Or 34 des 50 nouveaux membres qui viennent d’être élus, sont politiquement très marqués à la droite ou à l’extrême droite (23 pour le parti d’extrême droite « los Républicanos » (35,48%), 11 pour « Chile Vamos » de la droite (21, 14%), 16 pour « Unidad para Chile » de centre-gauche (21,14%). Avec un taux de votes blancs, nuls ou d’abstentions de 32,87%. Ce qui laisse la gauche toutes tendances confondues sans force véritable pour peser sur l’orientation générale du prochain texte constitutionnel, ne lui laissant au terme de cet exercice que le seul choix d’accepter la formule concoctée par cette convention très marquée à droite ou alors, en la refusant, d’être obligée de revenir à l’ancienne constitution élaborée par la dictature de Pinochet.
On imagine aisément dans ce contexte oh combien difficile, quels sont les débats de fond qui à l’heure actuelle partagent la gauche chilienne. À titre d’illustration de ces débats et difficultés d’appréhension de la réalité sociale et politique chilienne, nous vous proposons ici cette recension critique –élaborée d’abord pour Les nouveaux cahiers du socialisme- d’un livre de Pierre Dardot La Mémoire du Futur, Chili 2019-2022.
On le sait, Pierre Dardot est avec Christian Laval, un de ces intellectuels francophones de premier plan qui nous ont le mieux fait comprendre ces dernières années la portée du « néolibéralisme » comme l’importance d’y développer la lutte pour « les communs » et « la démocratie délibérative ». De son côté, le Chili est ce pays où pour la première fois –dès le début 1974— ont été expérimentées, sous la main de fer du général Pinochet, les fameuses recettes néolibérales qui deviendront la décennie suivante le vade-mecum économique des grandes puissances de la planète.
Il valait donc la peine d’appréhender comment Pierre Dardot pouvait interpréter cette kyrielle d’événements qui à partir de l’embrasement social du 18 octobre 2019 ont rythmé l’agenda politique constitutionnel chilien et sont la matière principale de son livre.
La mémoire du futur : le récit d’une révolution démocratique au Chili ?
Dans ce livre, Pierre Dardot cherche en effet à montrer de manière minutieuse et documentée comment, dans le sillage de la rébellion populaire d’octobre 2019 et de ses volontés collectives d’en finir avec l’héritage constitutionnel de la dictature, s’est mise en place au Chili à partir d’octobre 2020 et au prix de sourdes tractations avec la classe politique, une convention constitutionnelle unique en son genre.
Il s’agissait d’une convention de 150 membres dont les deux tiers étaient clairement marqués à gauche et qui a accouché, entre les 4 juillet 2021 et 2022, d’un texte constitutionnel démocratiquement audacieux et fidèle à nombre des aspirations de très actifs mouvements sociaux en lutte. Suite à d’amples délibérations au sein de la société civile, on y retrouvait par exemple, la formalisation d’une stricte parité de genre, la reconnaissance d’un État plurinational (reconnaissant les peuples autochtones), l’idée d’un État gardien des droits sociaux et des droits de la nature (devenue sujet de droits), la reconnaissance du droit à l’avortement mais aussi la protection de « biens communs naturels » comme l’eau, etc.
Pourtant, même si ce projet répondait à bien des attentes des secteurs progressistes chiliens et se situait en rupture complète avec les legs autoritaires dictatoriaux, il a été clairement rejeté, le 4 septembre 2022, par 61% des 88% de votants, dont bien des enquêtes ont montré depuis qu’ils étaient pour une bonne part issus des classes populaires.
La démarche de Pierre Dardot
Or –c’est là un premier sujet d’étonnement— Pierre Dardot, lorsqu’il évoque cette expérience, ne va pas s’attarder aux raisons politiques de fond qui pourraient expliquer ce rejet, par exemple en se référant aux stratégies mises en place par le gouvernement de Gabriel Boric, la gauche et les mouvements sociaux ainsi qu’à leurs possibles erreurs ou maladresses, ou encore en analysant les rapports de force réellement existants entre les forces de droite montantes ou la très puissante oligarchie économique, et l’ensemble des classes populaires chiliennes.
Une fois rappelée avec beaucoup de rigueur l’histoire de ces 3 grands mouvements sociaux que sont le Mouvement des Mapuches, le mouvement féministe et le mouvement étudiant, il va plutôt mettre l’accent sur les avancées constitutionnelles qui ont été imaginées par les représentants de la convention ainsi que sur les mécanismes de délibérations démocratiques qui en sont à l’origine. Ne craignant pas de parler à ce propos de « révolution » ; révolution qu’il définit d’ailleurs, en suivant en cela Cornélius Castoriadis, de manière à la fois très générale et très ciblée comme "un mouvement d’auto-institution de la société".
Résultats : plutôt que de chercher à comprendre pourquoi d’autres exercices constituants en Amérique latine ont pu dans la décennie précédente « réellement » réussir, ne serait-ce qu’à la marge ou sur une courte période, par exemple en Bolivie, Équateur et Venezuela ; plutôt que de s’interroger sur les conditions économiques, sociales et politiques qui permettraient de penser au Chili à l’accouchement dans les faits d’une constitution réellement anti-néolibérale, il va se contenter en conclusion de faire appel à ce qu’il dénomme d’une belle formule empruntée au mouvement féministe chilien, « la mémoire du futur ». C’est-à-dire il va s’employer à valoriser cette idée qu’il faut redonner toute sa place à « l’imagination politique » ,à l’imagination délibérative, à une imagination qui ne cherche jamais à restaurer le passé, mais au contraire à penser la place que nous voudrions occuper dans le futur.
Une réflexion de fond à mener
Et si, bien entendu, il n’est jamais mauvais d’aspirer à faire preuve d’imagination en échappant aux réflexes routiniers du passé, on peut se demander cependant si cela suffit. On peut se demander aussi si dans le cas du Chili il n’y aurait pas une réflexion de fond à mener sur la manière d’enraciner politiquement ces aspirations constitutionnelles égalitaires, aussi belles soient-elles par ailleurs. Surtout à la lumière de probables compromis dans lesquels la future convention, sous les auspices de la droite, a toutes les chances de s’enliser !
Mettre en exergue, ainsi que le fait l’auteur, l’intervention déterminante des mouvements sociaux, ceux des Mapuches, féministes et étudiants, insister au passage sur les vertus révolutionnaires de la démocratie délibérative et de l’exercice constituant, tout cela peut certes s’avérer nécessaire. Ce n’est cependant pas suffisant, a fortiori pour mener au Chili la révolution qu’il appelle de ses vœux.
En fait c’est tout un pan de la réalité politique qui fait ici cruellement défaut. Car derrière le néolibéralisme, se trouvent aussi les contraintes du mode de production capitaliste (à fortiori s’il est marqué par une dépendance structurelle comme au Chili), et derrière la démocratie se profilent d’inéluctables rapports de classe. Les unes et les autres font aussi partie de l’équation générale et à sembler les ignorer ou les sous-évaluer, le livre de Pierre Dardot nous laisse quelque peu sur notre faim.
Difficile dans ces conditions d’imaginer qu’au nom de la démocratie, le Chili d’aujourd’hui puisse représenter cette « rupture » que l’auteur nous inciterait à voir avec « le néolibéralisme globaliste » comme avec « le populisme autoritaire » ! Et cela, d’autant plus au regard des résultats du 7 mai dernier !
Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
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