Tiré du blogue d’Alternatiba.
Phénomène de “radicalisation” du mouvement des Gilets Jaunes ; injonction aux signalements de “radicalisation” par le gouvernement dans un contexte d’attentats djihadistes et de stigmatisation des musulmans ; procès en manque de “radicalité” intenté aux mouvements non-violents suite au contre-G7 ou à la “semaine de rébellion internationale”... Les termes radical, radicalité, radicalisation sont devenus des mots fourre-tout, utilisés pour désigner des objets à la nature singulièrement différente, et dont la connotation positive ou négative dépend de la personne qui les emploie.
Le mot “radical” est ainsi associé à la diversité violente des black blocs autant qu’à la désobéissance civile non-violente, et le mot “radicalisation” vient connoter l’extrémisme et le fanatisme d’attentats terroristes, comme des mouvements d’extrême droite, ou encore la colère sociale exprimée par un mouvement comme celui des Gilets Jaunes… Dans ces conditions, quel sens peut-on encore donner au mot “radical” ?
Au sein du mouvement climat, la question de la radicalité devient insistante, notamment en réaction à un sentiment d’urgence et de gravité de plus en plus palpable : face à l’urgence climatique, ne faut-il pas passer à des actions plus radicales ? Mais de quelles actions radicales parle-t-on ? Pour certain-e-s, il s’agit d’adopter un discours de vérité, plus cru, sur la gravité de la situation ; pour d’autres, il s’agit de nommer plus clairement l’origine du problème, en désignant le système capitaliste ou la civilisation industrielle. Pour certain-e-s, la radicalité est synonyme de violence, alors que pour d’autres, c’est au contraire la stratégie non-violente qui permet de concilier dimension radicale et dimension populaire. L’action radicale peut encore désigner l’action directe, l’action clandestine, la désobéissance civile...
Si de plus en plus de gens s’accordent sur la nécessité de la radicalité, les différents sens qui sont donnés à ce terme limitent le débat en alimentant les malentendus, les amalgames, et les polémiques entre différents courants militants.
Changer le système à la racine
En ce qui concerne le défi climatique et l’impératif de justice sociale, la question de la radicalité est une question essentielle. Car le dérèglement climatique nous impose effectivement un changement radical, au sens étymologique du terme : c’est-à-dire qu’il s’agit d’un changement à la racine du modèle actuel. C’est ce modèle actuel, à la fois insoutenable écologiquement et socialement injuste, caractérisé notamment par le capitalisme, l’extractivisme, le productivisme, la surexploitation des ressources naturelles, la surconsommation, le dogme de la croissance infinie, etc., qui est la cause profonde de la destruction écologique en cours qui menace la survie de l’humanité et d’une grande partie de la biodiversité planétaire. En cela, des ajustements de ce système, ou un changement à la marge, sont complètement inadaptés pour relever le défi actuel, puisque ce sont les fondements mêmes de ce système qui sont à l’origine du problème. C’est cette vision de changement radical que portent Alternatiba et Action Non-Violente-COP21 (ANV-COP21) à travers le slogan Changeons le système, pas le climat : la limitation du dérèglement climatique ne peut passer que par un changement radical du système.
Comment cela se traduit-il dans nos engagements ? Est-ce que je suis radical-e parce que je m’engage dans des actions de désobéissance civile ? Ou parce que j’appelle à abattre le capitalisme ? Est-ce que je cesse de l’être quand je vais marcher pour le climat ou que j’organise un village des alternatives ? Est-ce que la répression que j’endure est le baromètre de mon niveau de radicalité ? Est-ce que le fait de porter des revendications envers des multinationales ou des gouvernements est une forme de compromission ôtant toute forme possible de radicalité ?
Nous proposons de distinguer différents débats sur la radicalité, qui ne sont pas tout à fait les mêmes selon qu’ils concernent les discours, les modes d’action, ou bien encore les processus de mobilisation.
Le discours radical
Un des critères prédominants dans le débat sur la radicalité est celui du discours, voire de la sémantique. Ainsi, on a tendance à classer les mouvements sur une échelle de radicalité plus ou moins élevée en fonction du discours qu’ils portent. Un mouvement qui clame haut et fort des termes politisés et anti-système comme “anti-capitalisme”, des termes chocs comme “effondrement”, ou des mots-obus, selon la formule de Paul Ariès, comme “décroissance”, sera facilement perçu comme un mouvement radical.
Les mots ont effectivement une importance majeure, de par la force symbolique qu’ils véhiculent. Ils peuvent participer à la transformation de notre imaginaire collectif, qui façonne à son tour l’organisation concrète de nos sociétés. Mais les mots ne suffisent pas, et un discours offensif ne nous rend pas automatiquement efficaces contre le capitalisme, l’effondrement, le dogme de la croissance ou l’emballement climatique.
Cette apparente banalité semble importante à rappeler quand on voit que le vocabulaire choisi par un mouvement peut lui valoir un procès en manque de radicalité ou au contraire la glorification de sa supposée radicalité.
Qu’est-ce qu’une action radicale ?
Les débats militants sur la radicalité gravitent également beaucoup autour de la question des modes d’action.
On qualifie souvent une action de “radicale” selon son niveau de confrontation physique, la prise de risque physique ou juridique qu’elle implique, son apparence subversive ou encore le niveau de répression ou de condamnation qu’elle suscite de la part du pouvoir. Ainsi, l’action de blocage menée au sommet pétrolier de Pau par ANV-COP21 apparaît comme une action non-violente radicale car elle comporte une confrontation physique importante avec les forces de l’ordre. Même si l’attitude était non-violente de la part des activistes, il y avait une confrontation physique avec l’utilisation de boucliers en mousse pour repousser physiquement les forces de l’ordre, franchir leurs lignes de protection afin de bloquer le bâtiment. Cette tactique provoquait un niveau de répression conséquent de la part des forces de l’ordre avec utilisation de matraques et de gaz lacrymogènes, qui n’entamaient pas la détermination des activistes. Le tout donnait une image spectaculaire facilitant la connotation de “radicalité” pour une action de ce type.
La tactique black bloc, revêtant un dress-code suscitant un imaginaire rebelle (vêtements noirs, visage masqué), dégradant du matériel ou des locaux symbolisant le système capitaliste, entraînant quasi systématiquement des affrontements violents avec les forces de l’ordre, et étant diabolisé par le pouvoir comme une forme d’action inacceptable, rassemble également des attributs spectaculaires importants l’associant régulièrement à la “radicalité”. La diabolisation d’une tactique d’action peut cependant aussi s’observer envers des mouvements non-violents s’ils apparaissent comme subversifs, comme on a pu l’entendre dans les condamnations de Ségolène Royal envers le mouvement Extinction Rebellion (1), ou dans les propos de Jean-Michel Aphatie et de plusieurs ministres à propos des actions de décrochage de portraits présidentiels menés par ANV-COP21.
Extrait de LCI https://twitter.com/AudreyAndCoLCI/status/1176053517292900353
Mais ces caractéristiques suffisent-elles vraiment à qualifier la radicalité d’une action ? En fait, elles désignent le mode opératoire et le niveau d’engagement d’une action ; mais elles ne disent rien du caractère radical ou non du résultat de l’action. Or, ce n’est pas parce qu’une action a un mode opératoire spectaculaire, un fort niveau d’engagement, ou qu’elle suscite une répression importante, que son résultat est nécessairement radical ou qu’elle permet d’augmenter notre rapport de force pour obtenir des changements radicaux.
Nous proposons donc de qualifier de “radicale” non pas une action qui a une certaine apparence ou un fort niveau d’engagement, mais une action susceptible de provoquer un changement radical du système. Cela peut s’évaluer au regard du résultat concret d’une action, notamment quand on obtient une victoire d’étape concrète. Cela doit aussi s’évaluer, même sans victoire concrète et précise à court terme, en fonction de la capacité d’une action à renforcer les mouvements qui luttent pour un changement radical du système et dans sa capacité à affaiblir le système que nous combattons.
L’habit ne fait pas le moine
Il y a des actions qui sont faciles à qualifier de radicales car elles cochent toutes les cases. Il en va ainsi des actions de blocage de mines de charbon organisées par Ende Gelände en Allemagne, qui sont parmi les plus emblématiques des actions climat de ces dernières années. En bloquant physiquement l’exploitation du charbon, on se trouve bien à la racine du problème climatique : sur le lieu même de l’extraction de ressources fossiles. Si le charbon n’est pas exploité, il ne sera pas brûlé, et il n’émettra pas de gaz à effet de serre. Le discours d’Ende Gelände est radical, le niveau d’engagement des actions est important, le résultat est immédiat et concret : il n’y a donc aucune difficulté à considérer qu’il s’agit d’une action radicale. Il faut toutefois mesurer l’action avec une focale un peu plus large afin d’observer que l’impact concret et immédiat est limité puisque ce mode d’action ne nous permet pas de bloquer la mine plus d’un ou deux jours, ce qui veut dire que la mine peut ensuite être exploitée les 363 autres jours de l’année. La puissance de cette action doit alors être mesurée en prenant également en compte comment elle peut constituer un rapport de force politique capable de changer les règles actuelles qui permettent à ces mines de fonctionner. Même dans le cas d’une action comme celle d’Ende Gelände, dont la radicalité ne fait pas de doute, il est donc important de ne pas s’en tenir aux apparences, mais d’observer par quels processus les changements peuvent être obtenus.
C’est d’autant plus important quand une action a moins l’apparence de la radicalité. La campagne menée par Les Amis de la Terre, Bizi et Attac contre le soutien de Société Générale au projet de mine de charbon géante Alpha Coal en Australie, s’est ainsi déclinée en un répertoire diversifié d’actions accessibles à différents types de publics, y compris débutants : actions humoristiques en costumes de kangourou, installation d’une scène de crime climatique, occupation d’agences, déversement de charbon, etc. Ces actions ne résonnent pas aussi fortement dans l’imaginaire « radical » ; mais en visant juste politiquement, elles ont permis d’exercer une pression sur la banque au point qu’elle s’est retirée du projet dont elle était un acteur décisif, ce qui a entraîné le gel de cette « bombe climatique ». Grâce à ces actions, c’est ainsi l’émission de 1,8 milliard de tonnes de CO2 qui a été physiquement empêchée. Il s’agit donc bien d’un changement significatif obtenu à la racine du problème : l’exploitation toujours croissante des énergies fossiles et l’émission toujours croissante de gaz à effet de serre.
Plus globalement, des actions comme celles d’Ende Gelände ou une victoire comme celle du gel d’Alpha Coal peuvent être considérées comme radicales dans le sens où elles affaiblissent le système en rendant les projets d’énergies fossiles plus difficiles à faire accepter et à faire financer ; dans le sens où elles renforcent les mouvements climat qui œuvrent à un changement radical du système, et parce qu’elles permettent d’augmenter notre rapport de force par rapport au système.
La radicalité occultée des alternatives
Tournons-nous à présent vers des actions rarement présentées comme radicales : les alternatives. Parce qu’elles relèvent de la dimension constructive plutôt que d’une démarche de contestation, les alternatives sont très facilement classées dans un registre positif, qui est plus difficilement associé à la radicalité. Et pourtant, là non plus, l’habit ne fait pas le moine !
Citons ainsi des initiatives comme les ateliers vélo participatifs et solidaires, une monnaie locale comme l’Eusko, les recycleries, les repair cafés, ou la chambre d’agriculture alternative Laborantza Ganbara du Pays Basque, que nous pouvons identifier comme des actions radicales dès lors qu’on observe qu’elles ont des effets tout à fait concrets permettant de construire une société radicalement différente et opposée au système actuel.
Développer des ateliers vélo participatifs et solidaires (2), c’est mettre en place des outils concrets pour permettre à un maximum de gens de se réapproprier les compétences d’entretien et de réparation des vélos, de réintroduire le vélo dans les usages, d’en faire un mode de déplacement dominant notamment dans les villes. On pourrait trouver mille façons de présenter le vélo sous un jour consensuel, qui ne seraient pas associées à l’imaginaire de la rébellion et qui occulteraient ainsi la dimension radicale d’un projet d’atelier vélo. C’est pourtant une initiative radicale à bien des égards.
C’est une initiative radicale car le vélo est l’outil qui a le plus de potentiel pour transformer radicalement la mobilité dans les villes, et qui s’oppose ainsi notamment à la voiture électrique, présentée à tort comme une solution écologique. C’est une initiative radicale également car elle développe une culture d’autonomie : entretenir et réparer soi-même son vélo, c’est s’inscrire dans une logique de réparation et d’autonomie qui va à contre-courant de la culture de la consommation et du jetable qui domine nos sociétés. C’est une démarche d’émancipation qui s’inscrit radicalement à l’encontre de la logique de dépendance entretenue par le système actuel. Il y a un esprit révolutionnaire dans cette démarche, de la même manière que Gandhi voyait dans la réhabilitation du rouet une manière de déployer un esprit révolutionnaire dans le mouvement pour l’indépendance de l’Inde, tout en l’enracinant dans une pratique directe.
L’Eusko (3) est une monnaie locale qui rassemble au bout de quelques années 3 300 personnes adhérentes, environ un millier de prestataires ayant souscrit à une charte écologique et sociale, et qui a mis en circulation 1,6 million d’euskos. Cela correspond à 1,6 million d’euros retirés des banques spéculatives et de l’activité financière nocive du système capitaliste. Ils sont déplacés dans le fonds de réserve à la Nef et dans une caisse solidaire qui servent à financer des projets éthiques sur le territoire basque. Cela en fait un outil qui active très concrètement la relocalisation de l’économie, le développement et la convergence d’alternatives fonctionnelles, et l’évolution des activités du territoire vers des pratiques davantage écologiques. En le formulant avec des termes “offensifs” qui s’inscrivent davantage dans le champ lexical “radical”, il s’agit de faire sécession avec le système capitaliste, de s’opposer radicalement à la mondialisation de l’économie, ou de se rebeller contre la finance spéculative.
Au premier abord, l’Eusko ou les ateliers vélo n’apparaissent pas comme des initiatives emblématiques de la radicalité, de l’anticapitalisme ou de la révolution écologique ; pourtant, leurs activités concrètes en font effectivement des démarches anticapitalistes et écologistes radicales.
Faire grandir le rapport de force
Évaluer la radicalité des actions à leurs seuls résultats à court terme est cependant trop réducteur. Cela aurait davantage de sens si nous avions un grand rapport de forces, que nous pouvions facilement contraindre les grandes multinationales et les gouvernements actuels, et que nous pouvions d’ores et déjà transformer nos territoires directement depuis la base, mais ce n’est pas le cas. Notre rapport de force global reste encore très faible, et nous ne pouvons pour le moment que viser certaines failles du rouleau compresseur afin d’obtenir des victoires partielles, et développer des alternatives dans les interstices du système.
Dans cette situation, il s’agit donc de se poser la question suivante : dans quelle mesure une action affaiblit-elle le système et renforce-t-elle le mouvement climat qui œuvre pour un changement radical ? Si une action renforce le camp de celles et ceux qui luttent pour un changement radical, augmente notre rapport de force, alors c’est une action qui doit être considérée comme radicale.
Nous pouvons ainsi nous rendre compte d’un paradoxe : de nouveaux mouvements et de nouvelles figures sont apparues en l’espace d’une année dans le paysage du mouvement climat, à qui on reproche quasiment systématiquement leur manque de radicalité, alors qu’elles viennent renforcer la dynamique globale. Greta Thunberg ferait trop de com ? Les jeunes pour le climat ne se politiseraient pas assez vite ? Les marches pour le climat seraient trop bobo ? Extinction Rebellion n’aurait pas été assez réprimé pendant la semaine de rébellion internationale ? Et ces dynamiques seraient donc coupables de manquer de radicalité ?
Dans la perspective du mouvement d’ensemble que nous sommes encore en train de construire, ce sont au contraire autant de nouveaux acteurs qui viennent renforcer la dynamique globale qui doit devenir capable de changer radicalement le système. La radicalité de tel ou tel mouvement, selon tel ou tel aspect, importe finalement moins que le fait que chacun d’eux apporte un poids supplémentaire au rapport de force global. Des mobilisations massives et récurrentes qui impriment le sujet du climat dans l’opinion publique, la mise en mouvement de la jeunesse qui interpelle fortement la classe politique et la population en général, un nouveau mouvement comme Extinction Rebellion qui élargit le paysage de la désobéissance civile, tout cela renforce évidemment notre mouvement global, et rend les activités climaticides du système de plus en plus difficiles à justifier.
Radicalité : chantier en cours
Les marches pour le climat sont probablement le phénomène de mobilisation qui a été le plus critiqué pour son manque de radicalité. Quelques mois à peine après l’organisation des premières marches, on a pu entendre des jugements sévères dans les milieux militants et politisés, leur reprochant ce qui leur manquait : des objectifs stratégiques pas assez clairs voire inexistants, des discours pas suffisamment radicaux, une composition pas assez représentative de la diversité de la population française, et surtout l’absence de victoire concrète au bout de plusieurs mois de mobilisation.
Ces questions sont légitimes, mais il serait injuste et irréaliste d’attendre d’une telle dynamique spontanée et attirant de nombreuses nouvelles personnes qu’elle soit d’emblée radicale et dotée d’une vision stratégique. Plutôt que de juger un mouvement de ce type par rapport à ce qui lui manque, on a intérêt à l’évaluer par rapport à son potentiel et ce qu’il peut apporter au mouvement global.
Les mobilisations massives sont très importantes pour la radicalité du mouvement global pour au moins deux raisons.
Premièrement, des mobilisations massives et répétées créent un contexte de légitimité tout à fait différent pour les actions plus désobéissantes, plus radicales, avec un niveau d’engagement plus élevé, etc. Des actions offensives ne créent pas du tout le même type de problème politique et le même rapport de force dans un contexte de forte mobilisation citoyenne, ou dans un contexte où ce sujet semble susciter l’indifférence de l’opinion publique. D’autre part, on recrute plus facilement et davantage de monde pour des actions plus offensives dans un tel contexte de mobilisation. Des mobilisations massives, même apparemment peu radicales, peuvent ainsi avoir un effet indirect important sur d’autres dynamiques plus radicales.
Deuxièmement, ces mobilisations de masse offrent une porte d’entrée pour de nouvelles personnes, créant des occasions de faire des premiers pas, qui peuvent être des points de départ de parcours d’engagement les conduisant à d’autres formes d’action. De nombreuses personnes qui se mobilisent pour la première fois ne se retrouvent pas immédiatement dans des formes d’action à haut niveau d’engagement ou dans des discours très offensifs. Mais cela peut évoluer rapidement, à la condition qu’on encourage ces parcours d’engagement en proposant des formations, en créant les conditions d’une élaboration collective des messages politiques, en valorisant ce qui se construit petit à petit, en encourageant l’émulation collective, etc. À l’inverse, les jugements culpabilisants ou stigmatisants envers des personnes nouvellement arrivées au prétexte qu’elles n’incarnent pas la pureté politique qui conviendrait à un mouvement radical, ne peuvent que susciter l’incompréhension et le découragement. De nombreuses militantes et militants ont heureusement su faire preuve de patience et de persévérance en participant au long travail de préparation de ces mobilisations.
Avec un peu de recul, qu’il s’agisse des marches pour le climat comme des grèves des jeunes pour le climat, on n’a pas observé une dynamique qui devenait de plus en plus consensuelle et assimilée par le pouvoir, mais bien au contraire une politisation qui a avancé clairement dans le bon sens. Chaque fois, ces mobilisations se sont politisées davantage, et ont intégré une critique du système. Chaque fois, ces mobilisations se sont aussi davantage articulées avec d’autres formes d’actions plus engageantes, y compris de désobéissance civile. Parmi les symptômes de cette tendance de radicalisation positive, des chants anti-Macron qui circulent entre le mouvement des Gilets jaunes et des mobilisations climat, ou encore Emmanuel Macron qui en vient à critiquer les mobilisations des jeunes en septembre 2019 alors qu’il encourageait ses ministres à apparaître dans les marches encore quelques mois auparavant quand la dynamique de masse était naissante, et qu’il pensait qu’elle pourrait être un mouvement consensuel compatible avec ses discours cosmétiques.
Cette séquence d’une année nous a ainsi montré à quel point les processus de politisation et de radicalisation peuvent s’opérer rapidement, pour peu qu’on ne s’attende pas au grand soir au bout de quatre mois de mobilisations. Pour analyser ce que ces dynamiques peuvent apporter au mouvement global, il ne s’agit donc pas seulement d’évaluer la nature des nouveaux mouvements à un instant T, mais également d’observer les processus qui les animent et ce qu’ils peuvent devenir. La radicalité d’un mouvement se mesure donc non seulement au résultat direct de ses actions, mais également à la nature des processus de radicalisation qu’il permet.
À cet égard, les militant-e-s les plus engagées et les plus expérimentées ont une responsabilité particulière. Beaucoup ont adapté leur agenda pour aider à l’organisation et à la politisation de ces marches pour le climat qui ont émergé en septembre 2018. Les mobilisations sont montées en puissance au fil des mois, rassemblant de plus en plus de monde et gagnant de plus en plus de villes ; tout en faisant émerger des réflexions stratégiques chez les personnes nouvellement engagées dans l’organisation de ces mobilisations.
Quelques mois plus tard, au cours du premier semestre 2019, des voix se sont faites de plus en plus insistantes pour critiquer le manque de perspective des marches, leur absence de stratégie, faisant résonner une petite musique selon laquelle ces marches ne serviraient à rien. Les marches, ainsi que les mobilisations des jeunes, ont fini par perdre en puissance en France alors même qu’elles continuaient de se renforcer au niveau international. On peut s’interroger sur l’effet démobilisateur qu’ont pu produire des discours défaitistes et parfois méprisants envers les néo-militant-e-s qui se sont impliqué-e-s dans ces mobilisations.
Participer à des marches les unes après les autres sans savoir exactement ce que cela peut donner peut certes paraître naïf à qui se pose des questions de stratégie depuis plus longtemps. Mais qu’est-ce qui est naïf, au fond ? De marcher pour le climat sans se poser immédiatement des questions de stratégies ? Ou de tirer la conclusion que des marches, n’ayant pas changé la politique du gouvernement au bout de quelques mois à peine, seraient inutiles et inoffensives ? Considérer que les marches sont un succès ou un échec dépend du type d’objectif qu’on vise au travers de cette dynamique. Pour celles et ceux ayant pu croire que quelques manifestations de plusieurs centaines de milliers de personnes allaient pouvoir changer la politique gouvernementale, la déception est compréhensible. Mais pour celles et ceux qui n’ont pas cru que cela pourrait constituer un rapport de force suffisant pour un tel objectif, et que cela pouvait en revanche créer une forte accélération du processus de massification et de radicalisation du mouvement global, le bilan après un an de dynamique peut au contraire apparaître comme nettement positif. Selon ce qu’on en attendait, on a pu ainsi y voir ou non un phénomène renforçant la radicalité du mouvement général.
Un mouvement citoyen à la fois radical et populaire est-il possible ?
Cette logique de processus est primordiale pour aborder la perspective d’un mouvement citoyen de masse à la fois radical et populaire.
Les mobilisations intégrant un large public aident à construire petit à petit les conditions d’un mouvement citoyen de masse, en augmentant le niveau de conscience général et la légitimité de la cause climatique et écologique, mais également en nous permettant d’expérimenter des méthodes d’organisation adaptées à l’échelle massive. Comment concilier les avantages d’un système organisé mais moins massif, avec la dimension massive d’un mouvement spontané mais peu organisé ? Comment concilier la participation soudaine d’un nombre important de nouvelles personnes et le processus de politisation et d’élaboration stratégique ? C’est dans l’expérimentation à l’occasion de ce type de dynamiques que nous pouvons élaborer des réponses et forger des méthodes adaptées.
La perspective d’un mouvement citoyen de masse, radical et populaire, non-violent et déterminé, telle qu’elle est formulée par ANV-COP21 et Alternatiba, et plus récemment d’une manière assez similaire par Extinction Rébellion, rend ainsi nécessaire ce type de mobilisation pour réussir le pari d’un changement de système opéré le plus possible avec les gens. C’est le sens qu’il faut donner au terme populaire. Il ne s’agit pas tant d’être un mouvement apprécié par la population, qu’un mouvement constitué par la population, plutôt que par des élites d’activistes écologistes et anticapitalistes. C’est une des conditions nécessaires pour concilier un changement écologique radical avec l’impératif de démocratie et de justice sociale. Et cela rend nécessaires non pas une augmentation de la radicalité de petits groupes militants, mais les conditions d’une radicalisation plus massive, qui sera forcément plus lente.
Cela pose la question du périmètre de la radicalité. La radicalisation est plus évidente à observer et amène des résultats plus rapides dans “un petit village d’irréductibles Gaulois qui résiste encore et toujours à l’envahisseur”, une Zone À Défendre, une oasis d’alternatives ou une petite ville en transition exemplaire. Les expériences concrètes de forte radicalité peuvent y être rapidement palpables à l’échelle d’un engagement individuel ou d’une petite communauté. À l’inverse, s’engager dans la perspective d’un mouvement de masse est beaucoup plus incertain. Un doute émerge alors sur la faisabilité et peut-être même la pertinence de faire le pari d’un mouvement de masse, et une question sur le périmètre de la radicalité est devenue bien présente dans les débats : les processus de radicalisation à grande échelle étant plus lents, ne vaut-il pas mieux radicaliser plus rapidement les mouvements existants, que chercher à massifier encore davantage ? Peut-on raisonnablement croire à la possibilité même d’un mouvement de masse ? Le pari est effectivement audacieux quand on voit la vitesse à laquelle la situation climatique s’aggrave, la profondeur avec laquelle la culture individualiste et consumériste est enracinée dans l’imaginaire collectif, et l’inertie que cela oppose au changement.
Pourquoi viser à faire émerger un mouvement de masse ? Premièrement, un changement radical du système, c’est forcément un changement à l’échelle du système. Un changement important sur un territoire d’exception peut être radical à l’échelle d’un territoire, mais c’est alors un changement en périphérie du système, et non pas un changement du système lui-même. La capacité de destruction du système actuel ne sera pas empêchée par l’existence d’une minorité de territoires dissidents et autonomes. Elle le sera par le changement de sa logique fondamentale. Le changement radical du système est donc nécessairement massif. Pour autant, ces territoires d’exception peuvent avoir une grande importance en tant que laboratoires d’expérimentation, servant de points d’appui pour essaimer et multiplier les expériences de changement radical sur un nombre toujours plus important d’autres territoires et sur la logique globale du système.
Deuxièmement, nous observons un contexte global de plus en plus instable, favorable au changement, avec des contestations grandissantes contre les injustices sociales, et des revendications de démocratie réelle qui s’intensifient. Dans ces conditions, le pari d’un mouvement de masse correspond également à l’ère du temps, aux revendications populaires grandissantes, au champ des possibles.
Il s’agit d’un pari, d’une tentative. Nul ne pourra dire à quel point cela est vraiment possible ou non, si nous réussirons ou pas. Mais le projet d’un mouvement à la fois radical et populaire nous semble toujours un choix pertinent politiquement. Car l’implication directe de la population à grande échelle revient à faire le pari de la convergence entre écologie, démocratie et justice sociale, trois impératifs trop souvent instrumentalisés les uns contre les autres, mais qui commencent à s’imposer comme indissociables.
En conclusion, à la question “faut-il être radical-e ?”, la réponse est clairement oui. À la question “comment être radical-e ?”, nous proposons de prendre en compte un ensemble assez large de critères, comprenant la radicalité des discours, des modes opératoires, des résultats des actions, de la nature des processus, et de l’échelle du changement radical souhaité.
La radicalité apparaît alors davantage comme quelque chose qui se construit, plutôt que comme quelque chose qui se décrète. Et elle se construit à travers des actions de différents types, dont certaines peuvent apparaître au premier abord peu radicales, mais qui participent en réalité à une véritable dynamique de radicalisation.
Jon Palais
Notes
(1) Ségolène Royal veut que l’on « réprime très rapidement » Extinction Rebellion, par L’Obs avec AFP, le 7 octobre 2019
(2) Voir le site internet de l’Heureux Cyclage et sa carte des ateliers vélo
(3) Voir le site internet de l’Eusko
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