Édition du 17 décembre 2024

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Europe

Vieilles et vieux, le retour

Ce texte est un extrait de la Corona Chronique 3 par Pierre Rousset parue sur le site Europe Solidaire Sans Frontières, 29 mai 2020. C’est une réflexion venue d’Europe (France) susceptible d’intéresser les personnes qui ont à coeur le sort qu’on réserve aux vieilles et aux vieux dans nos sociétés.

Tiré du site Europe Solidaire Sans Frontières, 29 mai 2020

Le sort fait aux résidant.es des EHPAD tant par le pouvoir que par de grands groupes privés est l’un des abandons les plus scandaleux de la crise sanitaire. Il a révélé le regard que portait sur les personnes âgées dépendantes l’ordre dominant. Cette politique d’abandon a aussi concerné celles et ceux qui mènent une vie indépendante. Dans la précédente Corona Chronique, la parole était donnée à ce sujet à Ariane Mnouchkine. Nous citons aujourd’hui un texte de Dominique Vidal, tout aussi vigoureux.

Comme il le note, l’enjeu de cette question «  n’est pas catégoriel, encore moins corporatiste : c’est de l’avenir même de notre société qu’il s’agit  ».

Citation : Dominique Vidal

Le 18 juin prochain, j’aurai 70 ans. Jamais jusqu’ici je ne m’étais senti « vieux ». La pandémie de Covid-19 a tout changé. (...) [A] la mi-mars, la télévision m’apprend que 80 % des victimes du Covid-19 ont... 70 ans et plus ! (...) [Or] nous manquions de tous les instruments nécessaires, masques, tests, gel et respirateurs. Quand le roi est nu, il cache sa nudité. D’où ces mensonges en série, dont « Si Bête » restera à jamais le symbole ridicule et qui interdirent toute stratégie cohérente. La Macronie n’est pas seule en cause : la destruction du stock stratégique de masques commence en 2011, celle de 100 000 lits d’hôpital s’étale sur vingt ans...

Cette pénurie de moyens, au moment où les patients les plus gravement atteints affluent à l’hôpital, débouche sur l’horreur : des personnes « fragiles » – « vieilles » ou atteintes d’autres maladies sévères ou simplement obèses, voire alcooliques – sont abandonnées à leur sort. C’est lorsque j’entends les termes de « tri » et de « triage », que certains journalistes prononcent légèrement, que me revient le souvenir du génocide des malades mentaux entrepris en Allemagne officiellement de l’été 1939 à l’été 1941 – et après, officieusement. Cette première page du génocide nazi était à peine connue en France lorsque je travaillais, il y a vingt ans, sur mon livre Les historiens allemands relisent la Shoah. Je me souviendrai tout le reste de ma vie des heures fiévreuses passées à lire ces pages épouvantables.

Comparaison n’est pas raison. Nul n’a décidé d’un « génocide des vieux ». La plupart des médecins et tout le personnel des hôpitaux s’efforcent jour et nuit de les sauver. Ceux des EHPAD, abandonnés à leur sort, tentent comme ils peuvent de protéger leurs pensionnaires. Mais le vocabulaire de quelques journalistes cyniques rappelle trop celui des organisateurs de l’Opération Euthanasie pour se taire plus longtemps. Sur mon blog de Mediapart, j’écris le 10 avril une première mise en garde intitulée « Euthanasie ? » (...)

[L]e président de la République annonce le déconfinement pour le 11 mai – sauf pour les « personnes âgées », obligatoirement confinées pour une plus longue période [il devra faire marche arrière devant les réactions].

Incroyable dégradation de statut. Hier, le gouvernement nous jugeait aptes à travailler jusqu’à l’âge-pivot de 64 ans, voire plus. Nos chaînes de télépropagande louaient ces « aînés » soucieux d’aider leurs enfants et de s’occuper de leurs petits-enfants. Sans parler des milliers d’associations dont la majorité des animateurs – et souvent, hélas, des militants – ont des cheveux gris ou blancs. Bref, nous étions, malgré notre âge, un pilier de la société. Et voilà qu’en quelques jours d’épidémie, nous en devenions un rebut, tout juste bon à rester enfermés jusqu’à la Saint-Glinglin. Sic transit gloria mundi...

Le pire est encore à venir. Le « triage », de rumeur, devient directive d’État. Le 22 avril, Le Canard enchaîné révèle, sous le titre «  Les vieux ont-ils été privés de réa ? », l’existence d’une circulaire venue du ministère de la Santé, datée du 19 mars, appelant à « limiter fortement l’admission en réanimation des personnes les plus fragiles ». Avec succès : entre le 21 mars et le 5 avril, le pourcentage de patients de plus de 75 ans placés en réanimation tombe de 19 % à 7 %, et celui des plus de 80 ans de 9 % à 2 %. Bref, il faut sacrifier les vieux pour sauver les jeunes.

« Euthanasie ? Euthanasie ! » : ainsi s’intitule mon nouvel article sur le blog de Mediapart. « Le président de la République, son Premier ministre, son ministre de la Santé et le Directeur général de celle-ci doivent répondre à trois questions simples : 1) cette circulaire existe-t-elle ? 2) Qui l’a signée ? 3) De combien de personnes « fragiles » a-t-elle entraîné la mort ? » Et j’en ajoute une quatrième à l’intention de mes consœurs et confrères journalistes : « Pourquoi la plupart des médias n’ont-ils pas relayé cette information ?  » Sauf, soyons juste, le journal de France 2, où Anne-Sophie Lapix l’évoque avec un des « médecins propagandistes »... pour la qualifier de fake – on attend encore la réponse du médiateur de France Télévision auquel un droit de réponse a été demandé.

Car, entre-temps, le doute n’est plus permis. Répondant à l’appel de ma page Facebook aux lecteurs, un membre du personnel hospitalier, écœuré par ladite circulaire, m’en fait parvenir le texte intégral. « La lecture de votre article "Euthanasie ? Non : Euthanasie !" m’a fait repenser – écrit-il – à un document découvert sur le site de la SFAR portant sur les recommandations relatives à la "Décision d’admission des patients en unités de réanimation et unités de soins critiques dans un contexte d’épidémie à Covid-19". En lisant ce document, j’ai ressenti un réel malaise avec l’impression que chacun ne pourrait effectivement pas accéder à la réanimation faute d’un "équilibre entre les besoins médicaux et les ressources disponibles". » Et de me fournir le lien vers le texte, ainsi que celui du site du ministère de la Solidarité et de la Santé qui le cite. « Quand je l’ai lu, conclut mon correspondant, j’ai également pensé que devoir être confronté à un tel choix pour les soignants et accompagnants de personnes âgées n’était pas normal. »

Le 28 avril, mon confrère Marc Endeweld et moi-même révélons le contenu de cet incroyable document. Marc, dans Le Média, écrit un article intitulé «  Coronavirus : quand l’ARS conseille de laisser mourir ». Mon commentaire, sur Mediapart, s’appelle « Personnes âgées : voici la circulaire de la honte  ». Nos analyses convergent : ce texte de l’Agence régionale de santé d’Île-de-France, « rédigé collégialement par un groupe d’experts régional : Élie Azoulay, Sadel Belloucif, Benoît Vivien, Bertrand Guidet, Dominique Pateron et Matthieu Le Dorze », exerce une pression autorisée sur les responsables hospitaliers afin qu’ils excluent les « personnes fragiles » de la réanimation. Cet appel à un « triage systématique » – dixit le docteur Pierre-Jacques Raybaud, scandalisé – se fixe-t-il pour but d’éviter les goulots d’étranglement ? Une phrase terrible affirme : «  Nous considérons licite de ne pas admettre un patient en réanimation dès lors qu’il s’agit d’une obstination déraisonnable, y compris si une place de réanimation est disponible . »

Quant aux hommes et des femmes refusées en réanimation, la circulaire ne fait pas mystère de leur avenir : « Chez ces patients non-admis en soins critiques, les soins ne sont pas interrompus, mais s’intègrent dans le cadre d’un accompagnement en collaboration avec les spécialistes d’une telle prise en charge palliative afin d’assurer une absence de souffrance et une fin de vie digne et apaisée, en présence de leurs proches. » Et qu’en termes galants ces choses-là sont dites : en clair, les signataires envoient des milliers de « vieux » à la mort, dans les hôpitaux comme, on le saura bientôt, dans les EHPAD qui cherchent, presque toujours en vain, à faire hospitaliser leurs pensionnaires malades. (...)

Qu’on se comprenne bien. Deux situations radicalement différentes se présentent. Il y a d’une part celle du médecin qui décide du sort de son patient et en assume la responsabilité, en son âme et conscience. Il en va ainsi depuis la nuit des temps et, si les proches d’un malade décédé jugent la décision contestable, ils peuvent porter plainte. Il y a d’autre part celle d’un groupe de médecins qui, avec la caution d’un ministère, poussent vers la mort des milliers de personnes dites « fragiles » qu’ils ne connaissent ni d’Ève ni d’Adam, en incitant le personnel hospitalier à ne pas les admettre en réanimation.

Soyons clairs : même une situation d’urgence comme cette pandémie n’efface pas les droits fondamentaux des citoyens. A fortiori s’agissant de médecins, dont la loi suprême tient toute entière dans le serment d’Hippocrate. Cette morale professionnelle implique un devoir de désobéissance, dès lors qu’une directive, d’où qu’elle vienne, exige d’eux une action contraire à ce serment. C’était évidemment le cas face à une circulaire appelant à laisser – ou faire – mourir des milliers de patients dont le seul crime est l’âge et les maladies. Nul besoin d’être grand clerc pour comprendre que le texte de l’ARS d’Île de France avait pour but d’étouffer la voix de la conscience des médecins hospitaliers.

D’aucuns se sont d’ailleurs révoltés, comme ces cinq « toubibs » qui écrivent une lettre ouverte à Emmanuel Hisch, professeur d’éthique médicale à la faculté de médecine de l’université Paris-Saclay, lequel vient de déclarer : « La hiérarchisation des choix doit être faite selon des protocoles. Cela permet de neutraliser la responsabilité : le soignant a ainsi moins le sentiment d’assumer personnellement une décision à impact vital ». Les signataires rétorquent : «  Nous médecins, répondent, ne pouvons choisir de soigner ou d’abandonner les malades selon des normes administratives qui nous imposeraient un tel tri, afin de "neutraliser notre responsabilité" comme vous osez l’écrire.  » Et de réaffirmer : «  La responsabilité est au centre de nos pratiques médicales (...) C’est en conscience que nous agissons et pensons nos actes. Cette conscience est la nôtre, elle ne peut être déléguée. Notre responsabilité est de ce fait individuelle. Nous ne pouvons accepter – sous aucun prétexte – de nous faire voler cette responsabilité, d’accepter que notre conscience soit subordonnée à des injonctions de nature économiques ou politiques. C’est aux médecins de décider. »

La nuit où j’ai reçu, lu et relu cette circulaire, je n’ai pas dormi. J’avais la nausée. Car ce texte représente un terrible bond en arrière, auquel ont contribué des intellectuels et des journalistes décidés à répandre à nouveau le poison eugéniste. Voilà André Comte-Sponville se demandant «  ce que c’est que cette société qui est en train de faire de ses vieux la priorité des priorités » – quelle priorité ? pour mourir ? Fondatrice du Centre d’éthique clinique (sic), Véronique Fournier lâche : « Ce qui fait sens au plan éthique à 20 ans ne pèse pas le même poids à 70 ans. » Même refrain chez Emmanuel Todd : «  On ne peut pas sacrifier la vie des jeunes et des actifs pour sauver les vieux. » Avec son style libéral-populiste, Christophe Barbier dénonce les soixante-huitards : « Ils ont vécu les années 60. Ils étaient jeunes au moment du rock’n roll. Ils ont épanoui leur sexualité entre la fin de la syphilis et le début du sida. Bref, ce sont des enfants gâtés. À un moment donné, pour sauver quelques vies de personnes très âgées, on va mettre des milliers de gens au chômage ? La vie n’a pas de prix. Mais elle a un coût pour l’économie. » (...)

[D]ans un discours contre la haine de l’autre, Antonio Gutteres, le secrétaire général de l’ONU, l’a souligné : «  Les personnes âgées étant parmi les plus vulnérables face à la maladie, l’idée répugnante que l’on pouvait les sacrifier a commencé à se répandre[. » (...)

L’enjeu n’est pas catégoriel, encore moins corporatiste : c’est de l’avenir même de notre société qu’il s’agit. Simone de Beauvoir l’écrivait déjà voici un demi-siècle : « Les vieillards sont-ils des hommes ? À voir la manière dont notre société les traite, il est permis d’en douter. Elle admet qu’ils n’ont ni les mêmes besoins ni les mêmes droits que les autres membres de la collectivité. [...] Pour apaiser sa conscience, ses idéologues ont forgé des mythes, d’ailleurs contradictoires, qui incitent l’adulte à voir dans le vieillard non pas son semblable mais un autre. Il est le Sage vénérable qui domine de très haut ce monde terrestre. Il est un vieux fou qui radote et extravague. Qu’on le situe au-dessus ou en dessous de notre espèce, en tout cas on l’en exile[16]. »


Fin de citation.

Dominique Vidal

Né en 1950, Dominique Vidal a étudié la philosophie et l’histoire. Journaliste depuis 1968, professionnel depuis 1973, il a notamment travaillé dans les rédactions des hebdomadaires "France Nouvelle" et "Révolution", puis du quotidien "La Croix". Après avoir coordonné les activités internationales du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ), il a fait partie, de 1995 à 2010, de l’équipe permanente du "Monde diplomatique", dont il a en particulier créé le réseau d’éditions internationales et coordonné les Atlas. Spécialisé dans les questions internationales et notamment le Proche-Orient, il vient de publier "Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron" (Libertalia, 2018). Auparavant, il avait sorti "Comment Israël expulsa les Palestiniens 1947-1949" (Éditions de l’Atelier, 2007, avec une postface de Sébastien Boussois) ; "Israël, une société bousculée. Vingt-cinq années de reportage" (Editions du Cygne, 2007) ; et "Le Mal-être juif" (Agone, 2003). Dominique Vidal a écrit en collaboration avec Alain Gresh : "Les 100 Clés du Proche-Orient" (dernière édition avec Emmanuelle Pauly chez Fayard, 2011) ; ; "Palestine 47 : un partage avorté" (dernière édition chez André Versaille, 2007) ; "Golfe : clefs pour une guerre annoncée" (Le Monde Éditions, 1991) ; et "Proche-Orient : une guerre de cent ans" (Messidor, 1984). Depuis 2010, il dirige avec Bertrand Badie l’annuel collectif "L’état du monde", chez La Découverte. Le dernier en date, paru en 2018, s’intitule "Le Retour des populisme". Autres ouvrages : "L’Opinion, ça se travaille… Les médias, l’OTAN et la guerre du Kosovo" (Agone, Marseille, dernière édition 2015 avec Serge Halimi, Henri Maler et Mathias Reymond) ; "Le Proche-Orient, les banlieues et nous" ( Éditions de l’Atelier, 2006 avec Leila Shahid, Michel Warschawski et Isabelle Avran) ; "Le Mal-être arabe. Enfants de la colonisation" (Agone, 2005 avec Karim Bourtel) ; "Les historiens allemands relisent la Shoah" (Complexe, 2002) ; " Promenades historiques dans Paris" (Liana Levi, 1991 et 1994, avec Christine Queralt) ; "Portraits de China Town, le ghetto imaginaire" (Autrement, 1987, avec Éric Venturini). Chez Sindbad/Actes Sud, Dominique Vidal a coordonné "Palestine-Israël : un Etat, deux Etats ?" (2011) et "Palestine : le jeu des puissants" (2014). Chez Demopolis, il vient de diriger "Les Nationalistes à l’assaut de l’Europe".

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