Tiré de Révolution permanente.
Marina Garrisi, Découvrir Lénine, Paris, Les éditions sociales, 2024.
Juan Dal Maso : La France est un pays où il y a eu de grands lecteurs de Lénine (je pense à Henri Lefebvre, Louis Althusser ou encore Daniel Bensaïd). Quel est aujourd’hui l’état des débats sur Lénine dans la gauche française ?
Marina Garrisi : La situation sur laquelle s’ouvre le centenaire de Lénine est contradictoire. La tendance lourde reste celle d’un effacement tenace de la référence à Lénine, tant dans les milieux intellectuels que militants. On hérite de de la séquence précédente, celle de la chute du Bloc soviétique, de la victoire idéologique du néolibéralisme et de l’anti-marxisme qui, des Nouveaux philosophes au Livre noir du communisme, ont rendu presque impossible de se dire marxiste et encore moins léniniste. Cette situation idéologique n’est pas spécifiquement française, mais il est possible que la configuration spécifique du marxisme en France au XXe siècle, porté essentiellement par des organisations politiques (le PCF, et à une autre échelle les organisations trotskystes françaises) et peu implanté à l’université, l’ait renforcée une fois ces appareils déclinants. Bien sûr, Lénine a pâti de cette situation, au même titre que d’autres figures du mouvement ouvrier.
Mais il y a plus. L’effacement de Lénine est redoublé parce qu’à la différence d’autres révolutionnaires, il n’est pas mort en martyr de la révolution (Rosa Luxemburg, Léon Trotsky) ou en théoricien révolutionnaire (Karl Marx, Friedrich Engels) mais en révolutionnaire victorieux. Lénine incarne la révolution d’Octobre, le marxisme qui ne se contente pas d’interpréter le monde mais qui cherche, résolument et impitoyablement, à le transformer, et c’est à ce titre qu’il fait l’objet d’un acharnement spécifique. Au point que des « historiens » (en fait : des idéologues) en font l’« inventeur du totalitarisme », comme le martèle Stéphane Courtois, éditeur en 1997 du Livre noir du communisme, qui fait depuis figure de « spécialiste de Lénine », ce qui ne l’empêche pas d’être l’antiléniniste le plus décomplexé et le moins intéressant. Bref, tout cela n’a pas manqué de mettre les forces de gauche sur la défensive, au point que le PCF lui-même s’est fait de plus en plus silencieux sur Lénine à partir des années 1980. Et on ne peut pas dire non plus que Lénine ait été une référence pour les « nouvelles théories critiques » qui se sont développées au cours des années 1990. Même le « retour à Marx », perceptible et encouragé par la crise de 2008, n’a pas autorisé de véritable « retour à Lénine ». A part des réseaux militants extrêmement ténus (essentiellement issus du trotskysme français), Lénine n’est pas convoqué dans les débats politiques et ses textes ne font pas l’objet de nouvelles recherches.
Dans cette situation franchement désespérante je vois aussi des signes nettement plus encourageants. Je veux parler des propositions pour un « néo-léninisme » qui ont émergé dans le débat politique ces dernières années, porté par deux figures de la gauche radicale, Andreas Malm et Frédéric Lordon. En dépit de la singularité de leurs approches respectives, le néo-léninisme de Lordon et de Malm converge sur un certain nombre de points. De ce que j’en retiens, néo-léninisme est le nom qu’ils donnent à une proposition politique qui tient ensemble 1) l’urgence d’une rupture radicale avec le capitalisme écocidaire, 2) une proposition à vocation majoritaire (une « visée » ou « position directionnelle » » dit Lordon), 3) une stratégie qui ne fait pas l’impasse sur la prise du pouvoir. Leurs interventions me semblent particulièrement précieuses, non seulement parce qu’elles contribuent à refaire de Lénine une référence désirable pour une partie de la gauche radicale – et on partait de loin ! –, mais surtout parce qu’elles sont utiles aux décantations politiques et aux recompositions dans la gauche radicale française. Cela est particulièrement vrai dans le cas de Lordon, qui, contrairement à Malm, intervient directement dans la situation française. Comme il l’a dit lui-même, néo-léninisme est une manière de s’inscrire en faux contre « les politiques de l’intransitivité », incarnées en France par les courants autonome. Je suis entièrement d’accord avec lui lorsqu’il affirme que nous sortons d’une époque de résignation, où, pour reprendre un adage célèbre, la fin du monde était plus facile à imaginer que la fin du capitalisme. La situation politique dans laquelle nous sommes est extrêmement difficile et les défis sont devant nous mais néo-léninisme est le nom de cette nouvelle disposition.
Juan Dal Maso : Quels sont pour toi, dans le contexte contradictoire que tu viens de rappeler, les enjeux de ce centenaire en France ?
Marina Garrisi : D’abord, j’espère que le centenaire sera l’occasion de redécouvrir Lénine lui-même, sa vie et surtout son œuvre, les batailles politiques qu’il a menées, les arguments qu’il a développés, etc. Mais, plus important encore, qu’il redevienne un « objet chaud », à l’opposé du corps froid et embaumé qu’en ont fait les staliniens. Il s’agit moins d’exhumer ce qui serait « la quintessence » ou « les principes » du léninisme que d’en faire à nouveau un objet de débats, de controverses, de polémiques, en y retournant à partir des questions qui sont les nôtres aujourd’hui.
De ce point de vue, en un sens, le centenaire de Lénine arrive à point nommé. Ces dernières années, la France a été à la pointe des tendances à la crise et au durcissement de la lutte des classes en Europe. Cela ne s’est pas traduit en victoires décisives, mais favorise les clarifications. Par exemple, que la stratégie des directions des organisations du mouvement ouvrier et social sont incapables de mettre en œuvre les moyens d’une telle victoire. Un débat stratégique doit donc s’ouvrir. Cette situation est propice à réinvestir Lénine, pas uniquement pour adopter une disposition volontariste et rompre avec l’état de résignation, comme on vient de le voir, mais parce que le marxisme peut servir de « guide pour l’action » et que Lénine peut être utile dans cette voie.
Juan Dal Maso : L’œuvre de Lénine est immense, quels sont les points de sa pensée que vous avez choisi de mettre en avant et pourquoi ? Comment se présente plus généralement la collection « Découvrir » des éditions sociales ?
Marina Garrisi : En effet, le corpus léninien est imposant et peut en dissuader plus d’un. Les 45 tomes de l’édition française de ses Œuvres compte plusieurs dizaines de milliers de pages. Il existe des portes d’entrées plus faciles sur son œuvre (certaines de ses brochures les plus importantes sont disponibles en librairie et on peut encore trouver quelques anthologies thématiques) mais bien souvent ces ouvrages ne sont pas accompagnés des outils nécessaires faciliter leur lecture. Et ils ne permettent pas non plus d’avoir une vue large sur sa trajectoire théorique et politique, c’est-à-dire aussi sur ses flottements, ses évolutions, etc. Je ne suis pas étonnée quand des camarades font état de leur difficulté à lire Lénine – même quand la volonté est là, ça n’est pas toujours évident. Et c’est pourquoi un Découvrir Lénine semblait bienvenu. Son objectif est modeste : ce n’est pas un essai sur Lénine mais un ouvrage de pédagogie, qui déplie un certains nombre de concepts, d’arguments et de propositions politiques à partir d’un choix de textes de Lénine commentés.
Il n’a pas été facile de sélectionner onze extraits dans une œuvre aussi grande que celle de Lénine. Il fallait d’emblée assumer qu’une vision d’ensemble serait impossible (à cause de la quantité de ses écrits mais aussi des thématiques qui sont les siennes, des situations auxquelles il est confronté, des registres qui sont les siens, etc.). Rapidement, il m’est apparu que ce qui donnait une cohérence à ce que je voulais présenter de Lénine c’était la question du pouvoir. Durant toute sa vie, Lénine est tendu vers cette question du pouvoir. Pas parce qu’il verse dans l’obsession autoritaire ou dans la mégalomanie mais parce qu’il est convaincu que la question du pouvoir est « le problème fondamental de toute révolution ». Je me suis donc concentrée sur des textes qui offraient différentes portes d’entrée sur son scénario stratégique : la lutte politique, le rôle du parti révolutionnaire et son rapport aux masses, l’hégémonie du prolétariat dans la révolution, la question des alliances, la participation électorale, les luttes nationales, la guerre impérialiste, les racines de l’opportunisme du mouvement ouvrier, l’Etat et la dictature du prolétariat, les soviets, la bureaucratie, entre autres, sont étudiées dans le livre. Les textes de Lénine d’avant 1917 occupent une large place dans mon Découvrir parce que les problématiques qui sont les siennes dans ces années résonnent davantage avec les nôtres – non pas parce que le contexte historique serait le même, mais parce qu’on y lit le Lénine des taches préparatoires à la révolution.
Finalement, ce que je voulais montrer, c’est autant la richesse et la souplesse de ses réflexions tactiques que la cohérence de sa stratégie. Ces dernières décennies, on a eu tendance à présenter Lénine comme le penseur de la conjoncture, du moment opportun et du bon mot d’ordre. C’est vrai, et c’est là une des forces de Lénine, qui explique par exemple le rôle absolument décisif qu’il a pu jouer dans la révolution de 1917. Insister sur Lénine-homme-d’opportunités est aussi une façon de lutter contre l’image d’un homme intransigeant et raide qu’en a fait la caricature stalinienne après sa mort. Mais remplacer le mythe du Lénine-intransigeant par celui du Lénine-opportuniste (au sens premier du terme : sachant saisir les opportunités) n’est pas une bonne manière de renverser le problème. La force de Lénine c’est précisément sa capacité à relier une multitude de tactiques à une visée stratégique cohérente : une révolution socialiste où le prolétariat joue un rôle dirigeant en alliance avec les masses opprimées.
Juan Dal Maso : Dans le marxisme anglophone, on assiste à une relecture de Lénine qui le réduit presque à Kautsky. Qu’en pensez-vous ? Est-ce que c’est une tendance qui existe en France aussi ?
Marina Garrisi : Le travail de Lars Lih demeure presqu’inconnu en France, à l’exception de quelques historiens. Cette situation pourrait changer puisque les éditions sociales viennent justement de publier un livre de Lars Lih, Lénine, une enquête historique. Le message des bolcheviks, à l’occasion du centenaire. Dans le monde anglophone, Lars Lih tient une place particulière dans les débats sur Lénine. Sebastian Budgen, éditeur de Lih en anglais et préfacier du livre publié par les éditions sociales, dit de lui que c’est un « objet intellectuel non identifié » : ni historien anticommuniste, ni partisan de l’histoire sociale et culturelle, ni issu d’une tradition militante. Cela lui donne une certaine liberté pour intervenir dans des débats souvent extrêmement polarisés et figés.
Dans l’ensemble, ses travaux plaident pour une « non-exceptionnalité » du bolchevisme et de Lénine au sein du marxisme. La trajectoire de ce dernier est inscrite dans la continuité de ce que Lih appelle la « social-démocratie révolutionnaire » (terme qui lui permet de mettre dans le même sac Luxemburg, Lénine, mais aussi le Kautsky d’avant-1914). Dans Lénine, une enquête historique, Lars Lih propose de renverser quatre « paradigmes » sur la trajectoire de Lénine (sur la question du parti ; sur la rupture avec la Deuxième Internationale, sur les « Thèses d’avril » et la politique de Lénine en 1917 ; sur le « communisme de guerre »).
Il serait intéressant de discuter spécifiquement chacun des « paradigmes » visé par Lih. Dans l’ensemble, mon impression est que Lars Lih exhume des pièces de l’histoire qui nous permettent de saisir plus correctement Lénine. En particulier sur Que faire ?, et sans partager les conclusions auxquelles il arrive, Lars Lih met le doigt sur des éléments neufs (notamment lorsqu’il montre que Lénine était loin d’être hostile ou méfiant des masses mais qu’il avait au contraire confiance dans leur capacité révolutionnaire) qui sont parfois utiles à la compréhension du projet léninien. Mais Lih a tendance à « tordre le bâton » (pour reprendre une formule chère à Lénine) et sa thèse selon laquelle Lénine est le parfait continuateur de Kautsky après la trahison de ce dernier en 1914 ne me convainc pas. Je me sens beaucoup plus proche de la thèse selon laquelle la rupture qui s’opère alors avec la Deuxième Internationale n’est pas seulement organisationnelle et politique mais aussi théorique, au sens fort du terme. C’est la thèse que défend, entre autres, Stathis Kouvélakis dans un article passionnant sur les enjeux de la redécouverte de Hegel par Lénine en 1914 et que je recommande chaudement.
Quoi qu’il en soit, il me semble qu’en dépit des conclusions auxquelles il parvient, et qu’on peut ne pas partager (c’est mon cas), le travail de Lars Lih joue un rôle progressiste en ce qu’il contribue à refaire de Lénine et de l’histoire de la Russie révolutionnaire des objets de débats. Pour ceux que ça intéresse, je renvoie à Marxisme, stratégie et art militaire, un ouvrage publié par les éditions Communard.es dans lequel Emilio Albamonte et Matias Maiello discutent de près certaines des thèses de Lars Lih. J’espère que la publication de Lars Lih en France va stimuler d’autres débats.
Juan Dal Maso : Quels sont les points de Lénine qui vous semblent les plus actuels ?
Marina Garrisi : Il y aurait beaucoup à dire et surtout à mettre en travail pour se réapproprier Lénine dans la configuration historique qui est la nôtre. Je voudrais insister sur trois problématiques qui ouvrent je crois des pistes intéressantes pour intervenir dans des débats contemporains.
1) Sur la stratégie
J’ai insisté sur le fait que Lénine était un théoricien et stratège du pouvoir et du pouvoir politique, c’est-à-dire aussi du pouvoir d’État. Mais il faut ajouter d’emblée que le problème de la conquête du pouvoir politique ne s’apparente pas à une conquête électorale ou à une conquête de l’Etat dans sa forme institutionnelle actuelle, c’est-à-dire bourgeoise. Sur ce point, je suis en désaccord avec la façon dont Malm a posé le problème. La lutte pour le pouvoir politique, chez Lénine, se pense de façon révolutionnaire, dans et par la lutte des classes, avec la conviction que ce sont les masses qui détiennent la force de renverser le système — ce qui le distingue aujourd’hui d’une grande majorité de la gauche, même celle qui se dit « radicale ». Bien sûr, en un sens, Lénine est aussi un penseur des institutions : le parti révolutionnaire, les syndicats, les soviets, pour ne nommer qu’eux, ce sont aussi des institutions. Mais ce sont des institutions de classe. Et Lénine lutte pour leur indépendance vis-à-vis de l’hégémonie bourgeoise, dans le cadre d’une stratégie pour le renversement révolutionnaire de l’Etat bourgeois.
Sur cette question, j’en profite pour faire une petite digression. A chaque élection, on voit fleurir les citations de Lénine tirées du même chapitre de sa brochure de 1920, La maladie infantile du communisme, pour justifier tel ou tel vote et taxer de gauchiste quiconque, à gauche, qui a une vue différente sur la question. C’est tout de même surprenant qu’aujourd’hui Lénine ne soit plus convoqué que pour justifier de voter pour un candidat bourgeois l’esprit tranquille ! Je crois vraiment qu’il faut en finir avec cet usage de la citation politique comme argument d’autorité. C’est une pratique feignante, stérile, et dans le cas de Lénine elle prend un tour carrément macabre puisqu’elle renvoie à la façon dont sa pensée a été réduite à un ensemble de dogmes par les staliniens.
Dans mon Découvrir, j’ai volontairement choisi un texte différent pour donner à voir l’attitude de Lénine face à la question électorale. Ce qu’il y a d’essentiel à comprendre, c’est que pour Lénine, participer aux élections pour construire une opposition communiste dans les institutions bourgeoises et même réactionnaires, c’est une politique qui peut s’avérer utile et même indispensable mais il s’agit toujours de tactiques parmi d’autres, jamais d’une stratégie. Cette distinction est importante. Les élections sont utiles pour amplifier la politique et la stratégie du parti, pas dans l’espoir de prendre le pouvoir ou de changer radicalement la vie des masses, dit Lénine, mais parce qu’elles servent de tribune pour l’agitation et la propagande socialiste, à condition de les utiliser pour développer la conscience de classe des masses et leur confiance dans leurs forces propres. Autrement dit il ne s’agit pas d’investir le terrain électoral pour reconduire la fable électorale mais d’utiliser les brèches laissées par les institutions bourgeoises pour renforcer une stratégie révolutionnaire.
Chez Lénine, la prise du pouvoir reste toujours une affaire de masses, et de masses en lutte de façon indépendante des institutions du pouvoir bourgeois. Donc oui, Lénine combat ceux qui, sur sa gauche, refusent de participer aux élections avec des arguments de principe et de pureté révolutionnaire, mais il lutte toujours aussi (et d’abord) contre ceux qui, à sa droite, trompent les masses en reconduisant la fable qui voudrait que ces institutions valent en elles-mêmes pour la prise du pouvoir.
2) Sur la classe ouvrière comme acteur politique
Parmi les nombreuses polémiques menées par Lénine en son temps, celle contre l’économisme me semble particulièrement utile pour éclairer certains débats contemporains. A son époque, les économistes refusent d’éveiller la classe ouvrière russe à la lutte politique contre le tsarisme, sous prétexte que cela la détournerait de ses « vrais » intérêts professionnels ou économiques. Lénine s’inscrit radicalement en faux contre cette conception de l’activité révolutionnaires. Il y voit un enjeu de taille : ne pas réduire l’activité du mouvement ouvrier à une activité « corporatiste », c’est-à-dire bourgeoise. Pour Lénine, la classe ouvrière ne peut être révolutionnaire qu’à condition de s’élever de ses intérêts corporatistes et de donner une direction à l’ensemble des mouvements démocratiques. C’est-à-dire à condition de devenir pleinement politique. On a là, en germes, la conception léniniste de l’hégémonie.
En quoi tout ça nous concerne-t-il ? Nous aussi, nous sommes confrontés à des acteurs ou à des courants à l’intérieur du mouvement ouvrier qui cherchent à restreindre l’activité de ce dernier à des questions purement économiques ou corporatistes, en établissant par exemple une frontière étanche entre le syndical et le politique. Cette logique existe jusque dans des secteurs de l’extrême-gauche, avec une façon de concevoir la centralité de la classe ouvrière qui est in fine ouvriériste. Or, seule une stratégie fondée sur une conception inverse peut permettre de construire une alternative aux politiques des bureaucraties syndicales, qui justifient à partir d’un tel logiciel leur politique conciliatrice, qui les a conduites au silence pendant le soulèvement des quartiers populaires, alors même qu’elle avait mis des millions de personnes dans les rues quelques semaines auparavant contre la réforme de retraites, et de passer un cap dans les mobilisations. La capacité de la classe ouvrière à émerger comme un véritable acteur politique dépend de sa capacité à se saisir de tous les combats qui traversent la société, qu’il s’agisse des luttes contre les oppressions ou des enjeux qui dépassent le terrain économico-syndical, comme l’autoritarisme croissant du régime. Comme tu l’as souligné à raison à l’occasion de plusieurs articles, dans une période de fragmentation de la classe ouvrière cet enjeu est relié à deux enjeux stratégiques centraux, l’unification du prolétariat et la conquête d’alliés qui permettent de construire un rapport de force à même de faire plier un pouvoir toujours plus radicalisé.
Dans un pays comme la France qui repose sur un pacte impérialiste, cela revêt une importance encore plus grande. Il est à la fois impossible de lutter pour l’unité des rangs des travailleurs et pour que ces derniers émergent comme un véritable acteur politique sans défendre un programme anti-impérialiste conséquent. Le pacte plus ou moins implicite entretenu avec l’impérialisme et le corporatisme du mouvement ouvrier sont des piliers de l’hégémonie bourgeoise républicaine française avec lesquels il faut rompre.
3) Sur le parti
Dans les débats contemporains, du côté de la gauche, le « parti d’avant-garde léniniste » est fréquemment présenté comme bon à remiser à la cave. Les principaux partis ou mouvements de ladite « gauche radicale » se présentent implicitement ou explicitement en rupture avec ce qu’ils qualifient de façon dédaigneuse les « avant-garde autoproclamées ». C’est le cas de Mélenchon mais aussi d’une partie de l’extrême gauche (par exemple le NPA B). L’opération est un peu grosse puisqu’il s’agit de se délimiter d’une conception qui n’était pas celle de Lénine (le parti comme « avant-garde autoproclamée »), dans un contexte de désorientation et de confusion idéologique générale, elle réussit en partie à s’imposer.
Je m’inscris en faux contre ces conceptions. Il me semble au contraire qu’une certaine conception léniniste du parti révolutionnaire est utile et même essentielle aujourd’hui. A condition de se mettre d’accord sur ce que ça veut dire, ce qui n’est pas chose aisée tant le sujet a été emmêlé par des dizaines d’années de querelle d’interprétations, de mythes et de falsifications. Pour ma part, j’identifie trois idées-forces importantes. 1) Un parti qui cherche à intervenir dans les luttes de classe et de masses, avec la conviction que des grands affrontements de classe et des explosions révolutionnaires ne manqueront pas d’arriver mais qu’ils ne suffiront pas à résoudre la question du pouvoir. Cette conception n’oppose pas le parti aux masses, mais au contraire voit la victoire comme résultant d’une articulation judicieuse entre l’action des deux ; 2) un parti politique centralisé, parce que l’ennemi qu’on affronte est lui-même ultra-centralisé. Le parti s’articule autour d’une vision commune de la situation et des tâches et donne une direction politique unifiée à des expériences locales qui sinon reste disparates et dispersées, il doit être suffisamment organisé pour être capable d’opérer des tournants brusques si la situation le commande ; 3) un parti de militants formés, aguerris, capables d’intervenir dans des situations diverses, de peser sur l’orientation du parti. Trois idées-forces que récapitule bien, il me semble, l’idée de parti comme « opérateur stratégique », selon une formule de Daniel Bensaïd.
On est à l’opposé des conceptions qui sous-tendent le mouvement gazeux. En fait, la forme organisationnelle est bien souvent cohérente avec le contenu de la stratégie. Un mouvement gazeux, avec une structuration faible (assez pour enrégimenter des équipes locales et faire rayonner la politique du mouvement mais pas trop importante pour empêcher la formation de courants internes) c’est une forme relativement cohérente pour développer une machine électorale. C’est une des raisons pour lesquelles je suis toujours assez sceptique des critiques de LFI qui se concentrent sur une critique du mouvement gazeux sans mettre en cause sa stratégie électoraliste, centrée sur un projet de réforme des institutions. En un sens, Mélenchon est plutôt cohérent. Je ne partage pas son projet mais il sait ce qu’il fait.
De mon point de vue, ce dont nous avons besoin ce n’est pas d’un mouvement gazeux ni d’une machine électorale mais d’un parti implanté dans notre classe, capable d’intervenir et de peser dans les affrontements de lutte de classes qui ne manqueront pas de se reproduire et de s’approfondir. Depuis 2016, la France ne cesse de connaitre des épisodes de ce genre. On a besoin d’une organisation politique qui fasse de l’intervention dans ces processus son centre de gravité. Aujourd’hui, il est clair que ce parti n’existe pas. C’est la proposition politique que nous défendons à Révolution Permanente mais l’émergence d’un véritable parti révolutionnaire ne dépend pas que de nous. Ce dont je suis convaincue, c’est qu’avancer dans cette perspective ne se fera pas sans un bilan critique du rôle joué par l’extrême gauche dans les dernières grandes batailles sociales.
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