6 novembre 2023 | tiré de reporterre.net
« La brume descend, on va naviguer au pif. Je ne sais pas si on va réussir à en voir… » Le capitaine Michel Moisan, pince-sans-rire notoire, n’est pas sûr de son coup. La ville canadienne de Tadoussac est prise dans les nuages matinaux : il sera difficile de distinguer les bélugas.
« Et t’as pas ramené le dessert ? C’est la tradition pourtant, quand on vient à bord. Ça démarre mal ! » Malgré l’oubli impardonnable, il nous accueille en baie de Tadoussac sur le Bleuvet, le nom du bateau du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (Gremm) et le surnom que l’on donne aux bélugas d’un an, qui ont la peau bleutée.
Sa mission : prendre en photo les bélugas qui peuplent l’estuaire du Saint-Laurent, pour les identifier et aider ainsi à retisser leur histoire, leurs échanges. Quelle taille font-ils ? Quelles marques sont visibles sur leur peau ? Certains, qui peuvent friser la cinquantaine, portent des balafres datant de la période où on les chassait encore. « Beaucoup ont des petits noms, Scolio par exemple, qui a le dos tordu », s’amuse le capitaine. Chaque indice permet de mieux les connaître et in fine, mieux les protéger.
Les heures passent sur l’eau. Le Bleuvet fait défiler le paysage de l’estuaire. Des phoques gris, des marsouins, un petit pingouin et même la queue d’une imposante baleine à bosse. Un coyote mort qui flotte, aussi, trainé par la mer, dont le ventre gonflé fait croire à l’équipage qu’il s’agit d’une bouée oubliée. Mais toujours pas de bélugas.
L’animal marin peut faire jusqu’à 4,5 mètres, son cou non soudé lui permet de tourner la tête comme un humain, et la forme de sa bouche donne l’impression qu’il sourit tout le temps. Surtout, il est très intelligent. Robert Michaud, président du Gremm, est celui qui en parle le mieux. Il en est tombé amoureux il y a quarante ans. « Ce sont des animaux fascinants, qui forment des sociétés très complexes. » Un exemple ? Les grands-mères bélugas peuvent aider les mères à prendre soin de leurs veaux, et des femelles s’occupent des enfants des autres.
La population des bélugas du Saint-Laurent est une exception qui n’en finit plus de défier le sort. Ils ne sont plus que 1 850, alors qu’ils auraient été 10 000 au début du siècle dernier. Jusqu’en 1979, les autorités leur avaient collé une cible dans le dos. Le gouvernement les accusait de nuire à la pêche à la morue et avait donc distribué des carabines aux pêcheurs pour les inciter à les tuer. « Le seul exemple de destruction délibérée d’une espèce de cétacés en Amérique du Nord », lit-on dans le quotidien Le Devoir. Ils ont même été bombardés du haut des airs pour en finir, raconte un ministre dans les années 1930, cité par le quotidien.
Chaque queue de béluga rapportait alors à quiconque en ramenait la somme de 15 dollars canadiens (environ 10 euros). Même si les autorités ont fini par constater qu’il n’y était pour rien dans la baisse des stocks de morue, la chasse commerciale n’a pris fin qu’en 1950 (en 1979 pour la chasse sportive).
Ce n’était que la première lame. La seconde est chimique : jusqu’au début des années 2000, les cancers ont causé une hécatombe, allant jusqu’à représenter près du quart de la mortalité des bélugas adultes. « On soupçonne qu’ils étaient dus à des composés chimiques introduits dans la rivière Saguenay, des benzopyrènes issus de la production de l’aluminium », explique Robert Michaud. Les alumineries ont changé leurs pratiques… et les cancers ont disparu.
Malgré toutes les embûches, les bélugas de l’estuaire sont donc toujours là. D’ailleurs, l’un d’entre eux vient troubler le calme qui commençait à régner dans le Bleuvet, bercé par les craquements du bois. Un dos blanc émerge, inratable, sur la mer d’huile.
La journée vient de changer de dimension. « Il y en a une dizaine, à 300 mètres environ ! » En deux temps, trois mouvements, Timothée Perrero, assistant de recherche, lance le drone qui permettra de photographier le groupe.
L’équipe éteint le moteur du bateau pour se faire discrète, mais déjà, le souffle sonore des bélugas indique qu’ils ont replongé pour aller plus loin. Le jeu du chat et de la souris durera quelques minutes, avant que l’équipe ne parvienne à photographier tout ce qu’elle souhaite. Quelques-uns passeront même sous le bateau.
Les photos recueillies sont une mine d’or pour l’équipe. « Le drone a révolutionné notre travail et notre connaissance. Les images nous permettent d’avoir une fenêtre sur leurs échanges, des indices de leur condition de santé, celui des femelles gestantes, notamment », dit Timothée Perrero.
Les photos des femelles vont être observées à terre avec la plus grande attention, car leur sort alarme Robert Michaud. Au cours des douze dernières années, leur taux de mortalité lié à la dystocie (des anomalies lors de l’accouchement) est passé de 10 à 60 %, dit le chercheur. Celui des nouveau-nés a aussi grimpé en flèche. « C’est un prélèvement direct sur la capacité de la population à se rétablir » pour revenir à sa population d’avant la chasse.
Pourquoi une telle tendance ? Le chercheur évoque trois pistes, qui pourraient se combiner. Tout d’abord, la présence de retardateurs de flamme, qui s’accumulent dans le gras des bélugas. Les chercheurs retrouvent des polybromodiphényléthers (PBDE) à une concentration quatre fois plus élevée chez le béluga du Saint-Laurent que chez son cousin de l’Arctique canadien. Ces contaminants, présents notamment dans les plastiques, dégradés ensuite dans l’environnement, peuvent affecter leur système reproducteur.
Le bruit des bateaux pourrait entraver les échanges entre une mère et son enfant. © Gremm
Autre hypothèse : un changement de régime des bélugas, qui jouerait sur leur condition physique. « Certaines proies sont de moins en moins présentes dans la diète des bélugas. Ça pourrait être le réchauffement climatique ou de la surpêche », explique Robert Michaud.
Le tourisme, remède ou poison ?
La dernière hypothèse, c’est que le béluga souffrirait du bruit constant des bateaux de l’estuaire. « À chaque fois qu’on s’approche, on est susceptible d’interrompre quelque chose. Presque toutes leurs activités essentielles impliquent des sons », dit Robert Michaud.
Le béluga piaffe tellement qu’on l’appelle le canari des mers. Pour que leurs subtils messages soient reçus 5/5, il ne faut pas que des navires viennent masquer leurs sons. « À chaque fois qu’un bateau passe, l’espace avec lequel communique un béluga est réduit de 50 % », précise le chercheur. Le bruit pourrait entraver les échanges entre une mère et son enfant.
Or, les bateaux ne manquent pas à Tadoussac. Des traversiers circulent toutes les vingt minutes et la ville s’est fait connaître mondialement grâce à ses excursions pour s’approcher des cétacés. Plusieurs locaux interrogés racontent que par le passé, les capitaines des bateaux de vacanciers jouaient du coude pour aller au plus près des baleines, quitte à faire vrombir le moteur sous leur nez, pour garantir une belle photo.
Cette époque est révolue, soutient Lucie Charland, vice-présidente aux affaires publiques des croisières AML, qui opère à Tadoussac : « S’il n’y a plus de mammifères marins, il n’y aura plus d’observation possible. Les croisiéristes veulent d’abord protéger la ressource. » Les bateaux touristiques ne peuvent donc pas s’approcher à moins de 400 mètres des bélugas. « Tout le monde s’y conforme », assure-t-elle. L’entreprise dit avoir diminué le nombre de ses départs, mais a fait grossir ses bateaux, dans les dernières années.
Robert Michaud assure travailler main dans la main avec l’industrie du tourisme, qui évolue dans le bon sens selon lui, même si ce n’est pas toujours simple. « On veut que les gens voient les baleines, les aiment, rien ne remplace ça. »
Au restaurant le Gibard, Catherine, une serveuse, ne compte plus les touristes et s’inquiète pour ses voisins les bélugas. « On voit davantage de bateaux et la saison s’allonge. » Elle a choisi de conseiller à un groupe de Français d’aller contempler les baleines à pied, depuis la côte.
Ça tombe bien, un des plus beaux souvenirs de Robert Michaud avec les bélugas, c’était sur la terre ferme. « La nuit, on avait posé notre tente en face d’eux et on les entendait remonter à la surface. Des sons surréalistes, doux, drôles, des claquements, des bulles. »
Des bruits mystérieux. Quarante ans qu’il tente de mieux les comprendre. Pour lui, l’intérêt et le mystère des bélugas continuent de croître avec le temps. « La meilleure garantie pour leur avenir, c’est qu’on prenne la mesure de leur beauté. »
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