13 mars par Pauline Imbach
Cette année 2010 sera marquée par la célébration des 50 ans d’indépendance de nombreux pays africains (dont 14 ex-colonies françaises) : le Bénin, le Cameroun, la Centrafrique, le Congo-Brazzaville, la République démocratique du Congo (RDC), la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Burkina Faso, Madagascar, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Nigeria, le Tchad, le Togo, le Sénégal et la Somalie.
En Europe, les gouvernements et les grands médias des anciennes métropoles, comme la France et la Belgique, ne manqueront pas ce rendez-vous... Seul problème : il ne sera pas historique. Ces commémorations officielles se feront dans un déni d’histoire pour les peuples colonisés.
En Belgique la « grand-messe » se déroulera le 30 juin avec une volonté affichée de ne pas parler du passé qui fâche : la colonisation de la République démocratique du Congo (RDC). Chacun s’y affaire, des responsables politiques en passant par les grandes chaînes de télévision, dont certaines diffuseront un journal télévisé spécial depuis Kinshasa. Les commémorations de l’indépendance de la RDC seront festives, artistiques et résolument « tournées vers l’avenir ». Finalement rien de très étonnant, tout cela s’inscrit parfaitement dans la vision néo-coloniale que les Européens ont de l’Afrique : un continent sans Histoire mais aux folklores des plus fous. Cette vision raciste de l’Afrique se résume en deux phrases extraites du cynique discours de Dakar prononcé par Nicolas Sarkozy en juillet 2007 : « Le drame de l’Afrique n’est pas dans une prétendue infériorité de son art, sa pensée, de sa culture (...) le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire ».
En France, Nicolas Sarkozy a confié à Jacques Toubon la mission de mettre en œuvre une initiative « 2010-Année de l’Afrique », ayant pour objectif, dans le cadre de la célébration du 50e anniversaire de l’indépendance, « de souligner et de confirmer l’évolution des relations entre la France et l’Afrique subsaharienne qui doivent rester privilégiées tout en étant renouvelées, équilibrées et transparentes. » [1] Si l’objectif de cette mission n’est pas assez clair, il suffit de se tourner vers les deux collaborateurs qui assisteront Jacques Toubon pour définitivement comprendre que c’est la Françafrique, et non les indépendances, qui sera commémorée. Il s’agit de William Bénichou, un cadre de la coopération qui fut en poste en Centrafrique, au Burundi, au Togo et au Bénin, et de Laurent Viguier, ancien numéro deux du Service d’information du gouvernement (SIG). J. Toubon, ancien garde des Sceaux, a déjà rencontré une dizaine de chefs d’État africains, l’objectif officiel étant de les associer au maximum aux cérémonies dont l’apothéose se déroulera le 14 juillet avec un défilé des contingents militaires africains sur les Champs-Élysées, en présence des ces 14 chefs d’État...
Pourquoi aujourd’hui l’Europe enlèverait-elle enfin sa tenue de colon ? La camisole de force des pays africains a tenu jusqu’ici… 50 ans de fausses indépendances ! Alors musiques, cortèges, folklores : le néo-colonialisme a de beaux jours devant lui, puisque ce qui compte c’est l’avenir ! Voilà le refrain qui sera chanté lors des commémorations officielles...
Une autre chanson est possible
Plusieurs voix se sont déjà élevées contre cette mascarade, comme celle d’Amadou Seydou Traoré, le doyen de l’US-RDA (Union soudanaise-Rassemblement démocratique africain) [2], qui a déclaré en octobre dernier, à l’occasion d’une conférence sur l’accession du Mali à l’indépendance que « le cinquantenaire du Mali est une injure à la mémoire des combattants, des résistants à la pénétration coloniale et à la mémoire de ceux qui ont donné leur vie pour que ce pays soit indépendant. (...) Le cinquantenaire est en train d’être fait contre nos concitoyens, avec ceux qui les ont persécutés (...) La France envisage cette année de fêter sa générosité… ».
Il paraît essentiel que les citoyens européens s’inscrivent en solidarité avec les peuples africains pour dénoncer les commémorations de ces indépendances par les gouvernements néo-coloniaux et l’instrumentalisation de ces dates historiques pour resserrer d’un cran la vis/le vice paternaliste. Il faut forcer les États colons à reconnaître leurs responsabilités historiques et à changer radicalement leurs politiques de « coopération ».
Les commémorations doivent être historiques et doivent s’inscrire dans une perspective de réparation
Les indépendances de 1960 n’ont malheureusement pas brisé les chaînes de l’oppression : le pillage des ressources naturelles, moteur de la colonisation, perdure encore aujourd’hui et les dettes des pays en voie de développement, héritage colonial, constituent un très puissant instrument de domination politique et économique. En RDC par exemple, l’État belge et la Banque mondiale
ont organisé, en violation du droit international, le transfert de la dette
coloniale à charge du Congo au moment de son indépendance, avant de soutenir financièrement la dictature de Mobutu. La dette fait donc le lien entre la période coloniale et la situation actuelle, elle est illégitime et doit être annulée sans condition. Cette injustice doit aujourd’hui être connue par tous pour que la pression citoyenne oblige les responsables politiques à rompre tous les liens néo-coloniaux et à réparer les dommages infligés au peuple congolais.
A y regarder de plus près, l’héritage colonial (et le maintien de l’exploitation) est omniprésent dans le quotidien des Européens : des produits de consommation (le chocolat belge) aux énergies (le nucléaire français) en passant par le paysage urbain (les noms de rues, statues, monuments...), beaucoup d’éléments rappellent le pillage des ressources et l’exploitation des peuples.
L’architecture urbaine et les noms des rues de nos villes sont un bon exemple. En célébrant les « héros » de l’époque, ce patrimoine commémore de façon positive la colonisation en mettant en exergue le mythe de la civilisation. Le paysage urbain n’est pas neutre, il représente à la fois le pouvoir, qui en général en est le commanditaire, et la doxa « c’est-à-dire un ensemble d’opinions, de préjugés populaires, de présuppositions généralement admises sur lesquelles se fonde toute forme de communication » [3]. Contester le patrimoine architectural urbain apparaît dès lors comme un bon moyen de remettre en question l’histoire officielle tout en soulevant des questions de fond, comme le maintien des rapports de domination à travers notamment le mécanisme de la dette ou le pillage des richesses.
Les initiatives citoyennes se multiplient ici et là, notamment pour que les monuments coloniaux, vitrine de l’histoire officielle, soient mis en contexte et explicitent le rôle criminel des puissances coloniales. Il faut que ces mouvements, porteurs de revendications fortes, se renforcent pour s’inviter dans les commémorations, trop propres, du passé colonial de nos pays [4].
Ainsi, le 23 août 2009, à l’occasion de la journée internationale du souvenir de la traite des Noirs, plusieurs organisations françaises lançaient une campagne nationale « Débaptiser les rues de négriers ? » à l’endroit des principaux ports de la façade atlantique : Bordeaux, Nantes, La Rochelle et Le Havre. « Il s’agit de s’interroger sur l’héritage urbain d’un commerce florissant qui a fait la fortune des nations européennes. C’est une démarche pédagogique et citoyenne en vue d’une meilleure appropriation urbaine et d’une meilleure intégration sociale et politique. Mais aussi de réparation en tirant les conséquences juridiques et sociales de la qualification de crime contre l’humanité ».
En Belgique, le collectif Mémoires Coloniales, dont le CADTM est le membre fondateur, travaille depuis plus d’un an dans le même sens, en réclamant, entre autres, que soient apposées sur les monuments coloniaux des plaques explicatives. A l’occasion du cinquantenaire de la non indépendance de la RDC, le collectif Mémoires Coloniales lance la campagne « 2010 : il est tant que la Belgique reconnaisse ses responsabilités historiques : excuses et réparations » et propose d’inaugurer à Bruxelles le 30 juin un monument « Patrice Lumumba » [5] en hommage aux combattants de l’indépendance. A travers cette campagne et cette action
, le collectif souhaite ouvrir le débat sur la question des excuses et des réparations de la Belgique pour la colonisation et l’ingérence politique dont elle est encore aujourd’hui coupable. La question de l’assassinat du leader indépendantiste congolais [6] sera remise à l’ordre du jour, notamment autour de la revendication pour la création de la Fondation Lumumba. En 2001, la commission parlementaire belge chargée d’enquêter sur l’assassinat de Lumumba a reconnu le rôle que le gouvernement et le roi belges ont joué dans celui-ci. Dès lors, selon les recommandations de la commission, le gouvernement belge s’était engagé à financer une Fondation Patrice Lumumba à hauteur de 3 750 millions d’euros, complétés par une dotation annuelle de minimum 500 000 euros, dans le but d’aider au développement démocratique au Congo. Le gouvernement belge n’a toujours pas tenu son engagement. La fondation devrait aujourd’hui détenir une enveloppe d’au moins 4 millions d’euros. La création de cette fondation pourrait constituer un premier fonds de réparation.
Comme un caillou dans une botte coloniale, ces différentes actions, bien que symboliques, envoient des messages forts et dérangent profondément ceux qui continuent de marcher sur l’Afrique.
Rendons hommage aux peuples colonisés et levons-nous à leurs côtés
Les commémorations des 50 ans de la non indépendance des pays africains offrent une occasion pour les peuples du monde entier de dénoncer ensemble les multiples facettes du colonialisme et du néo-colonialisme. C’est le système capitaliste, qui porte en son sein la colonisation, qu’il faut combattre. Que ce soit en Afrique, en Palestine, à Mayotte ou dans d’autres colonies, l’oppression et la négation des peuples se font dans une logique de profit. Depuis 50 ans rien n’a changé, la « coopération » a montré ses différents visages : de la Françafrique à la Mafiafrique, en passant par le « développement » et sa mise en œuvre à travers des fausses politiques d’« aide » publique, sans oublier le rôle des institutions financières internationales comme la Banque mondiale et le FMI
qui usent du mécanisme de la dette pour maintenir leur domination... Les pays africains ont été colonisés au nom d’un soi-disant idéal « civilisateur », ils le sont toujours au nom d’un soi-disant « développement » basé sur la croissance et non la réalisation des droits humains fondamentaux...
Il est temps que cela cesse, il nous appartient de faire changer les choses ! Commémorons nous aussi les indépendances, en créant aux côtés des Africaines et Africains et de tous les peuples colonisés, un front commun solidaire, pour faire tomber les systèmes d’oppressions que nos politiciens et leurs complices perpétuent en toute impunité.
Article précédemment publié le 20 décembre 2009
Notes
[1] http://www.elysee.fr/documents/index.php?mode=view&lang=fr&cat_id=8&press_id=2721
[2] Le 18 octobre 1946, à Bamako, capitale du Soudan français (actuellement le Mali), se tient un événement qui marque une étape importante dans l’évolution politique des peuples de l’Afrique française. Des centaines de militants, venus de toute l’Afrique, assistent à l’ouverture d’un congrès qui se terminera par la création du premier mouvement politique panafricain : le Rassemblement démocratique africain (RDA). Pour la première fois, des hommes politiques d’Afrique occidentale et d’Afrique équatoriale françaises se rassemblent pour reconquérir leurs droits. Le 21 octobre, le RDA voit le jour sous la direction de Houphouët-Boigny. Dans presque tous les territoires, il devient la principale force politique. Mais son apparentement au Parti communiste lui attire les foudres de Paris dès le début des années 1950. Sans pour autant l’abattre complètement : ses sections restent à l’avant-garde de la marche vers l’émancipation. Soixante ans plus tard, l’héritage du RDA perdure avec le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI-RDA) créé à l’origine par Houphouët-Boigny, et au Mali avec l’Union soudanaise (US-RDA) fondée par Mamadou Konaté et Modibo Keita.
[3] Source : Wikipédia
[4] A l’occasion de la Semaine anticoloniale, qui aura lieu du 18 au 26 février 2010, de nombreuses activités seront organisées. Voir http://www.anticolonial.net/
[5] Le collectif organise également une action en hommage à Patrice Lumumba le 17 janvier 2010 à l’occasion de l’anniversaire de son assassinat. Infos : pauline@cadtm.org
[6] Lire « L’Affaire Lumumba, une seule interprétation possible : le meurtre » par le Collectif Mémoires Coloniales. http://www.cadtm.org/L-Affaire-Lumumba-une-seule
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