Ce titre repose sur des évaluations imparfaites, mais les ordres de grandeur sont réalistes.
On a très peu de données fiables sur les émissions de CO2 en fonction des revenus. Les meilleures à ma connaissance sont celles de Chancel et Piketty à l’échelle mondiale, dans leur étude (en anglais) « Carbon and inequality : from Tokyo to Paris », publiée en 2015, ainsi que les estimations d’une étude d’Oxfam de la même année (celle de la COP21), dont les résultats sont voisins. Mais dans les deux cas, on manque de chiffres nationaux, lacune que je vais essayer de combler en partie avec les moyens du bord.
Dans le monde, selon Chancel et Piketty, les 10 % des individus les plus émetteurs (qui sont en gros les 10 % les plus riches, vu la corrélation assez forte entre revenu et émissions) sont responsables de 45 % des émissions mondiales, pendant que les 50 % les moins émetteurs ne produisent que 13 % de ces émissions mondiales. Dit autrement, une personne appartenant au groupe des 10 % du haut émet en moyenne 17 fois plus qu’une personne faisant partie de la moitié « du bas ». Ces résultats tiennent compte des émissions « importées » dans les produits et services consommés par les individus (« empreinte carbone »), avec quelques complications sur lesquelles je passe.
Autre résultat majeur, concernant les inégalités extrêmes : les 1 % les plus riches (en revenu) de pays très riches tels que les États-Unis ou Singapour ont des niveaux d’émissions par personne dépassant 250 tonnes de CO2 par an (on parle de « CO2 équivalent ») pour Singapour, 320 pour les États-Unis, 200 pour le Canada, etc., chiffres pour l’année 2013. À l’autre extrémité, les 10 % les plus pauvres des pays les plus pauvres (par exemple le Honduras ou le Rwanda) sont à environ 0,1 tonne par an, soit 2000 ou 3000 fois moins que les très riches des pays très riches.
Je le dis autrement, car c’est énorme : il y a dans le monde, par millions, des très riches qui émettent 2000 à 3000 fois plus que les plus pauvres.
Le cas de la France n’est pas traité spécifiquement dans cette étude mondiale. Je vais donc me livrer à un exercice approximatif faute de mieux. J’appelle « très riches » les 1 % du haut de l’échelle des revenus et je souhaite comparer leur empreinte carbone moyenne à celle des 10 % les moins riches (le « premier décile » des revenus).
On sait grâce à Chancel et Piketty que pour les 1 % les plus riches des Canadiens les émissions annuelles par personne sont de 200 tonnes de CO2. Or le Canada est un pays où le revenu moyen est supérieur de peu à celui de la France (environ + 14 % en 2017 en « parités de pouvoir d’achat » selon la Banque mondiale) et où les inégalités mesurées par le coefficient de Gini sont presque identiques. On peut donc parier raisonnablement que les 1 % les plus riches du Canada ont une empreinte carbone sans doute un peu supérieure à celle des Français, mais d’assez peu, et pour être très prudent j’affecterai aux très riches Français une empreinte moyenne de 20 % inférieure à celle de leurs homologues canadiens, soit 160 tonnes par an et par personne.
Quel chiffre retenir pour l’empreinte carbone moyenne par personne du premier décile en France, donnée que je n’ai pas trouvée mais qui existe peut-être dans les fichiers en ligne de Chancel et Piketty que je ne suis pas parvenu à ouvrir… ? En étant une nouvelle fois prudent, je vais retenir comme ordre de grandeur le chiffre de 4 tonnes de CO2 par an, sachant que selon Chancel et Piketty les personnes du troisième décile (dont le niveau de vie est 1,8 fois celui du premier décile) émettaient en moyenne 6,5 tonnes par personne en 2013 (leur étude ne fournit malheureusement aucun autre chiffre pour la France).
Résumons : au moins 160 tonnes en moyenne pour les 1 % les plus riches, au plus 4 tonnes pour les 10 % les plus pauvres, cela fait 40 fois plus pour les premiers, estimation basse.
La taxe carbone pèse plus de 4 fois plus sur le budget des plus pauvres
On a sur ce point des données par déciles, dont celles trouvées dans un document sur « les effets distributifs de la fiscalité carbone en France », par Audrey Berry. La fiscalité carbone représenterait 0,68 % du revenu disponible des 10 % les moins riches et 0,23 % pour les 10 % les plus riches, soit 3 fois moins. De son côté, Lucas Chancel avance le chiffre de 5 fois moins dans sa tribune de Libé du 12 novembre (« Taxe carbone : peut-on concilier écologie et justice sociale ? »), mais c’est peut-être parce que les bases de comparaison diffèrent. Peu importe pour ce qui suit, je couperai la poire en deux en estimant que les 10 % les plus riches paient environ 4 fois moins de taxe carbone que les 10 % les plus pauvres en proportion de leurs revenus.
Qu’en est-il des 1 % les plus riches ? Aucune source ne le dit à ma connaissance, mais on sait au moins que le poste « avion » pèse de plus en plus lourd dans les émissions lorsque le revenu grimpe (voir cette enquête IPSOS pour l’observatoire du bilan carbone des ménages), et comme il n’y a aucune fiscalité carbone pour le transport aérien, cela va nécessairement alléger beaucoup le poids de cette fiscalité dans le budget des très riches. On peut donc affirmer sans trop de risque que la taxe carbone pèse « plus de 4 fois plus » sur le budget des 10 % les plus pauvres que sur celui des très riches.
Dernière remarque « pour la route » (ou autre mode de déplacement moins polluant…)
Il serait risqué de prendre ces constats, si ahurissants soient-ils, comme une incitation à ne faire aucun effort de sobriété énergétique et de réduction de notre empreinte carbone, au motif que les très riches polluent beaucoup plus que l’immense majorité. Qu’il faille prendre des mesures contre la démesure d’une petite minorité est évident, mais il est non moins évident que l’empreinte carbone de l’immense majorité des gens dans les pays riches est insoutenable. Il nous faut aller collectivement vers une empreinte carbone nette devenant nulle vers 2050 (la « neutralité carbone »). C’est possible (voir le scénario négaWatt), mais en menant des politiques ambitieuses de transition juste dont on connait les grandes lignes, plus encore que par des actes individuels au demeurant nécessaires.
Il reste toutefois à retenir de ces constats d’inégalités énormes, aussi bien pour les émissions que pour les efforts fiscaux, que l’acceptation par le plus grand nombre des mesures de sauvegarde du climat (dont la fiscalité carbone fait partie mais dont elle ne peut pas être le principal outil) passe par une nette réduction des inégalités sociales et des injustices fiscales. C’est la grande condition pour que ces mesures soient considérées comme justes. Si elle n’est pas remplie, la transition nécessaire se heurtera à des oppositions compréhensibles, alors qu’elle aurait besoin d’un soutien très large.
Un message, un commentaire ?