Marie-France Bazzo : M. Denault, ce ne sont pas les premières fuites du genre de ce qu’on appelle maintenant les Swissleaks. Encore une fois, on est devant une brèche, mais vraiment précieuse dans tout ce secret qui entoure normalement les opérations bancaires.
Alain Denault : C’est un coup de sonde, un coup de sonde qui donne, encore une fois, une image d’un vaste système d’escroqueries qui consiste à permettre, de la part des gouvernements, aux plus puissants de contourner leurs obligations fiscales dans la société. Il y a 60 milliards de dollars qui sont planqués, strictement à la Barbade de la part de sociétés canadiennes. 170 milliards en tout selon les données de Statistiques Canada qui sont colligées à partir des données que les entreprises veulent bien nous fournir. Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est une espèce de sondage et j’espère qu’on fait un lien entre ce qu’on voit là c’est-à-dire la capacité qu’ont des contribuables nantis, des multinationales, des grandes industries, des banques à contourner le fisc tandis qu’on nous dit qu’on dépense trop collectivement, qu’on vit au-dessus de nos moyens, qu’il faut appliquer des régimes de rigueur, d’austérité, qu’on dépense trop en santé, qu’on dépense trop en culture, qu’on dépense trop en éducation, qu’on dépense trop par rapport aux garderies, qu’on va couper partout. Ce qu’il faut comprendre c’est que les deux phénomènes fonctionnent de pair. Aujourd’hui quand on attend à -20 un autobus, c’est parce qu’il y a le problème des paradis fiscaux. Quand on attend des mois une intervention chirurgicale dans un hôpital, c’est qu’il y a le problème des paradis fiscaux. Quand une compagnie de théâtre ne parvient pas à financer le moindre spectacle, c’est qu’il y a le problème de paradis fiscaux. Le problème aujourd’hui, ce n’est pas un problème de dépense. C’est un problème de revenu. Les entreprises ne contribuent qu’à une hauteur de 10 % à l’assiette fiscale. Donc on se retrouve dans une situation où les entreprises, les détenteurs de fortune arrivent de plus en plus à dissimuler des fonds par milliards dans les paradis fiscaux pour retenir les capitaux qui restent. Et les gouvernements vont revoir à la baisse les régimes d’imposition pour les entreprises. On va revoir à la baisse les taux d’imposition. On va abolir la taxe sur le capital. On va emprunter à des entreprises ou à des institutions financières qu’on n’impose plus. Et le coût de tout ça est toujours payé par la population.
M-F. Bazzo : Donc ce n’est pas une affaire abstraite qui ne touche que les grandes fortunes et qu’on regarde de très loin. Cela nous affecte quotidiennement et de plus en plus avec les politiques d’austérité qu’on voit en application.
Alain Deneault : Ce qui est choquant, c’est qu’on nous dit qu’il y a un problème de dépenses. L’actuel gouvernement à Québec par exemple, mais on pourrait le dire de bien d’autres, n’arriverait même pas à avoir la note de passage au cégep sur ces enjeux-là parce qu’il ne s’intéresse qu’à la moitié du problème et encore, il s’y intéresse mal. Le problème n’est pas lié aux dépenses. La question n’est pas tant là où il faut couper. Est-ce qu’il faut un peu plus humilier les assistés sociaux en leur demandant de déclarer les quelques cennes qu’il vont chercher en s’humiliant à quémander dans la rue à -20. Est-ce qu’il faut couper encore plus dans la santé ? Est-ce qu’il faut couper encore plus dans les universités ? Est-ce qu’il faut couper encore plus dans le théâtre, la danse, la culture ? La question n’est pas là. La question, c’est comment aller chercher ces milliards de dollars qui nous échappent à chaque année.
M.F.Bazzo : Avant de penser aller les chercher, essayons de voir Alain Denault à travers les manières dont les banques réussissent à dissimuler de l’argent comme ça, qu’est-ce qu’on apprend de ce qu’on sait de ces fameux wikileaks, qu’est-ce qu’on apprend de troublant ou de nouveau sur la manière de fonctionner…
Alain Denault : À quel point, le système est rodé. Prenez par exemple cette affaire d’une banque qui accepte en quelque sorte d’encadrer des clients qui leur disent carrément : “ Je veux dissimuler de l’argent au fisc. Je suis nanti, j’ai un bas de laine.” Des gens très riches qui ont bénéficié du système social, qui sont allés étudier à nos frais dans les universités, qui ont sans doute créé des entreprises qui ont bénéficié de subventions publiques pour démarrer, qui ont eu besoin de la vie en collectivité. Mais ces gens-là qui ne veulent pas payer leur dû se font assister par des banquiers qui ont créé les paradis fiscaux. C’est une œuvre de banquiers les paradis fiscaux. Ce qui est fascinant, c’est à quel point les directives, les protocoles, les mesures formelles qu’on met en avant pour encadrer le secteur bancaire ne fonctionnent pas. Je cite une étude qui est fort intéressante, Les sentinelles du blanchiment d’argent ou de l’argent sale [1] je ne me souviens plus, de trois chercheurs français : Favarel-Garrigues, Godefroy et Lascoumes, un sociologue, un économiste, un juriste qui ont fait une enquête sur le terrain. Les banquiers sont censés connaître leurs clients. Un banquier est censé refuser des fonds s’il soupçonne que ces fonds sont le produit d’activités délictueuses et s’il pense que le transfert qui est engagé fait l’objet de fraude fiscale. Ces directives-là supposent que les banques qui ont quand même pour mission officielle, formelle de faire fructifier leurs entreprises en accueillant des capitaux refusent un certain nombre de clients et on se fie à elles, formellement, dans le système d’aujourd’hui pour opérer une sorte de barrage, qu’on leur demande de faire remplir des formulaires. Ce que démontre l’étude des chercheurs que j’ai citée, c’est à quel point cela ne peut pas fonctionner. On demande aux banques d’être des remparts d’un système frauduleux qu’elles ont elles-mêmes élaboré. On demande aux pyromanes d’éteindre les feux. C’est bien évidemment un problème. Aujourd’hui, la banque HSBC se défend de favoriser ce type de transaction. La question qui se pose c’est pourquoi créer des entités dans les paradis fiscaux ? Il n’y a pas de raison autre que de dissimuler des avoirs. Que de permettre à des clients de se soustraire aux règles de la vie démocratique.
M.-F. Bazzo : Alain Denault, qu’est-ce que la révélation peut avoir comme conséquence sur le système bancaire ? Est-ce qu’on va se dire que cette fois-ci, c’est la bonne Et qu’on va se dire qu’il faut mieux réglementer les paradis fiscaux ou c’est une autre tout simplement…
Alain Denault : Regardez à Québec. Actuellement, on a un Premier ministre qui a placé des fonds dans des paradis fiscaux à l’Île de Jersey. Le Canada l’a divulgué. On a Pierre-Karl Péladeau qui pose beaucoup de questions parce qu’on retrouve des filiales sous le nom de Quebecor, dans l’histoire, au Panama, au Luxembourg, à la Barbade ou au Daleware. La CAQ a été cofondée par Charles Sirois un administrateur de la CIBC, une banque qui s’est vantée de contourner le fisc en délocalisant des fonds à l’étranger. Et ce type de profil, on le retrouve partout dans le monde. Ce n’est donc pas demain la veille que les politiciens vont se sentir engagés dans le sens de la démocratie. Ils proviennent du milieu des affaires, un milieu qui a été à l’origine des paradis fiscaux. Je pense que la réponse est politique. Les gens aujourd’hui comprennent que s’ils ont des problèmes quant à l’administration des services publics, quant à l’impôt, c’est que des gens ne paient pas leur dû tout en profitant du système et politiquement il y aura une réponse parce qu’on prend conscience collectivement aujourd’hui du problème.
M.-F. Bazzo. Merci Alain Denault d’être venu nous éclairer sur cette histoire de paradis fiscaux. Je rappelle aux gens le titre de votre livre. Il est toujours d’actualité, c’est le moins que l’on puisse dire : Paradis Fiscaux, la filière canadienne. Merci d’avoir été là.