Édition du 19 novembre 2024

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Afrique

Afrique du Sud. Eskom, une centenaire à l’agonie

Incapable de répondre aux besoins des Sud-Africains et minée par la corruption de l’élite politique, la compagnie d’électricité traverse sa pire crise depuis sa création, en 1923. Alors que son directeur exécutif a été remercié, l’avenir s’annonce tout aussi sombre : la libéralisation du marché fait craindre le pire.

Tiré d’Afrique XXI.

Tout juste centenaire, Eskom, qui est née sous la forme d’une simple commission le 1er mars 1923, qui fut corporatisée en 1987 et convertie en entreprise publique commerciale en 2001, est dans un état de désastre technique et financier inédit. Le 25 juillet 2022, le président sud-africain Cyril Ramaphosa avait présenté un plan d’urgence en cinq points censé permettre de surmonter la crise électrique nationale qui s’aggrave depuis les premiers signaux observés en 2007-2008. Le 9 février 2023, lors de son discours annuel à la nation, il a dû déclarer l’état de catastrophe nationale et annoncer la création d’un ministère de l’Électricité distinct de celui des Mines et de l’Énergie, dans un climat social et politique de plus en plus tendu.

La crise d’Eskom, fleuron historique du capitalisme d’État sud-africain qui fournit 95 % de l’électricité du pays, n’est pas réductible à la faillite technique d’un modèle de grand réseau centralisé. Elle relève d’abord et avant tout du politique, et notamment des rapports de pouvoir entre les élites de l’African National Congress (ANC), qui gouvernent le pays, et une entreprise publique accaparée comme outil de rente pour des fractions de cette élite, ainsi que l’ont montré les travaux de la commission Zondo sur la capture de l’État.

En raison d’une faible croissance, des mesures d’économie d’énergie et de la hausse des tarifs, la consommation électrique nationale ne cesse de diminuer depuis 2007 (241 170 GWh en 2007, contre 214 773 GWh en 2022, d’après Statistics of South Africa). Pourtant, Eskom ne parvient plus à satisfaire la demande. Depuis le début des années 2000, sa capacité réelle de production ne cesse de régresser : fin 2022, à peine 50 % des 53,5 GW de capacité nominale installée fonctionnaient. Les causes techniques de ce recul sont connues : vieillissement et obsolescence de la plupart des centrales à charbon – 40 ans d’âge en moyenne – qui produisent 80 % de l’électricité ; arrêts imprévus dus à la maintenance ; retard de dix ans de l’entrée en production des deux méga-centrales de Medupi et Kusile (4,8 GW chacune) dû à de nombreux défauts de construction ; problèmes récurrents d’approvisionnement en charbon-vapeur de qualité.

Les délestages à la hausse

Pour éviter l’effondrement du réseau, les délestages sous forme de coupures tournantes ont été multipliés, et le terme de load shedding (délestage) fait désormais partie du quotidien. Depuis 2014, leur durée et leur ampleur ont été amplifiées : 121 heures et 203 GWh perdus en 2014, 1 949 heures et 5 761 GWh perdus du 1er janvier au 30 septembre 2022, selon The Council for Scientific and Industrial Research. Avec au total 208 jours de coupures, un record de mobilisation des niveaux 5 (– 5 000 MW) et 6 (– 6 000 MW), et finalement 8 100 GWh perdus, selon Meridian Economics, l’année 2022 a été la pire de toutes. 2023 ne s’annonce pas mieux, et nul n’envisage un arrêt des coupures avant deux ans.

Afin de compenser la baisse de ses ventes en volume, les dirigeants successifs d’Eskom ont joué sur leur valeur : le tarif moyen du kWh a été multiplié par 500 de 2008 à 2019. Cette hausse n’a pas enrayé les pertes de revenus nets, qui explosent depuis 2018, aggravant le surendettement de l’entreprise. En février 2023, la dette était estimée à 423 milliards de rands (22 milliards d’euros) et depuis 2019, Eskom, exsangue, ne peut plus honorer le service annuel de la dette sans le secours de l’État.

Dans l’un des pays les plus inégalitaires du monde, les conséquences économiques et sociales de la crise électrique sont considérables. Selon le cabinet de conseil PwC South Africa, les coupures survenues en 2021 et en 2022 ont fait perdre respectivement 2,9 % et 5 % de PIB. Pour 2023, la South African Reserve Bank estime que la perte pourrait atteindre 2 %, et a réduit sa prévision de croissance annuelle de 1,1 % à 0,3 %.

Manque d’électricité et croissance anémiée sont dramatiques pour l’emploi salarié alors que le taux moyen de chômage a atteint 32,9 % en septembre 2022 (36,8 % pour la population classifiée comme « noire » et 64 % pour les 15-24 ans), mais aussi pour les emplois non conventionnels, dits informels, d’artisanat et de petit commerce. Or, selon les données disponibles avant la pandémie de Covid-19, et en attendant la publication de celles du recensement de 2021, 56 % de la population sud-africaine vivait au-dessous du seuil haut de pauvreté en 2016 et 25 % au-dessous du seuil d’extrême pauvreté.

Une crise systémique du complexe politico-économique

165 municipalités sur 257 achètent l’électricité en gros à Eskom et la revendent ensuite en pratiquant un système de subventions croisées au bénéfice des plus démunis tout en finançant d’autres services avec leurs profits électriques. Étranglé par les tarifs d’Eskom, le modèle municipal est menacé. Conséquence directe, les manifestations se multiplient contre les coupures à répétition qui privent les ménages d’électricité, d’eau potable quand les pompes ne fonctionnent plus, et d’éclairage public, ce qui aggrave l’insécurité. Contrairement aux entreprises et aux ménages aisés, qui peuvent se doter de panneaux photovoltaïques de toiture, de groupes électrogènes et de batteries, les ménages défavorisés sont les plus durement atteints. Les palliatifs sociaux existants (dont la gratuité des 50 premiers kWh consommés pour les ménages ayant-droit) ne compensent pas les effets d’une précarité énergétique croissante.

La détresse d’Eskom résulte d’abord des errements de la politique énergétique du gouvernement de l’ANC dans les années 2000 – décennie perdue en matière de réformes du secteur électrique et durant laquelle Eskom a été privée de stratégie industrielle. Elle provient surtout du régime technopolitique néo-patrimonial imposé après 1994 (1). Espace de peuplement politique marqué par le changement fréquent des directeurs et des cadres et par la perte des compétences professionnelles, Eskom est un outil de redistribution de la rente charbonnière via des contrats enrichissant des élites affairistes de l’ANC (tenderpreneurship), divisées en clans prédateurs et sans réel projet industriel.

L’instrumentalisation des firmes minières Glencore et Tegeta, révélée par des journalistes d’amaBhungane et objet d’un rapport du Protecteur public, est emblématique. Elle a impliqué en 2014 Duduzane Zuma, l’un des fils de l’ancien président Jacob Zuma ; Salim Essa, un relais local des frères Gupta, des hommes d’affaires indiens (dont deux d’entre eux, Rajesh et Atul, ont été arrêtés à Dubai en juin 2022 pour corruption) ; Lynne Brown, alors ministre des Entreprises publiques ; Brian Molefe, ancien directeur exécutif d’Eskom, et son adjoint aux finances, Anoj Singh ; et six des huit membres du conseil d’administration d’Eskom. Cet exemple n’est pas unique. C’est l’une des raisons pour lesquelles le dernier directeur exécutif, Andre de Ruyter, qui a tenté de mettre fin à la prédation, a été contraint de démissionner le 12 décembre 2022, et son préavis a brutalement été interrompu le 22 février 2023 (2).

Eskom est située au centre de gravité d’un triangle progressivement construit depuis 1923 et sans cesse renforcé par les pouvoirs d’État successifs, avant, pendant et après l’apartheid. Ce triangle interconnecte d’une part le gouvernement de l’Afrique du Sud, les firmes privées et les entreprises publiques ; et d’autre part l’ensemble de ces trois éléments à l’historique complexe minéralo-énergétique, qui reste le principal fondement de l’accumulation du capital, y compris sous sa forme néolibérale financiarisée actuelle.

En affectant les trois sommets du triangle ainsi que les liens entre tous les éléments du complexe minéralo-énergétique, et en plombant les finances publiques, la crise d’Eskom provoque des réactions en chaîne dont les effets sont également négatifs pour l’entreprise. Sa fragilisation, puis sa crise, ébranlent ainsi tout l’édifice politique. Pour éviter une déflagration avant l’élection présidentielle de 2024, des mesures d’urgence ont été mises en place, et, surtout, la première étape d’une réforme d’Eskom a été lancée.

Vers un marché compétitif de l’électricité

Préconisée depuis 1998, la dé-intégration d’Eskom, qui est organisée en trois divisions– production, transport et distribution –, a été relancée en 2019, la séparation en trois entreprises publiques filiales d’une holding détenue à 100 % par l’État devant être achevée en 2024.

Initié au premier semestre 2020, le processus de séparation a abouti, le 21 août 2020, à l’autonomisation de la division Transport, devenue ITSO (Independent Transmission System Operator). Ses agents ont commencé à tester un marché interne à Eskom avec une mise en concurrence des centrales entre elles. ITSO assure plusieurs fonctions, dont une agence centrale d’achats (Central Purchase Agency, CPA), qui remplace l’ancien office unique (Single Buyer Office). Ce dispositif transitoire prépare la création d’un marché national de l’électricité ainsi que la mutation d’ITSO en ITSMO (en ajoutant le M de « market », « marché »). La nouvelle agence centrale d’achats gère le système d’achats et tous les contrats d’Eskom, devient l’opérateur de marché de gros et du système de transport, et assure la planification, l’extension et la maintenance du réseau national de transport.

Alors que les tensions politiques et idéologiques ont été exacerbées en 2021 et plus encore en 2022 lors de la préparation de la 55e conférence nationale élective de l’ANC, leurs déclinaisons dans le secteur électrique se sont traduites par des mises en cause du principe de séparation comme de ses principaux acteurs. Les syndicats, des organisations professionnelles dont le Black Business Council, des partis politiques comme l’Economic Freedom Fighters (EFF), et de nombreux groupes activistes n’ont cessé de réclamer la démission des dirigeants d’Eskom et le départ de ministres. Mais finalement, par conviction et/ou par calcul, la majorité des membres du comité exécutif national de l’ANC s’est ralliée au principe de séparation.

Dans ce contexte tumultueux, le processus a été accéléré en décembre 2021 avec la mutation d’ITSO en une nouvelle entreprise publique, la National Transmission Company of South Africa SOC Limited (NTCSA), premier acte de la réforme d’Eskom. Le plan financier assurant sa viabilité devrait permettre d’ouvrir la voie à l’émergence d’un marché de l’électricité compétitif et de préparer le deuxième acte d’une séparation devant conduire à la naissance d’une nouvelle holding publique néolibéralisée.

Sortir du charbon ? Pas si simple

La question charbonnière est cruciale pour Eskom, la fermeture de centrales devant aboutir à supprimer 11 GW de puissance installée d’ici à 2030. Il faut donc compenser cette diminution tout en accroissant la capacité nationale de production. Un programme de reconversion « verte » pour la province du Mpumalanga, où est concentrée l’extraction du charbon, figure dans le plan de « transition juste » (Just Energy Transition Investment Plan) validé lors de la COP 27, qui s’est déroulée en novembre 2022 à Charm el-Cheikh (Égypte). Cependant, un consensus autour d’une sortie plus ou moins rapide du charbon demeure compliqué à obtenir.

D’abord, le poids de la chaîne de valeur reste considérable. Selon l’organisation patronale South African Mineral Council, en 2019, l’extraction du charbon fournissait 92 230 emplois salariés, soit 19 % du total des emplois miniers, et 30 milliards de rands (1,5 milliard d’euros) de masse salariale ; les 259 millions de tonnes produites (5e rang mondial) valaient 139 milliards de rands ; les achats d’intrants, biens et services atteignaient 61 milliards de rands. Le charbon est un élément clé du complexe minéralo-énergétique : 75 % de la production sont destinés aux ventes locales réparties entre Eskom (53 %), la pétrochimie et la carbochimie, la métallurgie et divers autres clients. En 2021, le charbon est au premier rang pour le volume de production minière (27,6 %), précédant le platine (22,7 %).

Ensuite, la question charbonnière n’est pas réductible à l’échelle nationale. Un quart de la production est exporté : en valeur, le charbon est le troisième produit d’exportation sud-africain. La reprise mondiale post-Covid, puis la guerre en Ukraine, ont accentué la demande internationale et stimulé les exportations sud-africaines de charbon-vapeur. L’extraction devient plus coûteuse, mais les réserves prouvées et exploitables – 53 à 60 milliards de tonnes selon les sources (110 milliards de réserves estimées au total) – assurent au moins 200 années d’activité. Enfin, le lobby charbonnier reste puissant. En juin 2013, un groupe constitué de la Fossil Fuel Foundation, des firmes minières et d’Eskom a publié la South African Coal Roadmap, une feuille de route qui expose plusieurs scénarios à court, moyen et long termes, et qui propose une extension de l’extraction du charbon au-delà des anciens bassins du Mpumalanga et envisage un déclin uniquement sur le long terme.

Aujourd’hui, pour crédibiliser ces scénarios, les firmes minières se parent de vertu environnementale en équipant les sites d’extraction de panneaux photovoltaïques associés à des batteries. Elles défendent la notion de « charbon propre » (3). Le terme de « charbon propre » est repris par Gwede Mantashe, l’actuel ministre de l’Énergie et des ressources minières. Ancien président du syndicat des mineurs, figure historique de l’ANC dont il fut secrétaire général, il est en 2023 un poids lourd du comité exécutif du parti. Toute sortie du charbon, fût-elle affublée de l’adjectif « juste », doit donc passer par des compromis laborieux, longs et difficiles à sceller.

Une restructuration inquiétante

Si la séparation en cours aboutissait à l’existence de trois entreprises publiques filiales de la même holding et ayant chacune leur propre mode de gouvernance et leurs propres objectifs sociotechniques, le régime technopolitique néo-patrimonial serait remplacé par un autre régime. Son pilotage ne serait plus dépendant de l’intrusion du pouvoir d’État dans la gestion d’entreprises publiques, ni de leur accaparement comme outil de rente privée. En finir avec le capitalisme des copains (crony capitalism) est un enjeu majeur, mais rien n’assure que les élites politiques de l’ANC qui exercent le pouvoir poursuivent cet objectif.

La réforme d’Eskom doit aussi être pensée dans le cadre de la « transition juste » présentée par le gouvernement lors de la COP 27. En matière de justice distributive, la création de la NTCSA ouvre le champ des compétitions, entre les centrales d’Eskom, et entre ces dernières et les producteurs privés dont l’importance va croître. Le marché électrique libéralisé, dont les partisans affirment qu’il permettra une baisse de valeur du kWh vendu, sera-t-il en mesure de garantir au plus grand nombre un accès à l’énergie électrique au moins aussi distributif que l’actuel ? Au regard des réformes de ce type réalisées ailleurs en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie du Sud, c’est peu probable. En ce qui concerne l’équité territoriale, un grand flou règne à propos de la future organisation du marché aux échelles infranationales, et le devenir du modèle municipal reste en suspens. La séparation d’Eskom pourrait ainsi accroître les inégalités de tous types et à toutes échelles. Triste anniversaire et sombre perspective.

Notes

1- Un régime technopolitique caractérise, selon l’historienne Gabrielle Hecht, la nature des relations entre les systèmes sociotechniques, les individus qui les gouvernent et les idéologies qui guident ces derniers. Dans sa version néo-patrimoniale, il est spécifié par la confusion et les chevauchements entre public et privé et par l’exploitation rentière de la sphère publique par des élites politiques édifiant leurs patrimoines privés.

2- L’intérim est assuré depuis le 24 février par Calib Cassim, directeur financier d’Eskom.

3- Via le refroidissement à sec des centrales thermiques, la captation du CO2, la désulfuration des gaz de combustion, la réduction de moitié des émissions d’oxyde d’azote NOx, ou encore des techniques de liquéfaction du charbon.

Alain Dubresson

Alain Dubression est Professeur honoraire à l’université Paris-Nanterre. Il est le coauteur avec Jaglin Sylvy du livre : Eskom. Electricity and technopolitics in South Africa, Cape Town, UCT Press, 2016.

https://afriquexxi.info/fr/auteur1213.html

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