Édition du 17 décembre 2024

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Afrique

Afrique du Sud : une nouvelle étape de luttes, de nouvelles perspectives à gauche

Le récent mouvement étudiant constitue un tournant dans la situation sud-africaine. Commencé à Cap Town par l’exigence du démontage sur le campus universitaire de la statue de Cécile Rhodes – le symbole même de la domination blanche – il s’est généralisé au pays contre l’augmentation annoncée des frais universitaires et pour la ré-internalisation aux campus des postes de sous-traitance précaire occupés par un grand nombre d’ouvriers.

Le mouvement a obtenu satisfaction sur l’essentiel. Le gouvernement a dit renoncer aux augmentations des frais et engager, dit-il, une politique de réduction de la sous-traitance. Les étudiants ont ainsi été capables de faire reculer pour la première fois la politique d’austérité du pouvoir à une telle échelle et par un mouvement national.

Cette mobilisation ne pouvait qu’ouvrir d’autres débats. L’un sur la violence face aux nombreux coups de force et arrestations menés par la police ; l’autre sur la poursuite de la grève pour exiger in fine une éducation globalement gratuite. Il n’est en effet pas anodin que cela ait démarré avec l’affaire de la statue de Rhodes. L’université enregistre une première massification des étudiants noirs qui ont aujourd’hui 20 ans et n’ont connu que le nouveau régime. Ces étudiants qui constituent aujourd’hui l’écrasante majorité des effectifs ont remis sur la table le fait que les conditions universitaires demeurent celles de l’apartheid, en termes de coût financier pour les familles mais aussi de contrôle de l’institution. Il n’y a par exemple que cinq professeurs noirs sur plus de 250 professeurs à l’université de Cape Town. Il y a donc eu un lien vite établi entre la dénonciation des frais universitaires et l’exigence d’une déségrégation de l’institution.

Ségrégation et capitalisme

L’Afrique du Sud est un pays très politisé. La mobilisation étudiante s’est senti quelques filiations avec le soulèvement étudiant de 1977, soulignant la nécessaire continuité avec les luttes anti-apartheid des générations précédentes. Car tous les mouvements sociaux depuis le changement institutionnel de 1994 ont eu pour fondement la dénonciation des relations d’exploitation maintenues. Une économie dominée par la bourgeoisie blanche et des classes exploitées essentiellement noires vivant toujours, pour certaines, dans des conditions de dénuement total.

Les meetings sur les campus ont montré l’extrême exacerbation de ces ouvriers noirs, femmes et hommes, qui pour des salaires de misère travaillent dans des lieux symbolisant l’histoire de la domination blanche. Or les étudiants ont su faire le pont avec ces travailleurs.

Finalement, cette explosion étudiante fait franchir un pas supplémentaire dans la politisation de la situation politique. Elle relance l’idée que la lutte contre la ségrégation ne pouvait pas s’arrêter en 1994.

C’est donc bien une reprise de la lutte anti-ségrégation à laquelle nous assistons sur fond de confrontation sociale quasi incessante. Selon la police en 2014 environ 2300 manifestations ont dégénérées en « violences ». Or, la puissante mobilisation étudiante s’ajoute, pour le moins, à deux autres grandes fractures, celle du massacre de Marikana de 34 mineurs grévistes en août 2012 et celle de la sortie en 2013 du syndicat de la métallurgie (NUMSA) de la fédération COSATU - soutien indéfectible du régime que constituent l’ANC et le Parti communiste.

La victoire des étudiants était sans doute le chainon manquant pour une accélération de la recomposition politique et syndicale. Mais les difficultés s’annoncent immenses.

Cette nouvelle radicalité confirme la combinaison complexe de la question ethnique/nationale et la question sociale. L’anticapitalisme en Afrique du Sud ne peut pas faire l’impasse sur cette relation étroite et systémique. La fameuse Afrique du Sud « arc en ciel » de Nelson Mandela n’a jamais existé. Ceux d’en haut sont blancs et ceux d’en bas ne le sont pas ; entre les deux la bureaucratie affairiste de l’ANC et du PC gère à la fois les institutions et son propre fonds de commerce.

Mais la combinaison des exigences sociales et démocratiques n’est jamais chose simple. Question de curseur, mais aussi question de base sociale et de secteurs en lutte. Les mouvements politiques sud-africains couvrent ainsi un large éventail qui va d’affirmations communistes staliniennes et très ouvriéristes à des proclamations nationalistes et culturelles noires.

Compétition pour une nouvelle force politique

Dans cette phase de reconstruction du mouvement politique et social, deux grandes forces dominent l’échiquier et ont toutes deux l’ambition d’en prendre le leadership.

La première est constituée par la direction du Numsa. Sa rupture avec la coalition au pouvoir et avec sa centrale syndicale s’est faite sur le constat d’une trahison systématique des luttes et d’une corruption endémique. Mais cette direction a été totalement formatée par les concepts du Parti communiste. Sa rupture avec le régime n’a pas encore engagé de réelle remise à plat du rapport entre parti et mouvement de masse. Dès la scission, cette direction syndicale a posé le triple défi de reconstruire une nouvelle centrale, de donner naissance à un grand mouvement social unitaire (United Front), de lancer un mouvement « pour le socialisme » et d’ouvrir un débat sur le Parti des travailleurs ! Cela fait beaucoup pour une direction somme toute restreinte, qui se dit « marxiste-léniniste » et qui défend l’idée insolite que le Numsa lui-même est un syndicat marxiste-léniniste en dépit de son caractère de masse (340.000 d’adhérents). Le Numsa est donc en train de s’apercevoir que son montage en quatre poupées russes n’est pas évident. A quelques nuances près selon ses membres, son idée est d’en « hégémoniser » chaque maillon au nom du leadership de la classe ouvrière. Une sorte de continuum entre syndicat, mouvement social et parti ouvrier.

L’autre force est constituée par l’EFF (Economical Freedom Fighters) née de l’exclusion en 2012 du dirigeant de l’organisation de jeunesse de l’ANC, Julius Malema. Avec ses camarades, il a intelligemment joué sur deux leviers : la dénonciation de la corruption (point de départ de son exclusion) et la jeunesse.

Excellent communicants, ils ont su utiliser la fierté d’appartenance (béret et teeshirt rouge pour tous les militants) et ils se sont servis de leur tout jeune groupe parlementaire pour dénoncer la prévarication et les violences policières. En plein mouvement étudiants, ils ont organisé une marche de 20 km reliant tous les lieux symboliques du pouvoir politique et économique et qui a mobilisé près de 50.000 personnes. Eux aussi veulent s’affirmer comme le parti dirigeant, soulignant qu’ils ont construit le plus grand parti politique jamais vu sur tout le continent… Et c’est sur cette base quelque peu hardie qu’ils disent vouloir engager le débat avec les autres, y compris avec la direction du Numsa.

Les textes programmatiques de l’EFF ont divers facettes. En mélangeant explicitement marxisme-léninisme et « fanatisme [1] », ils laissent un goût de trop peu en n’allant guère au-delà du slogan. Par exemple, on ne peut dans ce pays se contenter d’annoncer « l’expropriation de la terre sans compensation et sa redistribution égalitaire ». S’il est certain qu’il faut apporter une solution à l’extrême pauvreté des populations rurales noires et à l’exode vers les villes, la réponse ne peut être simplement celle du morcellement de l’agriculture blanche. C’est sur des questions comme celles-ci que l’idéologie d’EFF laisse entrevoir un socialisme qui rappelle parfois celui des « marxismes » africains des années 80, du Mozambique ou de l’Angola par exemple. Mais pour le moment, Joseph Malema et son parti engrangent d’importants succès, contribuent à la politisation de la jeunesse et se montrent capables de déstabiliser l’ANC.

Tous ces changements génèrent évidemment de grands espoirs. Mais il ne faut pas aller trop vite en besogne. Le projet du Numsa interroge sur sa faisabilité et l’EFF laisse quelques zones d’ombre sur son fonctionnement interne. Le processus de recomposition n’en est donc qu’à ses débuts. Surtout que le pays reste gros de toutes les violences possibles, comme l’ont montré les émeutes xénophobes dans les townships contre les travailleurs et commerçants venus d’autres pays africains. De plus, l’ANC garde une base massive dans les zones rurales en utilisant les chefferies traditionnelles, ce qui lui laisse une grande marge de manœuvre mais aussi d’intimidation.

Notes

[1] En référence à Franz Fanon (1925 – 1961), anticolonialiste martiniquais, auteur de « Peau noire, masques blancs » et « Pour la révolution africaine ».

Claude Gabriel

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