29 septembre 2020 | tiré du site Attac.org
https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-25-automne-2020/debats/article/le-livre-d-alain-bihr-et-michel-husson-sur-ceux-de-thomas-piketty-une-lecon-de
Rendre compte de l’ouvrage d’Alain Bihr (AB) et Michel Husson (MH) est un exercice délicat car, pour bien en goûter la saveur, il faut avoir lu les deux de Thomas Piketty (TP), qui représentent en tout 2500 pages environ, mais aussi connaître un peu les deux auteurs critiques. AB est, notamment, l’auteur d’une monumentale histoire de la naissance du capitalisme en quatre volumes qui dépassent même l’ampleur de ceux de TP, car ils comptent au bas mot 3 200 pages [1]. Et MH est un infatigable auteur de livres et d’articles qui constituent à eux seuls une bibliothèque de travaux économiques utilisant les concepts de Marx pour analyser le capitalisme contemporain [2].
Le livre d’AB et MH est donc une double gageure : expliquer en 193 pages l’essentiel des 2 500 pages de TP et en montrer les limites, tout en présentant au lecteur la trame théorique qui inspire leur propre travail, énorme en quantité et en qualité. L’ambition est quasi démesurée mais le jeu en valait la chandelle car la chose est, disons-le d’emblée, réussie, même si je poserai quelques questions au cours de cette recension. Les auteurs indiquent qu’AB a rédigé les chapitres 1 « Un titre en trompe-l’œil », 2 « Des sociétés ’ternaires’ aux ’sociétés de propriétaires’ ou comment enjamber huit siècles d’histoire européenne », 4 « Le moment social-démocrate ou l’histoire réduite à un théâtre d’ombres » et 6 (« Le ’socialisme participatif’ : un socialisme utopique aux allures scientifiques », et MH les chapitres 3 « Le Royaume-Uni ou comment ne pas traiter le sujet » et 5 « Le moment néolibéral : d’un modèle théorique fragile à des propositions politiques tronquées ». Ces six chapitres sont suivis d’une postface pour intégrer l’événement « coronavirus » mais sans que cela change quoi que ce soit à la problématique de TP.
Parfois, dans les ouvrages écrits à plusieurs mains, l’ensemble manque de fluidité sur le fond et dans le style. Ici, ce n’est pas le cas. Le tout est ordonné et unifié, en bonne partie sans doute parce que AB et MH ont un point commun qui permet de construire une argumentation cohérente : tous les deux sont dans une démarche théorique marxienne, débarrassée des dogmes du marxisme stalinien du XXe siècle. Ce qui permet de situer immédiatement les deux principales critiques théoriques adressées à TP, dont il résultera un questionnement de ses propositions politiques.
Une théorie de Thomas Piketty très fragile
La première critique est d’ordre philosophique : TP est un idéaliste, au sens philosophique, c’est-à-dire qu’il renvoie l’explication de l’évolution des sociétés à l’idéologie, aux représentations que les peuples se donnent, ici pour justifier les inégalités qui se développent dans les différentes sociétés. Dès lors, il ignore ce que sont les rapports sociaux de production, sur lesquels se greffent les idéologies. Précisons qu’il ignore cette réalité et qu’il n’en connaît même pas le concept. Et AB et MH n’ont pas de peine à déceler que TP ne sait pas ce qu’est le capitalisme, c’est-à-dire un rapport social particulier d’exploitation de la force de travail par le capital, d’où procèdent les inégalités d’ordre monétaire et de pouvoir, et, on le verra, qu’une seule réforme fiscale ne suffira pas à éliminer. Le capitalisme est inconnu, et il s’ensuit que TP retient une notion de capital qui a fait la quasi-unanimité des commentateurs contre elle depuis son premier ouvrage. L’échafaudage de TP risque donc de s’effondrer en se focalisant sur l’idéologie dont on n’a, nous dit AB, aucune définition sérieuse : « Piketty n’est guère plus disert sur le second concept que mobilise le titre de son ouvrage, celui d’idéologie. Ce qui est d’autant plus gênant que l’usage de ce concept ne peut aller de soi, tant ses mésusages ont été multiples. Et sans qu’on se soit posé au préalable la question de savoir si son usage peut ne pas être lui-même… idéologique. » (p. 19).
On ne peut que donner raison à AB, et j’avais moi aussi constaté cette même carence en lisant Capital et idéologie. Dans un paragraphe intitulé « Le capitalisme : un propriétarisme de l’âge industriel », TP explique que « le capitalisme est une forme de propriétarisme », puis que « le propriétarisme est une idéologie », dont la conclusion découle : « le capitalisme classique de la Belle époque est l’extension du propriétarisme à l’âge de la grande industrie et de la finance internationale » (p. 189-190). Cette sorte de syllogisme, capitalisme = propriétarisme, or propriétarisme = idéologie, donc capitalisme = idéologie, est proprement intenable. On nage en pleine idéologie, hors-sol. Certes, il ne manque pas, dans ce dernier livre de TP, de remarques sur les « rapports de force politico-idéologiques entre les groupes sociaux en présence » (par exemple, p. 227), mais ces rapports de force ne sont jamais reliés aux rapports sociaux de production ; on a toujours l’impression que l’idéologie naît de l’idéologie. Aussi, TP a une vision de l’histoire et de son évolution qui n’a rien d’une trame de longue haleine comme le fut l’avènement du capitalisme et comme le sera très certainement la sortie de celui-ci. Comment faut-il interpréter des affirmations de TP telles que : « En vérité, tout dépend des institutions et des règles que chaque communauté humaine se donne, et tout peut changer très vite » (Capital et idéologie, p. 227, c’est moi qui souligne)… en fonction des rapports de force cités ci-dessus ? Ou encore : « l’importance des processus politico-idéologiques dans la dynamique des régimes inégalitaires, la rapidité et la multiplicité des transitions et bifurcations possibles » (Ibid., p. 532). S’il s’agit d’expliquer que des réformes fiscales importantes peuvent être introduites et menées rapidement, on approuvera. Mais s’il s’agit d’en déduire le passage à un post-capitalisme, le doute s’installe fortement.
On lira donc avec profit les chapitres 2 et 3 d’AB et MH sur l’histoire européenne et celle du Royaume-Uni. Histoire dans laquelle TP fait l’impasse sur les rapports sociaux de production sous-jacents aux trois ordres de l’Ancien Régime. Peut-on considérer le modèle de sociétés ternaires clivées entre clergé, noblesse et tiers état comme universel ? Non, répond AB : « En réservant pour l’instant le cas de l’aire indo-européenne, quoi que dise Piketty, on ne trouve nulle trace de ce schéma trifonctionnel dans les empires arabes classiques (omeyyade, abbasside, fatimide, etc.), pas davantage dans les autres empires musulmans (mamelouk, mongol, timourides, ottoman, safavide, moghol), pas plus d’ailleurs que dans la Chine impériale (des Han aux Qing) ou au Japon (y compris durant sa période féodale accomplie sous le shogunat Tokugawa). » (p. 34). Et, au sujet du féodalisme européen, AB exécute TP : « Une fois de plus, il méconnaît complètement tout le processus pluriséculaire de bouleversement des rapports de production et de propriété qui fait passer les sociétés européennes du féodalisme au capitalisme. S’il ne saurait être question de minorer l’importance des bouleversements institutionnels et idéologiques opérés par la Révolution française, celle-ci n’aura cependant fait que parachever une entreprise entamée et déjà largement réalisée bien avant que nos braves révolutionnaires n’entrent en scène, qui débute par la redécouverte et la réintroduction du droit romain à la fin du 11e siècle à l’université de Bologne et sa diffusion dans la pratique sociale, à commencer par celle des commerçants et négociants élaborant entre eux une lex mercatoria spécifique. » (p. 53).
Pour situer la deuxième grande critique adressée par AB et MH à TP, il faut rappeler un élément important du Capital au XXIe siècle. Dans cet ouvrage, TP a cru faire une innovation théorique pouvant renvoyer Marx au musée de la pensée en proposant deux relations mathématiques censées rendre compte de l’économie capitaliste, que TP a érigées en « lois ». La première de ces deux relations est une égalité comptable qui ne peut être fausse : la part des profits dans le produit national (α) est égale au taux de rendement du capital (r) multiplié par le rapport capital/production (β) ; on a alors α = r β.
MH demande alors : pourquoi cette relation indiscutable est-elle écrite dans ce sens, et non pas dans le sens plus habituel où le taux de profit est égal à la part des profits divisée par l’intensité capitalistique, c’est-à-dire : r = α / β ? (p. 110-111) ?
Le sens de l’écriture n’implique-t-il pas un sens de la causalité ? Et MH propose son interprétation : « la part des profits α est un bon indicateur du taux d’exploitation et β correspond à ce que Marx appelle composition organique du capital » (p. 111). Et il poursuit : « Bref le capital, même (et surtout ?) au 21e siècle, fonctionne ainsi : les capitalistes cherchent à maximiser le taux de profit en exploitant autant que faire se peut le travail salarié, tout en évitant que le capital accumulé ne pèse trop sur sa rentabilité. Il paraît en tout cas assez raisonnable de penser que le taux de rendement du capital est un résultat du processus de production, et non quelque chose de donné par ailleurs, une sorte de taux de profit garanti, qu’il suffirait d’appliquer au capital. » (p. 111). On revient toujours au problème sur lequel bute continuellement TP, car le taux de profit n’est pas déterminé en dehors du rapport social d’exploitation et il n’est donc pas issu d’un processus technique de production qui aurait arbitré entre une plus ou moins grande substitution entre capital et travail en fonction de la comparaison de l’élasticité de chacun de ces facteurs par rapport à leur prix respectif. MH explique que ce ne pourrait être le cas que si cette élasticité était supérieure à 1, ce qui est rarement vérifié.
Au fil des pages, on découvre le fil conducteur de la critique portée par AB et MH : TP ignore les rapports sociaux de production, méconnaît le capitalisme, confond capital productif et capital source de revenu (ce qui, au passage, aboutit à biaiser son évaluation du capital au sens large, incluant les prix de marché des logements), aligne la rémunération du capital sur la productivité marginale de celui-ci, dont on sait à quelles apories cette notion conduit, et il fait l’impasse totale sur la variable clé : la productivité du travail dont la progression de plus en plus faible ne peut être compensée que par la détérioration de la part des salaires dans la valeur ajoutée, et donc par l’augmentation de celle des profits.
Il s’ensuit que la seconde « loi » que TP pense avoir découverte, à savoir que les inégalités progressent quand le taux de rendement du capital est plus élevé que le taux de croissance économique (r > g), c’est au mieux un truisme, et, au pire, l’étendre à toute l’histoire économique, de tout temps à jamais, en niant toute périodisation, « constitue une dérive spectaculaire par rapport aux normes de la prospective », accuse MH (p. 126).
C’est donc à une tout autre construction théorique que MH propose de faire appel (p. 105 à 110). L’épuisement des gains de productivité et la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée, le rétablissement malgré tout de la rentabilité du capital qui ne se traduit pas par celui de l’investissement, au point de provoquer un ciseau entre les deux, et la montée des dividendes sont les trois « faits stylisés » du capitalisme contemporain et de sa crise. « Les racines de la crise se trouvent donc dans la sphère de la production », la financiarisation étant « un symptôme et non la cause de la perte d’efficacité du capitalisme » (p. 110).
Toutefois, c’est le moment de poser une première question aux auteurs AB et MH. Même si on accepte l’idée fondamentale que résume MH, à savoir que l’évolution de la productivité du travail est le point de départ d’un raisonnement permettant de comprendre les profondes transformations du capitalisme à l’époque néolibérale, ne peut-on intégrer l’idée que les bouleversements dans l’ordre politique, institutionnel et culturel, donc idéologique, ont favorisé l’inversion rapide des rapports de force entre travail et capital au tournant des années 1970-1980 ? Si oui, ce serait une manière d’associer le concept gramscien d’« hégémonie culturelle » à celui de rapport social de production, et ainsi de comprendre la brutalité avec laquelle un nouveau « bloc de classe » bourgeois a pu asseoir le passage au capitalisme néolibéral.
Des propositions de Thomas Piketty seulement réformistes
Les solutions de TP pour réduire les inégalités découlent de l’analyse qu’il fait des expériences social-démocrates menées aux États-Unis dans le sillage du New Deal rooseveltien, et en Europe, aussi bien en Suède qu’en Allemagne, au Royaume-Uni ou en France. Sa thèse est que ces expériences ont laissé « l’égalité inachevée » (titre du chapitre 11 de Capital et idéologie). L’histoire que TP propose est marquée au XXe siècle par deux guerres mondiales, la crise de l’entre-deux guerres et l’invention de l’impôt sur le revenu. Les guerres et la crise ont créé l’opportunité de faire reculer la propriété privée. AB lui reproche de minorer l’importance des luttes sociales qui ont émaillé la phase d’accumulation du capital de la fin du XIXe siècle au moment où les impérialismes s’affrontent. Autrement dit, l’avènement de l’État social et fiscal ne peut se comprendre seulement par les évolutions politico-idéologiques, mais doit être relié aux luttes du mouvement ouvrier (p. 80-81). Je dirais pour ma part que TP n’ignore pas les mobilisations et les luttes sociales mais il ne les relie jamais aux rapports de production commandés par les exigences de l’accumulation du capital. Comme l’écrit AB, il s’agit de relier les luttes sociales au « passage d’un régime d’accumulation à dominante extensive (impliquant l’augmentation de la durée et de l’intensité du travail) à un régime à dominante intensive (qui repose principalement sur une hausse de la productivité du travail, toujours plus ou moins assortie cependant de celle de son intensité) » (p. 82) [3].
L’avènement de la social-démocratie est également amené par l’impossibilité pour le capitalisme d’être régulé par le seul marché. Et AB marque un désaccord avec l’utilisation que fait TP de la thèse de Polanyi : « Ce n’est pas d’abord ni essentiellement la faillite dans les années 1920-1940 de l’’idéologie du marché autorégulé mais, plus fondamentalement, celle d’un régime de reproduction du capital qui fait reposer la régulation de ce dernier sur les seuls mécanismes de marché. » (p. 84). J’ajoute que, chez Polanyi, cette impossibilité est bien antérieure à la période du début du XXe siècle et est intrinsèque à la prétendue économie de marché, en réalité le capitalisme.
Comme les inégalités, sujet de prédilection de TP, naissent selon lui de l’idéologie et des règles institutionnelles qui confortent celle-ci, sans lien avec les structures matérielles sous-jacentes, il faut s’attaquer à l’idéologie et le tour est joué : « Pour résumer : la fin des sociétés de propriétaires est avant tout la conséquence d’une transformation politico-idéologique. » (TP, Capital et idéologie, p. 547). De la même manière que TP explique le recul politique de la social-démocratie par sa défaite idéologique, il s’imagine pouvoir dépasser le capitalisme en lui imposant des réformes politiques, notamment fiscales, qui certes ne sont pas anodines, mais qui laissent de côté l’essence même du capitalisme : le rapport social d’exploitation. Ainsi, TP pense que, au XXe siècle, les sociétés européennes « sont restées nominalement capitalistes, mais en réalité sont en passe de devenir des sociétés social-démocrates » (Ibid., p. 490).
De cette vision théorique déficiente, TP va tirer un programme de socialisme participatif afin « de dépasser le capitalisme actuel et de dessiner les contours d’un nouveau socialisme participatif pour le XXIe siècle, c’est-à-dire une nouvelle perspective égalitaire à visée universelle, fondée sur la propriété sociale, l’éducation et le partage des savoirs et des pouvoirs. […] Cela exige de développer de nouvelles formes de propriété sociale, de partage des droits de vote et de participation à la prise de décision dans les entreprises. Cela demande également de remplacer la notion de propriété privée permanente par celle de propriété temporaire, au travers d’un impôt fortement progressif sur les propriétés importantes permettant de financer une dotation universelle en capital et d’organiser ainsi une circulation permanente des biens et de la fortune. » (Ibid., p. 1 112).
C’est un programme réformiste, affirment AB et MH en le disséquant. Pourquoi n’attribuer aux travailleurs que la moitié des droits de vote dans les conseils d’administration des entreprises ? La cogestion permet-elle de dépasser le capitalisme, puisque tel est l’objectif affiché par TP ? La proposition de doter chaque individu d’un capital de 120 000 euros, financé par une fiscalité assise sur le patrimoine, mais payée sur les revenus de celui-ci, se heurte à une contradiction majeure : si les riches en patrimoine doivent en vendre une partie pour payer leur impôt, le capital fictif – « que Piketty et ses collaborateurs n’ont jamais vraiment compris » selon MH – qui constitue l’essentiel de leur patrimoine mobilier va s’évanouir. Et MH donne le coup de grâce à TP : « cette vente massive d’actions va faire baisser leur prix (et qui donc d’ailleurs va pouvoir les acheter ?) (p. 132). Une incompréhension et une confusion qui renvoient à « l’absence d’une théorie de la valeur » (p. 133), absence qui est la faille de l’immense majorité des économistes formés à l’école néoclassique.
Le programme réformiste de TP, notamment en matière fiscale, ne pourrait être toléré qu’à la condition donnée par MH : « Le capitalisme pourrait à la rigueur supporter des mesures fiscales visant à réduire les inégalités, mais à la condition qu’un nouvel essor des gains de productivité permette de concilier profitabilité et redistribution. Or, cette perspective semble exclue, et Piketty lui-même en est d’accord. » (p. 124) [4]. Là encore, on souscrit à cette critique théorique. Mais, en la poussant à son point ultime, ne porte-t-elle pas une critique de toute fiscalité, si l’on approfondit le fait que tout prélèvement a pour conséquence, sinon pour objectif, de réduire son assiette ? La société serait alors fort dépourvue si cela conduisait à condamner par avance toute réforme fiscale radicale.
Publié à l’automne 2019, le second ouvrage de TP aurait pu se faire bien plus l’écho de la crise écologique, jusqu’à introduire une transformation des structures productives dans son socialisme participatif. « La question écologique… ne sera pas posée », accuse MH (p. 137). Soyons justes avec TP qui explique : « Bien souvent, la façon la plus efficace pour réduire les missions passe par des normes, des interdictions et des règles strictes, concernant les véhicules de transport, le chauffage, l’isolation des logements, etc., bien davantage que par le fait de mettre un prix plus élevé sur le carbone. » (Capital et idéologie, p. 1 157). Mais ces règles nécessaires se situent à l’aval de l’économie, surtout dans la consommation et non au sein des structures productives en amont. D’ailleurs, son ralliement à l’idée de carte carbone individuelle est significatif. Il ne manquerait plus que les quotas d’émission de gaz à effet de serre individuels soient transférables sur le marché [5].
Attentif aux critiques qui sont faites à la croissance du produit intérieur brut (PIB), TP revient très souvent sur le fait qu’il ne parle jamais du PIB mais du revenu national, au motif que, pour calculer ce dernier, « on déduit du PIB toute la consommation de capital, et en particulier de ressources naturelles » [6]. Cet argument ne tient pas car TP évoque la différence entre en agrégat brut et un agrégat net, qui n’a strictement rien à voir avec une distance vis-à-vis de la croissance économique. Et MH a beau jeu d’ironiser sur son incompétence en matière de comptabilité nationale (p. 138) [7].
Peut-on sauver le soldat Piketty ? AB et MH reconnaissent sans réserves l’importance des travaux de recueil des données menés par TP et ses équipes de chercheurs. L’abondance des données, l’étendue spatiale et dans le temps, leur mise à disposition sur internet ont contribué à bâtir l’audience de TP dans le monde entier, même s’il n’est ni le seul ni le premier à s’être penché sur les inégalités.
Mais, sur le plan de l’analyse théorique, les deux fois 1 200 pages ne pèsent pas beaucoup selon AB et MH. Prétendre surpasser Marx relève de l’enfantillage ou de l’inconscience, sinon du manque de culture. Je dirais même que c’est plus un recul pré-socialisme utopique, car, au moins, les socialistes utopiques du début du XIXe siècle ne connaissaient que les prémices du capitalisme industriel, alors que TP bénéficie de toute l’histoire socio-politique et intellectuelle qui s’est écoulée depuis. Les catégories mobilisées par TP sont précisément celles que la critique de Marx avait stigmatisées : le fétichisme du capital, de la marchandise, de la propriété, enrobé dans une philosophie idéaliste du monde et de sa transformation. Plutôt que d’afficher une prétention puérile de mettre Marx aux oubliettes sans l’avoir lu vraiment, il eût mieux valu, quitte à le critiquer, engager au moins un débat avec lui ou sur lui. Le capital au XXIe siècle ne parle pas du capital ; Capital et idéologie est une suite de confusions sur le capital et sur l’idéologie. Tel est le message du livre critique d’AB et MH.
Parce que, malgré tout, Thomas Piketty affiche une position politique sans ambiguïté au côté des perdants du capitalisme néolibéral et tout aussi résolument contre la classe qui se gave dans ce capitalisme-là, j’ai envie pour terminer de dire une chose pour considérer qu’il peut être un allié dans la bataille sociale violente qui se trame ou se joue déjà, une bataille qui, au-delà des figures intellectuelles, nécessitera des alliances entre plusieurs des couches sociales populaires maltraitées par le capitalisme. Cette chose, je la tire en creux dans le livre d’AB et MH, plus précisément dans sa conclusion : « Pourtant, aujourd’hui, le capitalisme est plus que jamais aussi en proie à un spectre : sinon celui de son dépassement révolutionnaire dans le communisme, du moins celui de sa propre faillite et de sa propre fin pure et simple, sous les effets écologiques et sociopolitiques de son propre développement. » (p. 165-166). « Or, aujourd’hui, le capitalisme est au terme de son devenir historique et est devenu du coup irréformable. » (p. 172). Je me hasarde à poser deux questions qui sont en creux à la fin du livre d’AB et MH et qui sont peut-être aussi sous-jacentes aux non-dits ou aux pas de côté de TP : premièrement, pourquoi la faillite du capitalisme laisse-t-elle AB et MH dubitatifs sur « le dépassement révolutionnaire dans le communisme », est-ce-à-dire que la seule voie est réformiste, au mieux radicalement réformiste ? Deuxièmement, est-ce bien sûr que le capitalisme soit arrivé « au terme de son devenir historique » ? Je trouve plus sage la formule à l’emporte-pièce de Robert Boyer : « Le capitalisme est encore jeune, mais pas éternel. » [8]
L’intérêt inégalé du livre d’Alain Bihr et Michel Husson au sujet des thèses de Thomas Piketty depuis que celui-ci est devenu une quasi-star de l’économie est de proposer au lecteur une vraie leçon de socio-économie, ou, pour le dire comme aurait pu le faire Marx : une vraie leçon de critique de la socio-économie politique, où rapports sociaux de production, idéologie et institutions politiques s’interfèrent, dans une perspective dynamique de transformation, au sein de laquelle la logique du capital imprime encore sa marque, dans la tourmente des affrontements de classes.
Une leçon politique aussi : la stratégie qui serait à même de faire tourner dans le bon sens la tourmente évoquée à l’instant n’est pas éclose. Donc, le célèbre « Que faire ? » est toujours sans réponse. Sans doute, le réformisme à la Piketty n’est pas satisfaisant. Mais l’optimisme affiché par Bihr et Husson est peut-être exagéré : « Au cours de ces dernières années, ces phénomènes dramatiques [il s’agit des catastrophes écologiques et socio-économiques] n’ont cessé de provoquer des mobilisations sociales de plus en plus massives et déterminées, d’un bout à l’autre de la planète, au sein desquelles la conscience de leur enracinement dans les structures du mode de production capitaliste s’est renforcée et avec elle l’exigence plus ou moins claire que ’le monde [doit] changer de base’ si l’on veut y mettre fin. » (p. 167). Cet « enracinement dans le mode de production capitaliste » dans les consciences est-il bien certain ? Là figure une bonne partie de nos hésitations intellectuelles et politiques. Et je ne suis pas persuadé que Marx aurait misé un shilling sur un tel enracinement déjà acquis…
17 septembre 2020
Notes
[1] A. Bihr, Le premier âge du capitalisme, tome 1, L’expansion européenne, 2018 ; tome 2, La marche de l’Europe occidentale vers le capitalisme, 2018 ; tome 3, vol. 1 et 2, 2019 ; l’ensemble est publié par Syllepse et Page 2. J’avais rendu compte du premier tome dans J.-M. Harribey, « À la naissance du capitalisme, il y eut l’expansion commerciale », Les Possibles, n° 19, Hiver 2019. Et M. Husson avait lui aussi recensé ce premier tome : « Comment est né le capitalisme », Politis, 27 septembre 2018.
[2] Site de Michel Husson.
[3] Ce n’est pas le lieu ici d’en discuter mais je pense qu’une confusion s’est toujours installée pour ne pas considérer que l’augmentation de l’intensité de travail était l’une des causes de l’augmentation de la productivité du travail et au contraire en faire un phénomène distinct de cette dernière (J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, LLL, 2013, p. 62-63).
[4] A la suite de ce jugement exact, Michel Husson cite Patrick Artus et sa référence « L’épargne doit financer la croissance mondiale », Flash, n° 87, 29 février 2008, qui est l’exemple parfait de galimatias néoclassique dans lequel on trouve ce pont-aux-ânes : « à l’équilibre, l’épargne mondiale disponible détermine le niveau mondial d’investissement ». Double erreur : l’épargne ne détermine rien et Artus compare le stock d’épargne avec le flux d’investissement. À tout prendre, il vaut mieux peut-être un Piketty, cohérent dans son réformisme, qu’un Artus qui, un jour, nous explique qu’il faut mettre un terme à l’austérité salariale en se référant à Marx (!), et le lendemain que les salaires sont trop élevés.
[5] Cette proposition de permis individuels négociables est aujourd’hui soutenue par certains écologistes. Pour une critique, voir J.-M. Harribey, « La canicule échauffe les esprits économicistes », Blog Alternatives économiques, 12 août 2020.
[6] On trouve cette affirmation en plusieurs endroits, notamment dans la vidéo de Reporterre, « Il va y avoir des crises sociales extrêmement violentes », Entretien avec H. Kempf, 7 décembre 2019. Ce problème a été très bien décortiqué par Jean Gadrey, « Les curieuses réponse de Piketty à mes critiques sur la croissance et les biens communs », Blog Alternatives économiques, 9 décembre 2019.
[7] Michel Husson va peut-être un peu vite dans sa réponse : « On ne retire pas la consommation de ressources naturelles du PIB », dit-il (p. 138). La production de ressources (extraction de pétrole, de minerais…) est incluse dans le PIB ; mais lorsqu’on ajoute toutes les productions pour calculer le PIB, on retire les consommations intermédiaires de ces ressources. Reste que Piketty confond tout : brut, net, consommations intermédiaires et consommation de capital fixe. Peut-être son bavardage sur le revenu national à la place du PIB marque-t-elle une connivence avec certains des reconstructeurs d’indicateurs dont le sérieux est inversement proportionnel à la couverture médiatique.
[8] Entretien avec C. Chavagneux, Alternatives économiques, n° 393, septembre 2019.
À propos de l’auteur/trice
Jean-Marie Harribey, ancien coprésident d’Attac et du Conseil scientifique d’Attac, a récemment publié Le trou noir du capitalisme (Éd. Le Bord de l’eau, 2020)
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