François Hollande face au choc de tout un pays. Encore une fois. Face à l’émotion, aux questions, à la colère. Depuis vendredi, l’exécutif a multiplié les interventions très martiales, face à ce qu’il considère comme un « acte de guerre » commis par une « armée terroriste ». Un champ lexical, une analyse guerrière que le chef de l’État devrait reprendre à son compte lundi 16 novembre pour justifier de nouvelles mesures sécuritaires, notamment la prolongation de l’état d’urgence (lire Etat d’urgence, mode d’emploi), et l’intensification des frappes françaises en Syrie. Ce n’est plus l’après-Charlie et les appels à la cohésion du pays. L’union nationale est déjà en lambeaux.
Le président de la République a choisi de s’adresser à la nation de la façon la plus solennelle qui soit, en prononçant lundi un discours devant les parlementaires exceptionnellement réunis en Congrès à Versailles. Ce sera la troisième fois seulement dans l’histoire de la République qu’un chef de l’État utilise cette possibilité constitutionnelle, réactivée par la modification constitutionnelle de 2008. En 2009, Nicolas Sarkozy avait déjà convoqué le Congrès pour évoquer la crise financière. L’allocution de Hollande sera suivie d’un débat – après le départ du chef de l’État, comme le prévoit la Constitution – à la demande du groupe LR (ex-UMP).
Mais dès dimanche soir, les avions français ont bombardé la ville syrienne de Raqqa, fief de l’État islamique (EI, ou Daech). Une première pour la France qui s’était jusque-là contentée de positions plus isolées de l’EI, et surtout moins peuplées de civils. Selon le ministère de la défense, dix chasseurs ont largué vingt bombes : les frappes, menées à 19h50 et 20h25, ont visé deux sites tenus par Daech à Raqqa. Le premier objectif détruit était utilisé par Daech comme poste de commandement, centre de recrutement djihadiste et dépôt d’armes et de munitions, le deuxième objectif abritait un camp d’entraînement terroriste, précise le ministère de la défense dans un communiqué. L’opération a été conduite en coordination avec les forces américaines.
L’annonce était attendue après les déclarations très martiales du président de la République samedi. « Ce qui s’est passé est historiquement encore plus dingue que les attentats de Charlie. On est face à l’extraordinaire, face à l’événement historique », explique une source militaire. Par le bilan, mais aussi par le mode opératoire que l’enquête commence à démêler. « Cela correspond au pire de ce que l’on savait possible. Le bilan est directement corrélé à un mode d’action perfectionné », poursuit la source de défense. « On n’imaginait pas qu’ils pouvaient avoir recours à des kamikazes prêts à se suicider comme en Irak. Et là, il ne s’agit plus d’une attaque ciblée. Ils ont touché la France jeune, urbaine, métissée », raconte de son côté une source policière.
À l’Élysée, on fait la même analyse : les attentats de vendredi ne sont pas une répétition de ceux de janvier ; il y a, pour les proches de François Hollande, une gradation, voire un changement de nature. « En janvier, les terroristes avaient grandi en France, un pays dans lequel ils ne se reconnaissaient plus. Cette fois, c’est une armée terroriste qui forme des combattants étrangers et français pour s’attaquer à la France. Et ce n’est plus à des journalistes, des juifs et des policiers que l’on s’attaque. C’est à tous les Français », explique l’entourage du président de la République. « La réponse doit être différente », indique un autre conseiller de François Hollande.
Le président devrait donc lundi, dans son discours, reprendre cette analyse en parlant d’un « acte de guerre » commis par une « armée terroriste » qui organise depuis la Syrie des opérations en France, avec un soutien logistique en Europe et en France, et qui « veut s’en prendre à tous les Français, à ce que nous sommes et ce que nous faisons en luttant contre le terrorisme et par notre politique étrangère », précise-t-on à l’Élysée. François Hollande devrait ensuite annoncer l’intensification des frappes françaises en Syrie, ainsi que l’adaptation du dispositif de sécurité en France. « Sans jamais renoncer à l’État de droit », insiste son entourage.
« Mais le choix des termes depuis vendredi montre qu’on est prêt à aller assez loin », précise-t-on de même source. Il montre aussi une porosité, du moins langagière, au discours néoconservateur des années Bush et de sa « guerre contre le terrorisme » qui avait institué les « ennemis combattants illégaux » pour justifier les mesures exceptionnelles de l’administration américaine.
Le gouvernement souhaite prolonger l’état d’urgence pour trois mois, comme l’a indiqué Le Figaro. Les forces de sécurité avaient réclamé dès samedi son maintien au moins jusqu’à la fin de la COP21. « Nous allons devoir assurer la sécurité de plus de 140 délégations étrangères pour le sommet sur le changement climatique, alors que nous sommes à la limite de nos capacités en termes de forces de sécurité. Nous avons besoin de tous les dispositifs réglementaires pour pouvoir répondre à cette situation d’extrême urgence », explique une source policière.
François Hollande a également indiqué aux parlementaires reçus dimanche à l’Élysée son souhait de modifier la loi de 1955 sur l’état d’urgence, notamment concernant le « périmètre » et la « durée », actuellement limitée à 12 jours sans vote du Parlement. La poursuite de l’intervention en Syrie doit elle aussi être soumise au parlement : l’Assemblée nationale en débattra et votera le 25 novembre prochain, indique-t-on de source parlementaire.
Dès samedi, à la sortie du conseil restreint de défense à l’Élysée, François Hollande a utilisé l’expression d’un « acte de guerre ». « C’est un acte de guerre qui a été commis par une armée terroriste, Daech, contre la France, contre les valeurs que nous défendons partout dans le monde, contre ce que nous sommes, un pays libre, qui parle à l’ensemble de la planète. C’est un acte de guerre qui a été préparé, planifié de l’extérieur et avec des complicités intérieures. C’est un acte d’une barbarie absolue », avait indiqué le chef de l’État. Avant de prévenir : « La France, parce qu’elle a été agressée lâchement, honteusement, violemment, la France sera impitoyable à l’égard de Daech. Elle agira avec tous les moyens dans le cadre du droit, avec tous les moyens, et sur tous les terrains, intérieur comme extérieur. » Il s’agit d’une « agression armée d’une ampleur historique », a également indiqué le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, dans un entretien au JDD. « Daech est une véritable armée terroriste. »
Un état d’urgence prolongé
Le premier ministre, Manuel Valls, a, comme souvent, été encore plus loin, samedi soir sur TF1 : « Nous sommes en guerre. (...) Nous frapperons cet ennemi pour le détruire, en Europe, mais aussi en Syrie et en Irak. Et nous répondrons au même niveau que cette attaque. Avec la volonté de détruire cette armée terroriste. Et nous gagnerons cette guerre. » Martial, Valls a de nouveau évoqué « l’ennemi intérieur » et pointé « l’extérieur ». « Une guerre nécessite des moyens exceptionnels », a-t-il indiqué. « Il n’y aura pas un moment de répit pour ceux qui s’attaquent à la République. Avec les moyens de l’État de droit, mais forts. (...) Parce que nous sommes en guerre nous devons nous attendre à d’autres répliques. Et nous répliquerons », a souligné le premier ministre.
Signe du ton extrêmement sécuritaire choisi par l’exécutif, Manuel Valls s’est refusé à disqualifier trop directement la proposition de Laurent Wauquiez (et du Front national) de placer en centre d’internement toutes les personnes avec une fiche S, soit « plus de 10 000 personnes », selon le premier ministre. « Je suis prêt à examiner toutes les solutions réalistes, conformes au droit, à nos valeurs, et surtout qui soient efficaces. (...) Je suis ouvert à toutes les propositions. Les Français demandent de l’efficacité », a répondu le premier ministre. En réalité, il y est opposé – le dispositif est jugé inutile et inapplicable par l’exécutif – mais le gouvernement ne veut surtout pas laisser trop d’espace à la droite. « Il ne faut pas la laisser occuper le terrain national », explique un proche de François Hollande.
Car la droite a déjà battu en brèche les appels à l’unité nationale de François Hollande. La demande du groupe Les Républicains (LR, ex-UMP) d’un débat après l’allocution du président au Congrès en est l’illustration. Les déclarations de Nicolas Sarkozy aussi – dès dimanche soir, il a prévu de dérouler sur TF1 ses propositions pour « garantir la sécurité de tous nos compatriotes ». Il fera des « propositions fortes pour infléchir notre politique étrangère, prendre des décisions courageuses au niveau européen et renforcer notre politique de sécurité à la hauteur de la menace », a prévenu Frédéric Péchenard, le directeur général de LR. « Notre politique extérieure doit intégrer le fait que nous sommes en guerre. Notre politique de sécurité intérieure également. Nous avons besoin d’inflexions majeures pour que la sécurité soit pleinement assurée », a déjà déclaré Nicolas Sarkozy vendredi. François Fillon et Bruno Le Maire sont déjà allés dans le même sens. Seul Alain Juppé continue de prôner cette « union nationale » bien fragile.
Mais personne, pour l’instant, n’a remis en question les mesures exceptionnelles déjà annoncées par l’exécutif : l’état d’urgence sur tout le territoire (une première depuis la guerre d’Algérie), le rétablissement des contrôles aux frontières ou encore le renforcement du rôle de l’armée (avec 3 000 militaires supplémentaires mobilisés sur le sol national). Même à gauche, quasiment aucune voix ne s’est élevée pour alerter sur les risques démocratiques. « Nous soutenons les mesures d’exception décidées. Elles en appellent d’autres », a même déclaré le premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis.
François Hollande et son gouvernement ont prévu d’aller encore plus loin. Selon plusieurs sources interrogées par Mediapart, les deux derniers conseils restreints de défense ont évoqué l’intensification et la diversification des frappes françaises en Syrie. Cette semaine, l’armée française a frappé pour la première fois un point de délivrance pétrolier et une usine de gaz. Elle pourrait multiplier ce type d’opérations. « C’est l’ensemble des capacités de Daech que nous devons viser. (...) Il existe d’autres centres de ce genre et nous continuerons de les frapper », a expliqué Le Drian au JDD.
La France étudierait des frappes sur les moyens logistiques qui contribuent au financement de Daech, notamment des bases portuaires qui servent à sortir le pétrole en provenance des régions d’Irak sous son contrôle, selon nos informations. Lors du sommet du G20 à Ankara, réuni ce dimanche 15 novembre, les différents responsables politiques ont souscrit en partie à l’analyse française, réclamée de longue date par l’état-major français des armées, en indiquant leur volonté de coopérer sur les sources de financement du terrorisme.
Mais l’extension des frappes françaises pose plusieurs problèmes : celui de leur efficacité au nom d’une lutte contre le terrorisme qui a systématiquement échoué depuis 2001, celui du manque de moyens de l’armée française, déjà déployée sur de nombreux terrains d’opérations, notamment en Afrique, celui du risque de « dommages collatéraux » en tuant des civils, et celui du cadre légal de l’intervention française.
Sur le terrain national, des dispositifs sécuritaires pourraient être aménagés pour faciliter l’action de la police et des services de renseignement. Un projet de loi sur le rôle de l’armée en opération intérieure était déjà en cours de préparation – il était prévu pour le début d’année 2016.
Dès samedi, des voix issues aussi bien des forces responsables de la sécurité intérieure que des lobbies très proches du renseignement et très introduits au sein de l’appareil d’État ont commencé à se faire entendre pour demander un renforcement des mesures sécuritaires. Alors que la loi sur le renseignement, déjà considérée comme d’exception par de nombreux spécialistes [1], est en cours de promulgation, de nombreux responsables de la sécurité souhaitent revenir, à la lumière des attentats de vendredi, sur les limitations qui ont été posées par le défenseur des droits, Jacques Toubon, entre autres sur son champ d’application. Ces derniers entendent revenir notamment sur l’encadrement des moyens d’écoute et de renseignements qui ont été accordés aux seuls services de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et du renseignement pour les étendre à un certain nombre de services de police et de gendarmerie. Ils entendent mener bataille pour infléchir la ligne gouvernementale à l’occasion des décrets d’application qui doivent être approuvés par le conseil d’État le 1er décembre.
De façon plus feutrée mais tout aussi efficace, des lobbyistes, très proches du monde du renseignement et très introduits dans l’appareil d’État, ont commencé à militer pour l’extension des moyens de sécurité au privé, en invoquant l’urgence et la rigueur budgétaire. Alors que les employés de sécurité de la SNCF et de la RATP, déjà armés, pourraient être autorisés prochainement à fouiller les bagages et les personnes, ceux-ci proposent d’enrôler des forces de sécurité privée armées pour assurer la sécurité de certains lieux à la place de la police. L’idée, déjà avancée par certains syndicats policiers, semble cheminer rapidement.
Notes
[1] Voir, sur ESSF la rubrique (1370) qui continuera à être complétée, notamment avec des articles de Mediapart.