Édition du 29 octobre 2024

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Économie

L’inflation persiste sous la pression des profits

Même la banque centrale européenne est obligée de le reconnaître : l’inflation s’accompagne d’une hausse des profits. Un phénomène qui explique la persistance de la hausse des prix et qui s’annonce de mauvais augure pour les salariés.

3 mars 2023 | tiré de medipart.fr | Photo : Une manifestation de salariés à Gelsenkirchen, en Allemagne, le 1er mars 2023. Sur le panneau, on peut lire : « 87 % d’inflation, où est la compensation ? » © Federico Gambarini / dpa Picture-Alliance via AFP
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Depuis la mi-janvier, beaucoup d’observateurs économiques ont considéré que le « pic d’inflation » était passé et que, par conséquent, le pire en matière de hausse des prix était derrière nous. On a vu alors renaître un optimisme quant à la situation économique. Mais l’histoire n’est peut-être pas si simple.

Entre la fin de l’année dernière et le mois de janvier, l’inflation aux États-Unis et en zone euro a en effet montré une nette décélération. En zone euro, l’inflation annuelle est passée de 10,6 % en octobre 2022 à 8,6 % en janvier 2023. Aux États-Unis, elle est passée entre juillet et décembre de 8,5 % à 6,5 %. Mais ce mouvement a été presque uniquement tiré par la décrue des prix de l’énergie, résultant en partie d’une consommation plus faible que prévu et de la réorganisation du marché après le choc de la guerre en Ukraine.

Or, en parallèle, les prix hors énergie ont continué à accélérer. En zone euro, sur la période déjà citée, l’indice des prix hors énergie est passé de 6,9 % à 7,2 %. Voici un an, ce taux d’inflation était de 3,1 %. Autrement dit : si l’inflation globale décélère en raison de l’évolution des prix énergétiques, la dynamique de l’inflation sous-jacente sur les autres produits continue à se renforcer.

Les chiffres du mois de février, tombés cette semaine, sont venus le confirmer : l’inflation semble se stabiliser à un niveau élevé. En zone euro, les prix ont ainsi augmenté en février de 8,5 % sur un an et aux États-Unis en janvier de 6,4 %. Pire, sur un mois seulement, les prix ont repris vigoureusement leur accélération : + 0,8 % en février en zone euro (contre un recul de 0,4 % en janvier) et + 0,5 % en janvier aux États-Unis (contre + 0,1 % en décembre).

Cette reprise de la hausse des prix s’explique avant tout par deux phénomènes : la poursuite de l’explosion des prix alimentaires (+ 15 % sur un an en zone euro et + 1,6 % sur un mois) et celle de la hausse des prix des biens industriels et des services. En zone euro, l’inflation des biens manufacturés atteint ainsi en février 6,8 % sur un an (contre 3,1 % en février 2022) et celle des services, jusqu’ici plutôt épargnés, s’élève à 4,8 % (contre 2,5 % voici un an).

Indice des prix à la consommation en France. © Insee

En France, les chiffres préliminaires publiés par l’Insee confirment le même mouvement. L’inflation en février a accéléré à 6,2 %, retrouvant ainsi son point haut de décembre 2022. Sur un mois, la hausse est très marquée et atteint 0,9 %. En termes harmonisés au niveau européen, l’inflation française atteint même 7,2 %, soit son plus haut niveau depuis la création de l’euro.

La situation est logique : l’inflation avait été contenue en 2022 par le « bouclier énergie », supprimé en janvier. L’impact de la décrue des prix énergétiques est donc moins fort et l’effet de compensation sur les autres hausses de prix est moins visible. Car l’inflation alimentaire annuelle en France ne cesse d’accélérer : elle atteint 14,5 % en février 2023, contre 2,1 % en février 2022. Et, en France, comme ailleurs, les prix des biens et des services grimpent aussi : la hausse du prix des services a atteint en France 2,9 % en février, contre 2,6 % en janvier, et celle du prix des produits manufacturés 4,6 %, contre 4,5 % en décembre.

Cette situation incite par conséquent à la plus grande prudence quant à l’idée que la période de forte inflation est terminée. D’abord parce que la hausse des prix de l’alimentation semble un mouvement de fond durable. Et surtout parce que progressivement, il semble y avoir un élargissement de la dynamique d’inflation à l’ensemble de l’économie. Les entreprises des secteurs de l’industrie et des services commencent à répercuter leurs hausses de coûts de production sur les prix de vente. La question, désormais, est de savoir jusqu’où ce phénomène peut se poursuivre.

La boucle prix-profits mise en évidence

Pour y répondre, il faut en revenir aux sources de la dynamique inflationniste, qui semble disqualifier l’idée d’une inflation uniquement causée par des éléments externes « temporaires », comme l’envolée des prix énergétiques ou la perturbation des chaînes logistiques. Il existe une persistance de l’inflation qui, à mesure que les prix de l’énergie se stabilisent, est renforcée par sa diffusion dans l’économie.
D’où vient cette diffusion ? La théorie économique mainstream l’explique d’ordinaire par une demande trop forte que l’offre ne peut pas suivre. Mais cette explication ne résiste guère à l’examen. La demande reste inférieure à la tendance de 2019. La guerre en Ukraine et le Covid pouvaient, certes, jouer de façon temporaire sur les capacités de l’offre, mais cet argument est de moins en moins valable.

La décomposition des sources de l’inflation appliquée au PIB (déflateur) de la zone euro selon sa source : profits, salaires et taxes. © Reuters

D’autant qu’il manque à cette explication un élément clé : la hausse des salaires a été très largement contenue en deçà de l’inflation. En Allemagne, seul pays où l’on dispose d’un chiffre annuel pour l’instant, les salaires réels ont reculé en moyenne de 3,1 % sur l’année 2022 et de 3,7 % au dernier trimestre. En France, le recul au troisième trimestre était de l’ordre de 3 %. La hausse du coût du travail ne saurait donc, non plus, être jugée responsable du développement de la pression inflationniste.

Reste alors une dernière hypothèse, qui apparaît comme la plus probable : l’inflation serait tirée par la volonté des entreprises de maintenir leurs profits. La hausse des prix serait alors justifiée par la sauvegarde des marges. Ce phénomène était déjà assez clair dès le début de l’année 2022 aux États-Unis, comme l’avait notamment souligné l’économiste Isabella Weber. Il semble désormais s’élargir.

C’est d’ailleurs l’hypothèse retenue au sein même de la Banque centrale européenne (BCE). L’agence Reuters, dans un article publié le 2 mars, révèle que, lors d’une réunion des vingt-six gouverneurs des pays membres de la zone euro, les équipes de la BCE ont insisté sur le fait que les profits des entreprises ont augmenté durant la période d’inflation.

Cette analyse se voit, par exemple, dans les chiffres publiés par l’Insee pour la France. Les marges bénéficiaires des entreprises sont passées de 31,3 % au premier trimestre 2022 à 32,2 % au troisième trimestre 2022. Autrement dit : les marges ont progressé avec l’inflation. Reuters signale aussi que les profits de 106 grandes entreprises du secteur de la consommation en zone euro ont progressé de 10,7 % en 2022 au regard de 2017. Les profits vont donc très bien.

Il est impossible de défendre l’idée d’une inflation causée par la demande et les salaires.

Cela signifie que la hausse des prix a d’abord été utilisée pour maintenir ou accroître les marges des entreprises. Autrement dit, une partie de l’inflation est bien liée à la hausse des profits et c’est précisément la partie qui devient désormais la principale responsable de l’inflation. Les consommateurs et les travailleurs, lesquels sont très largement les mêmes, ont ainsi servi de variable d’ajustement. Sans doute faut-il immédiatement apporter une certaine nuance : les entreprises les plus petites et les plus fragiles ont dû réduire leurs marges sous la pression de leurs clients plus puissants qui, eux, pouvaient augmenter leurs prix.

Mais, in fine, il est impossible de défendre l’idée d’une inflation causée par la demande et les salaires, et même d’envisager le déploiement d’une « boucle prix-salaires » dont le Fonds monétaire international (FMI) lui-même a récemment mis en doute la réalité.

Dès lors, la réalité de l’inflation actuelle semble bien être celle d’une boucle prix-profits. Et c’est bien pour cette raison que ni l’affaiblissement de la demande constaté en fin d’année 2022 ni l’amélioration des conditions d’offre ne parviennent à briser réellement la dynamique des prix. Or cette situation a pour conséquence de créer une véritable crise du niveau de vie des salariés.

Car les chiffres d’inflation évoqués plus haut sont des moyennes portant sur la structure de consommation. Dans la consommation quotidienne et donc s’agissant du niveau de vie réel des travailleurs, le poids de l’alimentation est bien plus élevé. Et cela est d’autant plus vrai que l’on descend dans l’échelle sociale.

L’inflation est plus douloureuse pour les salariés les plus modestes, non pas parce que les prix sont en soi élevés, mais parce que les salaires ne suivent pas, autrement dit parce qu’il existe une déformation de la redistribution sous l’effet de l’inflation en faveur des profits et au détriment des travailleurs.

La BCE a nié officiellement pendant des mois cette réalité qu’elle doit, à demi-mot, reconnaître (l’institution a refusé de commenter l’information de Reuters). Le 16 février dernier, le membre du directoire Silvio Panetta expliquait encore dans un discours prononcé à Londres que « la dynamique robuste des salaires » pourrait « augmenter le spectre d’une spirale prix-salaires ». Pas un mot n’était alors prononcé sur la question des profits.

Cet enfermement idéologique s’appuie sur le refus de considérer l’inflation comme un problème principalement redistributif, où la question centrale est celle de la répartition du coût de la hausse des prix. Ce qui amène à conduire une politique en permanence dirigée contre les travailleurs : en cas d’inflation, on cherche à créer du chômage pour peser sur les salaires, mais en cas d’absence d’inflation, on cherche à favoriser la modération salariale par les « réformes structurelles » et à affaiblir la capacité de négociation des salariés.

Capitalisme de rente

La question est de savoir, à présent, si cette inflation menée par les profits peut s’apaiser aisément. Or, là encore, il y a une forme de croyance un peu naïve dans les mécanismes d’autorégulation de l’économie. Dans un entretien à Reuters, l’économiste en chef de la BCE Philip Lane estime que les entreprises vont devoir renoncer à leurs hausses de prix si elles « ne veulent pas perdre des parts de marché ».

Dès lors, la BCE serait presque rassurée par cette inflation dirigée par les profits qu’elle jugerait plus bénigne que l’inflation menée par les salaires. Elle serait, elle aussi, « temporaire » et viendrait s’effacer d’elle-même. Comme, pensait-on, celle liée au Covid ou à la guerre…

Mais c’est peut-être ne pas prendre réellement conscience des évolutions récentes du capitalisme occidental. Le fait que les profits puissent continuer à augmenter alors même que les salaires réels baissent montre que les hausses de prix sont résistantes à l’affaiblissement de la demande. On le voit concrètement dans le cas de la France : selon l’Insee, la consommation de biens fabriqués a reculé de 1,1 % en 2022, alors que la hausse des prix de ces mêmes biens doublait. Même situation pour l’alimentation, où la consommation a reculé de 4,6 % l’an passé pour une inflation multipliée par cinq.

Un tel scénario n’est possible que si les entreprises dominent les marchés et peuvent concrètement compenser les pertes de volumes par des hausses de prix. Autrement dit, si elles bénéficient d’un phénomène de rente. C’est sans doute ce que l’on constate depuis 2021. Et c’est ce qui explique la poursuite et l’élargissement du phénomène inflationniste que l’on a décrit plus haut.

Il n’y a là rien d’étonnant : la poursuite de la financiarisation de l’économie, sous l’impulsion même des banques centrales, a conduit à des phénomènes de fusions-acquisitions généralisées entretenus par les prix élevés des actions, ce qui a renforcé la situation oligopolistique de l’économie.

À cela s’ajoute un autre élément crucial : les profits sont, depuis cinquante ans, sous la pression de l’épuisement des gains de productivité dans l’ensemble de l’économie. Cela incite les entreprises à assurer la croissance de leurs profits par de nouveaux moyens. Pendant longtemps, le soutien des banques centrales, la répression sur le camp du travail ainsi que la mondialisation de la production et des marchés ont joué le rôle de contre-tendance. Désormais, les entreprises peuvent ajouter la hausse des prix.

Comme le commerce mondial est moins vigoureux, que la pression à la baisse de la productivité s’est accrue et que les banques centrales sont en voie de normalisation de leurs politiques monétaires, les entreprises sont de plus en plus tentées d’utiliser trois outils : le soutien public massif, la pression croissante sur les salaires et la hausse des prix.

C’est de cette façon qu’il est possible de comprendre les paradoxes de l’époque actuelle : des profits en hausse malgré une faible productivité, des salaires réels en baisse en dépit d’un marché du travail tendu et des États faisant pression sur l’État social malgré une générosité inédite en soutien au capital.

Mais alors, les espoirs de Philip Lane pourraient bien être déçus. Car dans un capitalisme oligopolistique de bas régime, les hausses de prix deviendraient progressivement structurelles. Le problème alors serait que l’inflation continuant à persister à un niveau élevé, la BCE n’aurait d’autre moyen à sa disposition, ni d’autre ressort idéologique, que de chercher à créer du chômage.

La situation des salariés n’est donc guère enviable : non seulement ils subissent une crise du niveau de vie, mais leur seule perspective de sortie est une hausse du chômage. On comprend pourquoi les ménages ne partagent pas l’optimisme des économistes mainstream et ne sont guère enclins à se réjouir, même de la baisse actuelle du chômage.

Or, les gouvernements et les institutions restent concentrés sur la nécessité de préserver les profits et n’offrent aucune solution. Il existerait en effet des moyens de jouer sur l’effet distributif de l’inflation : des contrôles de prix articulés avec des indexations salariales, une hausse des taxes sur les profits redistribuées vers les salariés les plus touchés, un développement du contrôle de la production.

Toutes ces mesures sont rejetées par les autorités qui, refusant de voir dans la boucle prix-profits un problème, préfèrent faire davantage pression encore sur les salariés par des attaques contre leurs protections, comme, en France, l’assurance-chômage ou la retraite. Dès lors, derrière le phénomène inflationniste actuel, semble se dessiner une nouvelle offensive violente du capital contre le monde du travail.

Romaric Godin

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