Tiré du blogue de Christine Delphy.
[Discours prononcé au Boston College, lors d’une conférence sur les Alternatives au complexe militaro-industriel, dans un panel sur « Défendre des valeurs sans violence », le 5 avril 1975]
[Et] finalement je me retourne le cœur,
je tourne le mauvais côté vers
l’extérieur, et le bon vers l’intérieur,
et ne cesse de chercher un moyen
de devenir comme j’aimerais tant être et
comme je pourrais être,
si… personne d’autre ne vivait sur terre.
Le Journal d’Anne Franck
1er aout 1944, 3 jours avant son arrestation.
(1)
Le féminisme, selon The Random House Dictionary, est défini comme « la doctrine préconisant l’attribution aux femmes des droits sociaux et politiques égaux à ceux des hommes ». C’est l’un des principes du féminisme, et je vous incite à ne pas ironiser dessus, à ne pas le caricaturer comme réformiste, à ne pas le discréditer au nom de ce que vous pouvez considérer comme une pureté radicale de gauche.
Certaines et certains d’entre vous se sont battus de tout leur cœur et de toute leur âme pour les droits civiques des Noir-es. Vous compreniez que s’asseoir à un comptoir sale et manger un hamburger pourri n’avait en soi aucune valeur révolutionnaire – et pourtant vous compreniez aussi l’indignité, l’indignité avilissante, de ne pas pouvoir le faire. Alors vous et d’autres comme vous avez mis votre vie en jeu pour que les Noir-es n’aient pas à souffrir des indignités systématiques quotidiennes d’exclusion d’institutions que, en fait, vous n’approuviez pas. Durant toutes les années du mouvement des droits civiques, je n’ai jamais entendu un homme blanc radical dire à un homme noir : « ¿Pourquoi voulez-vous manger là-bas, c’est tellement plus agréable de rentrer manger de la Kacha chez soi. » Il était entendu que le racisme était une pathologie purulente et que cette pathologie devait être contestée partout où apparaissaient ses symptômes effrayants : pour tenir en respect la croissance de cette pathologie ; pour réduire ses effets débilitants sur ses victimes ; pour tenter de sauver des vies noires, une par une si nécessaire, des ravages d’un système raciste qui condamnait ces vies à une misère amère.
Et pourtant, quand il s’agit de vos propres vies, vous n’avancez pas la même revendication. Le sexisme, adéquatement défini comme l’asservissement systématique culturel, politique, social, sexuel, psychologique et économique des femmes aux hommes et aux institutions patriarcales, est lui aussi une pathologie purulente. Il prolifère dans chaque maison, dans chaque rue, dans chaque tribunal, dans chaque contexte de travail, dans chaque émission de télévision, dans chaque film. Il prolifère dans pratiquement toutes les transactions entre un homme et une femme. Il prolifère dans chaque interaction entre une femme et les institutions de cette société dominée par les hommes. Le sexisme prolifère quand nous sommes violées, ou quand nous sommes mariées. Il prolifère quand on nous refuse le contrôle absolu sur nos propres corps – chaque fois que l’État ou un homme décide à notre place des utilisations qui en seront faites. Le sexisme prolifère quand on nous enseigne à nous soumettre aux hommes, sexuellement et/ou intellectuellement. Il prolifère quand on nous enseigne et nous force à servir les hommes dans leurs cuisines, dans leurs lits, comme domestiques, comme intendante affrétée à leurs causes de merde dans leurs multiples combats, comme disciples dévouées à leur travail, quel que soit ce travail. Il prolifère quand on nous enseigne et nous oblige à les nourrir en tant qu’épouses, mères, amantes ou filles. Le sexisme prolifère quand on est forcée d’étudier la culture masculine, mais qu’aucune reconnaissance ou fierté n’est allouée à la nôtre. Le sexisme prolifère quand on nous apprend à vénérer et à respecter les voix masculines, de sorte que nous n’avons pas de voix propres. Le sexisme prolifère, dès l’enfance, quand nous sommes obligées de limiter toute pulsion vers l’aventure, toute ambition d’accomplissement ou de grandeur, toute action ou idée audacieuse ou originale. Le sexisme prolifère jour et nuit, jour après jour, nuit après nuit. Le sexisme est la fondation sur laquelle toute tyrannie est construite. Toute forme sociale de hiérarchie et de violence est façonnée à partir de la domination de l’homme sur la femme.
Je n’ai jamais entendu un homme blanc radical ridiculiser ou dénigrer un homme noir parce que celui-ci exigeait l’adoption de la loi sur les droits civiques, ou qu’il reconnaissait les valeurs racistes qui sous-tendaient tout refus de voter en sa faveur. Pourtant, beaucoup de femmes de gauche m’ont dit, « je n’arrive pas à comprendre l’intérêt politique de l’amendement sur l’égalité des droits. » Un dialogue plus poussé révèle toujours que ces femmes de gauche ont été dénigrées par des hommes de gauche parce qu’elles craignaient que l’amendement relatif à l’égalité des droits ne soit pas adopté cette année ou dans un proche avenir. Laissez-moi vous parler de « l’intérêt politique de l’amendement sur l’égalité des droits » – le refus de l’adopter est un refus de reconnaître les femmes comme suffisamment saines de corps et d’esprit pour exercer les droits de citoyenneté ; le refus de l’adopter condamne les femmes à des vies de chimères devant la loi ; le refus de l’adopter est une affirmation de l’idée que les femmes sont inférieures aux hommes en vertu de la biologie, comme condition de naissance. Dans la classe politique, il est honteux d’être raciste ou antisémite. Aucune honte ne s’attache à un mépris affirmé à l’égard des droits civiques des femmes.
À mon sens, tout homme qui admet réellement votre droit à la dignité et à la liberté admettra que les symptômes effrayants du sexisme doivent être contestés partout où ils apparaissent : pour tenir en respect la croissance de la pathologie même ; pour réduire ses effets débilitants sur ses victimes ; pour tenter de sauver des vies de femmes, une par une si nécessaire, des ravages d’un système sexiste qui condamne ces vies à une misère amère. Tout homme qui est votre camarade connaîtra dans ses tripes l’indignité, l’indignité avilissante, d’une exclusion systématique des droits et des responsabilités de la citoyenneté. Tout homme qui est votre vrai camarade s’engagera à mettre en jeu son corps, sa vie, afin que vous ne soyez plus soumises à cette indignité. Je vous invite à regarder vos camarades masculins de gauche et à déterminer s’ils ont pris cet engagement envers vous. S’ils ne l’ont pas fait, alors ils ne prennent pas votre vie au sérieux, et tant que vous travaillez pour et avec eux, vous ne prenez pas vos vies au sérieux non plus.
(2)
Le féminisme est un voyage exploratoire, qui vient juste de commencer. On a enseigné aux femmes que, pour nous, la terre est plate, et que si nous nous aventurons dehors, nous chuterons des bords. Certaines d’entre nous se sont néanmoins aventurées, et jusqu’à présent nous ne sommes pas tombées. C’est ma conviction, ma conviction féministe, que nous ne tomberons pas.
Notre périple compte trois volets. D’abord, nous devons découvrir notre passé. Cette route en arrière est obscure, difficile à repérer. Nous cherchons des indices qui nous disent : des femmes ont vécu ici. Et puis nous essayons de voir ce qu’était la vie pour ces femmes. C’est un périple amer. Nous constatons que pendant des siècles, durant toutes les époques connues, les femmes ont été violées, exploitées, humiliées, systématiquement et de façon inconcevable. Nous constatons que des millions et des millions de femmes sont mortes, victimes d’un gynocide organisé. Nous voyons une succession d’atrocités, exécutées à une échelle si énorme que d’autres atrocités pâlissent en comparaison. Nous voyons que le gynocide prend plusieurs formes – le massacre, l’amputation, la mutilation, l’esclavage, le viol. Ce que nous découvrons est difficile à supporter.
Deuxièmement, nous devons examiner le présent : comment est organisée la société actuelle ; comment vivent les femmes maintenant ; comment fonctionne ce système mondial d’oppression basée sur le genre qui s’empare de tant de vies invisibles ; quelles sont les sources de la domination masculine ; comment se reproduit-elle par la violence organisée et les institutions totalitaires ? Ceci aussi est un périple amer. Nous constatons que, partout dans le monde, notre peuple, les femmes, est enchaîné. Ces chaînes sont psychologiques, sociales, sexuelles, juridiques, économiques. Ces chaînes sont lourdes. Ces chaînes sont cadenassées par une violence systémique perpétrée contre nous par la classe de genre des hommes. Ce que nous découvrons est difficile à supporter. Il nous est difficile de sortir de ces chaînes, de trouver les moyens de retirer notre consentement à l’oppression. Il nous est difficile de définir quelles formes doit prendre notre résistance.
Troisièmement, nous devons imaginer un avenir dans lequel nous serions libres. Imaginer cet avenir est la seule façon de nous stimuler pour que nous ne restions pas victimes de notre passé et de notre présent. Seule le fait d’imaginer cet avenir peut nous donner la force de récuser notre comportement d’esclave – pour l’identifier chaque fois qu’il se manifeste en nous, et pour l’extirper de nos vies. Ce périple n’est pas amer, mais il est incroyablement difficile – car chaque fois qu’une femme renonce au comportement d’esclave, elle rencontre, dressées devant elle, la force et la cruauté de son oppresseur.
Les femmes engagées politiquement posent souvent la question « Comment pouvons-nous, en tant que femmes, soutenir les luttes d’autres personnes ? » Cette question posée comme base d’une analyse et d’une action politique réplique la configuration même de notre oppression – elle nous maintient dans la position d’une classe de genre composée d’auxiliaires. Si nous n’étions pas des femmes – si nous étions des travailleurs masculins, ou des hommes noirs, ou toute autre catégorie d’hommes – il nous suffirait d’énumérer les faits de notre oppression ; il suffirait de cela pour donner à notre lutte une crédibilité aux yeux des hommes radicaux.
Mais nous sommes des femmes et le fait premier de notre oppression est que nous sommes invisibles pour nos oppresseurs. Le second fait de notre oppression est que nous avons été entraînées – pendant des siècles et dès notre petite enfance – à voir à travers leurs yeux, et nous sommes donc invisibles pour nous-mêmes. Le troisième fait de notre oppression est que nos oppresseurs ne sont pas seulement des hommes chefs d’État, des hommes capitalistes, des hommes militaristes – mais ils sont également nos pères, fils, maris, frères et amants. Aucun autre peuple n’est si complètement mis en cage, si complètement colonisé, si dépourvu de tout souvenir de liberté, si affreusement dépouillé d’identité et de culture, si absolument diffamé comme groupe, si avili et humilié comme une prérogative de la vie quotidienne. Et pourtant, nous continuons, aveugles, et nous demandons encore et encore, « Que peut-on faire pour eux ? » Il est temps de demander, « Que doivent-ils faire maintenant pour nous ? » Cette question doit être la première question dans tout dialogue politique avec des hommes.
(3)
Les femmes, pendant tous ces siècles patriarcaux, ont été inébranlables dans la défense de vies autres que les nôtres. Nous sommes mortes en couche afin que d’autres puissent vivre. Nous avons soutenu la vie d’enfants, de maris, de pères et de frères en guerre, en périodes de famine, durant toutes les sortes de désastres. Nous l’avons fait dans l’âpreté d’une servitude universelle. Tout ce qui peut être su dans le patriarcat à propos de l’engagement envers la vie, nous le savons. Tout ce que nécessite le maintien de cet engagement dans le patriarcat, nous l’avons.
Il est maintenant temps de récuser le patriarcat en valorisant nos vies aussi pleinement, aussi sérieusement, aussi résolument, que nous avons valorisé d’autres vies. Il est temps maintenant de nous engager à nous soutenir et nous protéger mutuellement.
Nous devons enraciner socialement des valeurs issues de la sororité. Nous devons enraciner les valeurs qui récusent la suprématie phallique, qui récusent l’agression phallique, qui récusent toutes les relations et institutions fondées sur la domination masculine et la soumission féminine.
Il ne sera pas facile pour nous d’enraciner des valeurs issues de la sororité. On nous a plongées durant des siècles les valeurs masculines au fond de la gorge et de la chatte. Nous sommes les victimes d’une violence si omniprésente, si constante, si implacable et sans fin, que nous ne pouvons pas la pointer et dire : « C’est là qu’elle commence et là qu’elle s’arrête. » Toutes les valeurs que nous pourrions préserver comme conséquence de nos allégeances aux hommes et à leurs idées sont saturées du fait ou du souvenir de cette violence. Nous en savons plus à propos de la violence que tout autre peuple de la planète. Nous en avons absorbé de telles quantités – en tant que femmes et en tant que Juives, Noires, Vietnamiennes, Amérindiennes, etc. – que nos corps et nos cœurs en demeurent scarifiés.
Je vous invite à considérer que tout engagement à la non-violence qui est réel, qui est authentique, doit commencer par reconnaître les formes et les degrés de violence perpétrée contre les femmes par la classe de genre des hommes. Je vous invite à considérer que toute analyse de la violence, ou toute volonté d’agir contre elle, qui ne commence pas par-là est creuse et insignifiante, un leurre qui aura, pour conséquence directe, la perpétuation de votre servitude. Je vous invite à considérer que tout apôtre homme de la soi-disant non-violence qui n’est pas engagé, corps et âme, à mettre fin à la violence contre vous n’est pas digne de confiance. Il n’est pas votre camarade, ni votre frère ni votre ami. Il est quelqu’un pour qui votre vie est invisible.
En tant que femmes, la non-violence doit commencer pour nous dans le refus d’être violée, dans le refus d’être victime. Nous devons trouver des alternatives à la soumission, car notre soumission – au viol, à l’agression, à la servitude domestique, à la violence et à la victimisation de toutes sortes – perpétue la violence.
Le refus d’être victime ne trouve son origine dans aucun acte de résistance d’origine aussi masculine que le meurtre. Le refus dont je parle est un refus révolutionnaire d’être une victime, n’importe quand, n’importe où, face à un ami ou un ennemi. Ce refus nécessite le désapprentissage consciencieux de toutes les formes de soumission masochiste qui nous sont enseignées comme attribut même de la condition féminine. L’agression masculine se nourrit du masochisme féminin comme les vautours se nourrissent de charogne. Notre projet de non-violence consiste à trouver les formes sociales, sexuelles, politiques et culturelles qui récusent nos comportements de soumission programmés, pour que l’agression masculine ne puisse trouver aucune chair morte pour se repaître.
Quand je dis qu’il nous faut enraciner des valeurs qui prennent leur origine dans la sororité, ça signifie que nous ne devons pas accepter, même pour un instant, les notions masculines de ce qu’est la non-violence. Ces idées n’ont jamais condamné la violence systématique exercée contre nous. Les hommes qui endossent ces idées n’ont jamais renoncé aux comportements, aux privilèges, aux valeurs et aux prétentions masculines qui sont en soi des actes de violence contre nous.
Nous réduirons la violence en refusant d’être violées. Nous récuserons tout le système patriarcal, avec ses institutions sadomasochistes, avec ses arrangements sociaux de domination et de soumission basés sur le modèle de l’homme dominant la femme, quand nous refuserons consciencieusement, rigoureusement et absolument d’être le terreau dans lequel l’agression, la vanité et l’arrogance masculines peuvent proliférer comme autant de mauvaises herbes.
Andrea Dworkin
Traduit par Yeun Lagadeuc-Ygouf et révisé par Martin Dufresne
https://tradfem.wordpress.com/2020/05/04/andrea-dworkin-redefinir-la-non-violence/
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