Tiré de L’Humanité
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Par Rosa Moussaoui <https://www.humanite.fr/auteurs/ros...> , L’Humanité Magazine, France. Mis à jour le 22 avril 2024 à 18h35
Adam Shatz est le rédacteur en chef pour les États-Unis de la London Review of Books. Il collabore régulièrement à la New York Review of Books, au New Yorker et au New York Times Magazine. Il est aussi professeur invité au Bard College et à l’Université de New York. La biographie qu’il consacre à Frantz Fanon, « Une vie en révolutions » (La Découverte, 2024), se lit comme le roman d’une vie, d’un engagement, comme la traversée d’un siècle qui a vu se libérer, avec le soulèvement des peuples colonisés, la moitié de l’humanité.
*L’Humanité.* La biographie intellectuelle que vous consacrez à Fanon tient de la fresque, elle s’inscrit dans l’histoire longue des luttes dont la mémoire a forgé le révolutionnaire ; elle embrasse une vaste géographie transatlantique. Que disent de Fanon ces coordonnées spatiales et temporelles ?
*Adam Shatz.* J’y insiste sur l’aspect pluriel de son trajet. Le titre en anglais est The Rebel’s Clinic ; The Revolutionary Lives of Frantz Fanon et en français, Frantz Fanon, une vie en révolutions. Parce qu’il a pris part à de multiples révolutions, intellectuelles, politiques, philosophiques, telles que la négritude, l’existentialisme, la phénoménologie, l’anticolonialisme, la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, le combat en Afrique.
Je voulais souligner cet aspect multiple de sa vie, de sa recherche de soi-même, son projet de s’ancrer dans des appartenances tout en s’engageant dans les révolutions des autres (1). Cette multiplicité revêt un aspect géographique, parce que Fanon était un nomade et sa pensée en porte la marque. J’y vois un contraste avec son mentor, Aimé Césaire, le poète martiniquais qui est devenu un homme d’État (2), et qui a présidé à la départementalisation de la Martinique.
L’histoire de Césaire est une histoire d’aller et de retour (3) : il vient en France pour poursuivre ses études, il fonde ce mouvement de la négritude avec Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas (4), et il écrit son fameux poème, Cahier d’un retour au pays natal, pendant un séjour en Croatie. Et puis il rentre. Et il ne quitte jamais la Martinique. C’est l’homme qui fait retour vers son propre pays, qui se dédie à l’avenir de son pays. Contrairement à Fanon, l’homme qui quitte son pays pour ne jamais revenir.
*Vous revenez longuement sur les rapports contradictoires de Fanon avec la négritude, sur sa lecture de la revue Tropiques, sur l’admiration qu’il vouait à Léon Gontran Damas. Comment ce mouvement a-t-il contribué à le forger intellectuellement, politiquement ?*
On a tendance à ne retenir de Fanon que sa critique de la négritude. Mais il devait beaucoup à ce mouvement et il est presque impossible de comprendre sa pensée sans comprendre la négritude, un mouvement qui l’a formé. On peut même dire que la négritude l’a sauvé.
C’est un mouvement qu’il découvre en France, au moment où il poursuit à Lyon des études de médecine – pendant la guerre, il avait fait le choix de rejoindre la France libre, or la revue Tropiques a été fondée à peu près au moment où il quittait le pays, il ne se trouvait pas en Martinique lorsque cette révolution intellectuelle a pris corps. Mais c’est dans les pages de Tropiques qu’il découvre les écrivains engagés dans ce mouvement : René Depestre (5), Jacques Roumain (6), René Ménil (7), et bien sûr Damas et Césaire.
Il est alors en France et c’est en France qu’il se rend compte qu’il est noir. Il a grandi à Fort-de-France, dans une famille de la petite bourgeoisie, élevé par des parents socialistes qui cultivaient une certaine révérence pour la République française, pour ses principes d’égalité, de liberté, de fraternité.« Je suis français » : voilà les premiers mots que Fanon a appris à écrire à l’école, où ses professeurs lui enseignaient que les Gaulois étaient ses ancêtres.
Il avait déjà rencontré des tirailleurs sénégalais (8), que son père avait invités un soir à dîner : ils avaient suscité en lui un sentiment de peur mêlée de fascination. Un jour, dans un train, en France – il ne situe pas exactement le lieu de cette scène – un petit garçon l’a regardé avec la même peur, la même fascination en s’exclamant : « Maman, un nègre ! » Cette réaction a provoqué en lui un choc. Jusque-là, il ne s’était jamais pensé comme Noir. Être ainsi regardé comme un objet l’a terrifié, paralysé.
*Il confie en racontant cette scène avoir senti son corps se « disloquer »…*
Exactement. Son corps est alors disloqué, fragmenté, il ne peut pas le recomposer. Dans « L’expérience vécue du Noir », le cinquième chapitre de Peau noire, masques blancs, ce familier de Merleau-Ponty décrit avec les termes de la phénoménologie cette expérience du corps, ce sentiment d’être étranger à soi. Et il se rend compte qu’il lui manque l’anonymat – l’anonymat du corps dont parle Merleau-Ponty – qui est le privilège des personnes non racisées.
C’est là qu’il commence à lire les poètes de la négritude. Il lit d’abord le Sénégalais Léopold Sédar Senghor : c’est de lui qu’il apprend qu’il a un passé, un passé noir glorieux, qu’il y aurait une essence noire éternelle, mystique. Fanon a même baigné un temps dans ce qu’il appellera, en moquerie, l’irrationalité, croyant jouir de pouvoirs poétiques uniques en raison de sa négritude. (...)
(1)www.humanite.fr/monde/frantz-fanon/frantz-fanon-conscience-et-voix-des-damnes-de-la-terre <http://www.humanite.fr/monde/frantz...>
(2)www.humanite.fr/culture-et-savoir/litterature/aime-cesaire-la-bouche-des-sans-bouche <http://www.humanite.fr/culture-et-s...>
(3)www.humanite.fr/culture-et-savoir/-/cesaire-la-negritude-entre-politique-et-poetique <http://www.humanite.fr/culture-et-s...>
(4)www.humanite.fr/culture-et-savoir/-/leon-gontran-damas-le-poete-qui-crachait-le-feu <http://www.humanite.fr/culture-et-s...>
(5)www.humanite.fr/culture-et-savoir/series-dete/rene-depestre-un-chien-errant-de-la-vie <http://www.humanite.fr/culture-et-s...>
(6)www.humanite.fr/culture-et-savoir/-/lincandescence-de-roumain <http://www.humanite.fr/culture-et-s...>
(7)https://maitron.fr/spip.php?article151387 <https://maitron.fr/spip.php?article...>
(8)www.humanite.fr/societe/tirailleurs-senegalais/tirailleurs-senegalais-la-patrie-bien-peu-reconnaissante <http://www.humanite.fr/societe/tira...>
Le psychiatre et militant et révolutionnaire Frantz Fanon (1925 – 1961). Photo © DR
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