De prime abord, le discours de guerre peut cependant sembler relever du défoulement verbal : une façon de répondre à l’émotion légitime suscitée par un attentat horrible qui a fait 130 morts, jusqu’à présent. Il ne faut pas perdre de vue néanmoins qu’il ne s’agit pas d’un duel entre Daech et la France, mais bien d’un attentat qui – au même titre que les 102 victimes de l’attentat d’Ankara du 10 octobre dernier, ou les 224 victimes de l’avion russe qui a explosé au-dessus du Sinaï le 31 octobre, ou encore les 43 victimes (au dernier chiffre connu) de l’attentat perpétré dans la banlieue sud de Beyrouth la veille même de l’hécatombe parisienne, pour ne citer que les événements les plus récents – constitue au premier chef une retombée fatale du conflit que les puissances mondiales ont laissé dégénérer en Syrie.
Le bilan de l’ensemble des violences de ces dernières années semble bien limité en comparaison de la catastrophe humaine syrienne. Le hic avec les rives sud et est de la Méditerranée, c’est toutefois que, contrairement au « cœur des ténèbres » qu’est encore l’Afrique centrale, les tragédies qui s’y développent ont une fâcheuse tendance à déborder sur le territoire de l’Europe, voire celui des Etats-Unis. L’indifférence à la souffrance des autres (au sens fort de l’altérité) – qui contraste fortement avec ce que j’ai appelé la « compassion narcissique » (pour les semblables) au lendemain des attentats de New York – n’est pas sans coût pour l’Occident lorsqu’il s’agit de l’Orient proche. Elle peut même s’avérer très coûteuse.
Mais le discours de guerre n’est pas seulement une question d’ordre sémantique, tant s’en faut. Il vise à faire de l’état d’exception la norme, contrairement à ce qu’indique son appellation. C’est d’autant plus le cas que la guerre est plus longue. Et la « guerre » est d’autant plus longue qu’elle vise non pas un Etat susceptible de conclure armistice et paix, ou de capituler, sinon d’être occupé et subjugué, mais une hydre terroriste capable de se régénérer en gagnant même en puissance, comme en témoigne la trajectoire qui a mené d’Al-Qaïda à Daech en passant par « l’Etat islamique d’Irak » donné pour largement battu en 2008-2010. Tant que guerre il y a, l’hydre terroriste a tendance à renaître de ses cendres parce qu’elle se nourrit de la guerre elle-même. C’est bien la nature même de l’ennemi qui a fait prédire à de nombreux commentateurs critiques ou approbateurs, au lendemain du 11 septembre 2001, que la « guerre contre le terrorisme » allait durer plusieurs décennies. La suite leur a donné raison.
Le corollaire du discours de guerre est déjà là : François Hollande a fait adopter une loi prorogeant de trois mois l’état d’urgence qu’il a proclamé, et qui est limité à douze jours par la loi en vigueur. Il souhaite faire réviser la constitution française pour accroître le registre des exceptions aux règles démocratiques qu’elle énonce, alors qu’il s’agit d’une constitution née en 1958 en situation d’exception et qui codifie déjà copieusement l’exceptionnalité à coup de pouvoirs exceptionnels (art. 16) et d’état de siège (art. 36). Dès maintenant, de graves violations des droits humains sont allégrement envisagées par le gouvernement français : déchéance de la nationalité visant les personnes détentrices d’une autre nationalité (suivez mon regard), enfermement sans inculpation, et autres cartes blanches données à l’appareil répressif.
Mais il y a plus grave encore : contrairement aux auteurs des attentats de New York, ceux de janvier et de novembre à Paris sont en grande majorité le fait de citoyens français (d’où la menace relative à la nationalité). Tandis que l’état de guerre est dans son essence même un état d’exception, c’est-à-dire un état de suspension des droits de la personne humaine, il y a une différence qualitative entre les conséquences qu’il entraîne selon que la guerre est portée en dehors du territoire national ou que l’ennemi potentiel se trouve sur ce même territoire. Les Etats-Unis ont pu rétablir fondamentalement l’exercice des droits civiques, quoique rognés, une fois leur territoire sécurisé dans son insularité, tandis qu’ils pratiquaient et continuent à pratiquer l’état d’exception à l’étranger. C’est toute l’hypocrisie du maintien de ce lieu de non-droit qu’est le camp de Guantánamo à courte distance de leurs côtes et en violation de la souveraineté de l’Etat cubain, comme de la pratique des exécutions extra-judiciaires à coup de drones qui font du Pentagone le plus meurtrier des tueurs en série.
Mais la France ? La question du « djihadisme » n’est pas extérieure à son histoire. Elle l’est si peu que sa première rencontre avec le djihad remonte à la sanglante conquête de l’Algérie par son armée, il y a bientôt deux siècles, même si le djihad d’aujourd’hui est qualitativement différent de celui d’antan par son caractère totalitaire. Le djihad, l’appareil militaro-sécuritaire français y a été confronté ensuite avec le Front de libération nationale de l’Algérie, dont le journal même s’appelait El Moudjahid (le pratiquant du djihad). C’est en s’engageant dans cette sale guerre coloniale, en 1955, que la France a promulgué la loi relative à l’état d’urgence. Et c’est dans des circonstances créées par la guerre d’Algérie que, pour la dernière fois avant le 14 novembre dernier, l’état d’urgence a été proclamé sur l’ensemble du territoire métropolitain de 1961 à 1963. Dans le cadre de cet état d’urgence, de terribles exactions furent pratiquées sur le sol français, outre les exactions devenues courantes en Algérie.
L’état d’urgence a été de nouveau proclamé sur une partie du territoire français métropolitain le 8 novembre 2005, il y a dix ans presque jour pour jour. Le rapport avec ce qu’a représenté la guerre d’Algérie n’a échappé à personne : une grande partie des jeunes impliqués dans les « émeutes des banlieues » étaient des produits de la longue histoire coloniale de la France en Afrique. Tout comme la majeure partie de la frange djihadiste française de ces dernières années, née de l’exacerbation des rancœurs qui explosèrent en 2005 et des espoirs déçus à coup de promesses non tenues. Ce sont ceux qui pâtissent de ce que nul autre que Manuel Valls, dans un moment fugace de lucidité politique le 20 janvier dernier, a appelé « un apartheid territorial, social, ethnique ».
La conséquence logique de cet aveu, c’est que le désenclavement territorial, social, et ethnique des populations « d’origine immigrée » et la fin de toutes les discriminations qu’elles subissent doivent constituer la réponse prioritaire au danger terroriste. Cela doit se combiner avec une politique extérieure qui remplace la vente des canons et la fanfaronnade militaire d’un Etat qui tient à jouer à la puissance impériale (contrairement à son voisin allemand pourtant bien plus riche) par une politique de paix, de droits humains et de développement conforme à la charte des Nations Unies dont il est coauteur. La ministre suédoise social-démocrate des affaires étrangères qui a décidé d’interdire la vente d’armements au royaume saoudien par les marchands de canons de son pays a montré la voie.
La réponse adéquate au danger terroriste, c’est aussi un soutien résolu, mais non intrusif, à celles et ceux qui se battent pour la démocratie et l’émancipation au Moyen-Orient et en Afrique du Nord contre l’ensemble des Etats despotiques de la région, qu’il s’agisse des monarchies pétrolières ou des dictatures militaires et policières. Le « printemps arabe » de 2011 a marginalisé pour un temps le terrorisme djihadiste. C’est sa défaite, avec la collusion des grandes puissances, qui a fait rebondir ce dernier plus vigoureusement, fort de la frustration des espoirs créés.
* Une version raccourcie de cette article a été publiée en tribune dans le Monde daté du 26 novembre 2015. Les incises sont de la rédaction de à l’Encontre.
* Gilbert Achcar est professeur à l’Ecole des études orientales et africaines (SOAS, Université de Londres). Auteur, entre autres, de Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, Sindbad, 2015 ; Le choc des barbaries : terrorisme et désordre mondial, rééd. 10/18, 2004.