouïghours.
Demain, Ankara va devoir renouer des relations avec Damas, ne serait-ce que pour organiser le retour chez eux des quelque 4 millions de réfugiés syriens hébergés en Turquie et dont la présence serait responsable d’une partie au moins des difficultés économiques du pays. Les bonnes relations que la Turquie, membre de l’Otan, entretient avec la Russie devraient faciliter cette reprise.
Israël dans le brouillard
En Israël, où un Nétanyahou confronté à une crise politique d’une ampleur inédite attendait beaucoup du rapprochement avec Riyad et les monarchies sunnites, la volte-face saoudienne est vécue comme un véritable camouflet. Le pays, qui devait être le principal bénéficiaire de la « normalisation » des relations avec le monde arabe, devient le grand perdant du changement de cap de la diplomatie wahhabite.
« La nouvelle stratégie saoudienne au Moyen-Orient laisse Israël dans le brouillard », constatait la semaine dernière le quotidien Haaretz. Dans un document intitulé « Le début d’une nouvelle ère ? », deux experts en stratégie politique et militaire constatent que l’initiative saoudienne intervient au moment même où Israël manifeste de dangereux signes de faiblesse, l’instabilité sociale et politique et la tension avec l’administration américaine étant les plus graves.
De leur côté, les militaires, qui avaient pris l’habitude, chaque fois qu’ils le jugeaient utile, de frapper des cibles iraniennes en Syrie en se contentant d’un coup de fil à leurs correspondants russes, gardiens théoriques du ciel syrien, s’interrogent : ces arrangements vont-ils survivre à la réintégration de Damas au sein de la Ligue arabe ?
Les conseillers de Nétanyahou l’ont noté : lors du dernier sommet de la Ligue arabe, le prince héritier saoudien, MBS, a rappelé à plusieurs reprises que son père, le vieux roi Salmane, avait proposé en 2002 une « Initiative de paix arabe » qui reposait sur l’échange de la reconnaissance d’Israël par les pays arabes contre la création d’un État palestinien et le retrait d’Israël de l’ensemble des territoires occupés en 1967. Et il a répété que « les Palestiniens demeurent au sommet des priorités du royaume ».
Ces propos ont semé l’inquiétude dans l’entourage du premier ministre israélien, dominé par les fanatiques de la colonisation. MBS, qui ne passe pas pour un défenseur assidu de la cause palestinienne mais entend assurer au royaume le statut de chef de file du monde islamique, pourrait, redoutent-ils, profiter de la situation de faiblesse où se trouve aujourd’hui Israël pour relancer l’Initiative de 2002.
Même si on peut se réjouir d’un éventuel retour sur la scène politique régionale de la question palestinienne, éjectée depuis des années de l’agenda diplomatique par les gouvernements israéliens successifs, avec la complicité silencieuse de la « communauté internationale », monde arabe compris, il serait imprudent de fonder trop d’attentes sur cette hypothèse. Ce sont ses intérêts géostratégiques exclusifs qui ont guidé l’initiative de la Chine. Quant à la confiance que l’on peut accorder à MBS…
René Backmann
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