Édition du 19 novembre 2024

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Europe

Zemmour, Le Pen et l’antifascisme

Alors qu’Éric Zemmour vient de lancer sa candidature via une vidéo qui ne laisse planer aucun doute sur le type de projet qui est le sien, dans une mise en scène gaullienne qui dissimule mal la teneur néo-pétainiste des propos tenus, il vaut la peine de faire un premier bilan, du point de vue de la lutte antifasciste, de ces trois mois durant lesquels Zemmour a été propulsé par les « grands » médias sur le devant de la scène politique.

2 décembre 2021 | tiré de la revue contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/zemmour-lepen-extreme-droite-antifascisme/

Extension du domaine de l’extrême droite

On doit nécessairement commencer par noter que cette période a permis à l’extrême droite de voir progresser son périmètre électoral potentiel, du moins dans les sondages d’opinion, passant d’environ 30% avant l’été (si l’on additionne les intentions de vote pour Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan) à 36-37% d’après un sondage récent (en ajoutant donc les intentions de vote en faveur de Zemmour), score auquel il faudrait ajouter les voix qui pourraient se porter sur Florian Philippot et François Asselineau. Il n’est donc nullement impossible, quoique les rapports de force puissent évidemment évoluer d’ici le printemps prochain, que l’extrême droite dans toutes ses composantes rassemble au premier tour jusqu’à 40%.

Ne pas se raconter d’histoires sur la situation politique en France suppose de prendre au sérieux cette montée en puissance électorale, d’autant plus si l’on se souvient que l’extrême droite – représentée par Le Pen, Dupont-Aignan et Asselineau – se situait à 27% au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 (un niveau déjà historiquement très élevé). On mesure alors ce que valait le fameux « barrage » macroniste : les mêmes politiques néolibérales et autoritaires produisant les mêmes effets, les organisations et les idées fascistes ou fascisantes ont continué de progresser, électoralement et idéologiquement, au cours des dernières années. Avec dans leur sillage les groupuscules les plus violents qui ont multiplié ces derniers mois les attaques de militant·es de gauche, féministes, antiracistes, etc.

Mainstreamisation de l’extrême, extrémisation du mainstream

Cela se vérifie dans l’hypothèse – la plus probable à ce stade – d’un 2nd tour entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, celle-ci ayant creusé à nouveau l’écart dans les sondages d’opinion vis-à-vis de ses concurrents (notamment Zemmour mais aussi LR). Fin juin et début septembre, Le Pen n’obtenait « que » 40% (déjà sensiblement au-dessus de son score de 2017, 34%, et sans comparaison avec celui de son père en 2002, 18%) ; elle est aujourd’hui annoncée à 45%, se rapprochant des niveaux les plus élevés qu’elle avait atteints quelques mois après le terrible assassinat de Samuel Paty, dans le contexte d’une offensive réactionnaire tous azimuts (au nom de la lutte contre le « séparatisme », l’« islamo-gauchisme », etc.), qui avaient vu le vote des lois « sécurité globale » et « séparatisme », .

Il est possible que Le Pen bénéficie actuellement de l’imprégnation idéologique permise à la fois par cette offensive (dans laquelle le pouvoir macroniste a joué un rôle crucial) et par l’hyper-médiatisation de Zemmour au cours des trois derniers mois. Mais on peut également présumer qu’elle profite d’un effet d’« adoucissement » de son profil politique, par contraste avec l’auteur du Suicide français. Un autre sondage réalisé mi-novembre 2021 montre en effet – en comparant les résultats avec ceux issus d’un sondage de 2014 sur l’image de l’idéologue – qu’il est beaucoup plus souvent considéré aujourd’hui comme « d’extrême droite » (+ 24 points), « raciste » (+ 23 points), « dangereux » (+ 23 points), « misogyne » (+ 15 points) et « agressif » (+ 9 points). De son côté, Le Pen est moins souvent jugée « agressive » et « raciste » par rapport à un sondage de 2014 réalisé par le même institut.

Un autre élément qu’il importe de remarquer, c’est à quel point la percée médiatico-sondagière de Zemmour a accéléré l’extrémisation de la droite bourgeoise classique. Les primaires de la droite se sont ainsi jouées presque intégralement sur le terrain zemmourien de la France menacée, submergée, en voie d’anéantissement du fait d’une immigration pléthorique, d’une délinquance endémique, etc. Ce n’est pas simplement ou principalement que l’un des candidats – Éric Ciotti – a cherché à mimer en tout point les positionnements de Zemmour, y compris en reprenant à son compte la pseudo-théorie complotiste et raciste du « grand remplacement ». C’est l’ensemble des candidats qui ont interprété une partition zemmourisée, jusqu’à Michel Barnier qui pouvait apparaître initialement comme le plus centriste.

En ce sens, Stathis Kouvélakis avait certainement raison d’affirmer que Zemmour avait déjà gagné par la dissémination dans une grande partie du champ politique de ses « idées » (même s’il est possible que sa candidature soit in fine un échec). Et ce n’est pas la droite macroniste qui démentira ce constat, tant elle n’a pas lésiné ces dernières années – à travers des figures comme Darmanin, Blanquer et Vidal – dans l’exploitation intensive des obsessions, du langage et des propositions de l’extrême droite.

L’impasse du « tout sauf Zemmour »

On mesure à quel point la stratégie du « tout sauf Zemmour » constituerait une impasse, pour au moins deux raisons.

La première, c’est qu’une telle stratégie minimise le danger que continue de représenter le FN/RN, dissimule le fait que son projet politique n’est pas moins oppressif que celui de Zemmour (les appels répétés de Marine Le Pen à Zemmour pour qu’il rejoigne sa campagne démontrent qu’elle n’est nullement en désaccord avec lui sur le fond, ses soutiens insistant à raison sur le fait que tout ce qu’il défend a déjà été promu par le FN/RN au cours des dernières décennies, mais avec sa stratégie), et sous-estime la solidité de son ancrage électoral. Si Marine Le Pen semble actuellement en mesure de passer l’épreuve du crash-test que constitue l’émergence d’une candidature concurrente soutenue par un empire médiatique (celui de Bolloré), c’est que Zemmour n’a jamais mordu significativement sur la frange populaire de son électorat (ouvriers et employés), parmi lesquels les intentions de vote pour Le Pen sont très stables et largement supérieures à tou·tes les autres candidat·es.

La deuxième raison, c’est que la focalisation sur le fasciste Zemmour tend à dissimuler non seulement l’extrémisation des forces de la droite bourgeoise (macroniste et LR), dont le journaliste du Figaro est un pur produit, mais aussi les processus de fascisation qu’ont enclenchés les politiques islamophobes, anti-migratoires et ultra-sécuritaires, menées notamment au cours des vingt dernières années. Pensons en particulier, dans la dernière période, aux lois liberticides jumelles (« sécurité globale » et « séparatisme ») qui n’ont pu être imposées si facilement, ce qui ne veut pas dire sans contestation, que dans le contexte d’une instrumentalisation éhontée et forcenée des attentats, visant à dissoudre les organisations musulmanes (au nom de la lutte contre le « séparatisme ») et à disqualifier la gauche (en raison de sa prétendue complicité, désignée sous une expression – l’ « islamo-gauchisme » – directement empruntée à l’extrême droite).

La stratégie antifasciste et la lutte contre l’islamophobie

Toute stratégie antifasciste doit se confronter à la fois aux forces fascistes, celles qui occupent le terrain électoral/institutionnel comme celles qui cherchent à dominer la rue, et à ces processus de fascisation qui, sous la forme de transformations institutionnelles et idéologiques, assurent un terrain propice à la progression des extrêmes droites (de leurs organisations et de leurs « idées »).

Dans le contexte français présent, il paraît assez évident que c’est l’islamophobie qui joue le premier rôle en termes de vecteur de fascisation :

– institutionnalisation des discriminations (au nom de la menace que l’islam constituerait pour « la République » et pour « la France ») ;

– banalisation de procédures arbitraires ciblant en particulier les musulman·es (des perquisitions administratives jusqu’à la dissolution sans motif sérieux des organisations luttant contre l’islamophobie) ;

– déshumanisation des personnes du Sud global qui cherchent à rejoindre l’Europe (au nom du fait qu’elles seraient musulmanes, donc potentiellement dangereuses) ;

– et montée d’une variante conspirationniste de l’islamophobie permettant de légitimer par avance des politiques de nettoyage ethnique (car de quoi rêvent celles et ceux qui s’imaginent sérieusement que la France est « occupée », « dominée », « colonisée », etc., par les musulmans ?[1]).

Tout cela signifie que la lutte contre l’islamophobie a un caractère central pour l’antifascisme dans un pays comme la France et assurément dans toute l’Europe de l’ouest, dans des conditions devenues particulièrement difficiles puisqu’elle se trouve aujourd’hui non seulement stigmatisée médiatiquement et largement criminalisée. La manière dont le Conseil d’État, en particulier, a validé récemment la dissolution du CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France) constitue de ce point de vue un avertissement pour tous les collectifs ou associations qui luttent contre l’oppression :

« Par un curieux retournement, la dissolution du CCIF est donc approuvée au motif qu’en luttant – légalement – contre les discriminations et la haine antimusulmanes, il s’est rendu lui-même coupable de discrimination et de haine… En effet, pour le Conseil d’État, “critiquer sans nuance” des politiques publiques ou des lois qu’on considère comme discriminatoires, c’est pousser les victimes de la discrimination alléguée sur la pente de la radicalisation et les inviter à se soustraire aux lois de la République »[2].

Pas de victoire contre le fascisme sans alternative politique

La montée du néofascisme dérive d’une crise d’hégémonie prolongée, autrement dit de la faible capacité de la classe dominante française à obtenir le consentement de la majorité de la population à ses politiques (néolibérales) et du délitement des rapports entre représentant·es et représenté·es (marqué à travers l’affaiblissement des partis, la progression de l’abstention, etc.). Mais elle procède au moins autant d’une crise de l’alternative au capitalisme néolibéral, en d’autres termes d’une crise de la gauche (si l’on entend par là les forces qui n’ont pas renoncé à remettre en cause, d’une manière ou d’une autre, le capitalisme).

Pourtant, ajoutée au déclin de la social-démocratie et des partis communistes, la crise d’hégémonie aurait pu (ou pourrait) constituer un terrain propice pour la renaissance de forces portant une telle alternative. De fait, on a vu cette renaissance s’opérer sous la forme de succès électoraux obtenus par des organisations comme Syriza, Podemos ou La France insoumise, par des figures comme Sanders ou surtout Corbyn, qui sont venus contester l’hégémonie des courants néolibéraux « de gauche » respectivement au sein du Parti démocrate et du Parti travailliste. Mais ces succès ont été éphémères et ne se sont pas cristallisés, pour des raisons diverses, sous la forme d’organisations capables de recréer des liens organiques et durables avec les classes populaires.

Dans le cas français, les mouvements sociaux sont vigoureux (si l’on compare avec l’Angleterre et l’Allemagne, pour en rester à l’Europe de l’ouest), de même que les pensées critiques, mais la gauche politique a échoué au cours des vingt dernières années à faire émerger une politique d’émancipation capable de disputer l’hégémonie au couple que constituent l’extrême centre néolibérale et l’extrême droite néofasciste. À tel point que la gauche, si l’on n’inclut pas le Parti socialiste (dont la politique s’est placée intégralement sur le terrain de la droite entre 2012 et 2017), n’a rassemblé que 21,3% des suffrages lors du 1er tour de l’élection présidentielle (et seulement 27,7% si on ajoute le score de B. Hamon, candidat du PS). Or, elle pourrait se situer à un niveau encore plus faible en 2022.

Dans tous les sondages d’opinion actuellement, c’est dans la classe travailleuse – ouvriers et employés, autrement dit environ 50% des actifs – que la gauche se situe à ses niveaux les plus faibles. On pourrait se rassurer à bon compte en imaginant que cela supprimerait ipso facto les illusions électoralistes et libèrerait la combativité, dégageant un chemin – sinon une voie royale – vers l’insurrection. Ce n’est pas vraiment ce que l’on constate historiquement : la plupart des grands moments de conflictualité sociale de masse, où s’est posée concrètement la question de la rupture révolutionnaire, ont aussi été des moments où la gauche politique parvenait à recueillir les voix d’une large partie des classes populaires et constituait de vastes organisations militantes, capables de retravailler de l’intérieur et d’orienter le sens commun des travailleurs·ses.

C’est cette capacité contre-hégémonique et ce lien organique avec les classes populaires qui ont été perdus, et ce n’est pas par une nouvelle « union de la gauche » ou une « primaire populaire », en plaçant toutes les organisations existantes derrière un·e candidat·e unique et en imaginant que cela permettra d’additionner les (petits) scores des uns et des autres, qui suffira à sortir de ce marasme. Les problèmes sont beaucoup plus profonds et devront être affrontés dans la période difficile qui s’annonce. L’unité est nécessaire sur le plan politique – y compris électoral – mais sur la base d’un projet de rupture, et non sur une base floue avec des forces ou des figures qui ont contribué au désastre du quinquennat Hollande et qui souhaitent à peu de choses près reconduire les mêmes politiques néolibérales.

*

Il faut effectivement mobiliser largement contre Zemmour et son projet, en particulier dès dimanche à Paris (et comme l’ont fait les Marseillais·es). Mais une telle mobilisation devrait se garder d’une focalisation trop marquée sur ce personnage sinistre, sous peine non seulement de laisser le champ libre à Le Pen et au FN/RN, mais aussi de sous-estimer le combat nécessaire contre tout ce qui a permis l’ascension de Zemmour, en particulier la banalisation de l’islamophobie (et sa radicalisation), au plus haut sommet de l’État et dans les médias de masse, ainsi que l’autoritarisme d’État, qu’il se manifeste quotidiennement à travers le sort qui est fait aux migrant·es ou à travers le quadrillage sécuritaire des quartiers populaires et d’immigration.

Enfin, si nous voulons obtenir des victoires durables contre le fascisme et sa montée, on ne pourra se contenter de mobilisations ponctuelles ni de faire reculer Zemmour ; nous n’échapperons pas à la nécessité de reconstruire une organisation de masse capable de porter – dans les mobilisations comme sur le terrain électoral – une alternative politique au capitalisme racial et patriarcal.

*

Ugo Palheta est sociologue, maître de conférences à l’université de Lille et membre du Cresppa-CSU. Il est l’auteur de nombreux articles pour Contretemps, de La Possibilité du fascisme (La Découverte, 2018) et, tout récemment avec Ludivine Bantigny, de Face à la menace fasciste (Textuel, 2021).

Notes

[1] La réponse se trouve dans les attentats commis par des militants fascistes – de Breivik à Tarrant – ces dernières années au nom de la lutte contre l’ « islamisation » de l’Occident ou le « grand remplacement ».

[2] Extrait d’un texte signé par de nombreuses organisations : « La dissolution du CCIF validée par le Conseil d’État : les associations en danger ! ».

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