Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Les nôtres

Jean-Jacques Roy

Un indéfectible engagement

Il y en a… dont le destin a consisté à traverser contrées et époques aux antipodes les unes des autres, et qui pourtant ont su garder le même cap, le même engagement : celui de la lutte collective pour l’émancipation sociale et politique.

L’hommage de Pierre Mouterde est suivi des textes lus par Grace et Jean Pierre, enfants de Jean Jacques lors de la rencontre en souvenir de ce camarade.

Et telle pourrait bien avoir été la vie de Jean-Jacques Roy, celui qu’on appelait « Jaime » et qui vient de s’éteindre à Québec, à l’âge de 81 ans, d’une fibrose pulmonaire.

Ce cap et cet engagement, ils se sont peu à peu constitués en lui en devenant un indéfectible impératif de vie, lorsqu’il est parti pour le Chili comme missionnaire oblat, alors qu’il n’était encore qu’un tout jeune québécois originaire du comté rural de Bellechasse.

Emporté par l’élan naissant de la Révolution tranquille québécoise et très proche au Chili du regroupement des "80 pour le socialisme" comme de la théologie de la libération, il s’est ainsi impliqué corps et âme à Santiago dans l’animation de "La Casa de la Juventud", une maison de jeunes issus des quartiers populaires, puis dans un Centre d’anthropologie médico-social visant à promouvoir une nouvelle manière de concevoir la santé publique et populaire. Et c’est ce qui, dans le contexte d’ébullition sociale de l’Unité populaire de Salvador Allende, l’a conduit à quitter la prêtrise et à s’engager pratiquement, comme militant parmi tant d’autres, dans ce processus en marche de libération et de transformation sociale et égalitaire.

Mais, dans le sillage du coup d’État militaire du général Pinochet ayant brutalement et cruellement mis fin à cette expérience révolutionnaire, il s’est vu condamner, avec sa compagne chilienne Cecilia et une première petite fille Grace née au Chili en 1972, à rester au Québec (il était recherché par les militaires !), et de loin à aider à organiser la résistance.

C’est ainsi qu’il sera à cette époque de toutes les initiatives de solidarité et qu’il participera à la création du bureau politique des prisonniers chiliens, organisme qui autour du MIR tentait de soutenir tous les efforts menés depuis le Chili pour résister aux exactions des militaires.

Devenu en 1974, professeur de philosophie au collège de Limoilou de Québec — à l’époque, véritable laboratoire social et politique alternatif —, il n’aura de cesse de participer activement à la vie syndicale, pédagogique et sociale de ce collège. Aidant, avec d’autres et sa compagne à y mettre sur pied une garderie (où se retrouvera son deuxième enfant, Jean-Pierre, né au Québec en 1975), poussant le syndicat à être plus sensible aux problématiques politiques et internationales, travaillant à l’élaboration d’une pédagogie active influencée des principes de Paolo Freire, tout en s’impliquant personnellement dès 1978 dans les organisations trotskystes du Groupe marxiste révolutionnaire puis de la Ligue Ouvrière Révolutionnaire et de la Gauche Socialiste ; engagement politique qu’il poursuivra en 1995 dans le Parti de la Démocratie Socialiste, puis après sa retraite du collège, à l’Union des Forces Progressistes en 2003 et à Québec Solidaire en 2006.

En 1980 cependant, avec sa compagne Cecilia et leurs 2 enfants, il retournera au Chili en pleine période de répression dictatoriale, et oeuvra avec la commission de santé mentale du CESPO pour continuer le travail commencé au Centre d’anthropologie médico-légal. Mais faute de travail durable et de ressources adéquates, et dans un contexte économique et sécuritaire extrêmement précaire, il choisira 1 ans et demi plus tard de revenir en 1981 avec toute sa famille à Québec. Juste une année avant la grande de grève de l’éducation de 1982-1983 au Québec dans laquelle il n’hésitera pas à s’impliquer à nouveau sans compter.

N’ayant jamais cessé depuis de participer et de réfléchir à tous les grands débats qui ont parcouru la gauche latino-américaine, comme québécoise, très proche de la 4e Internationale, il a toujours cherché à combiner leçons de l’histoire comme recours aux textes philosophiques fondateurs (notamment ceux de Lukacs, Marx et d’Engels !) ainsi qu’attention au nouveau, aux luttes surgissant de l’actualité, particulièrement celles qui se donnaient en Amérique latine, qu’ils suivaient très attentivement et qui lui donnaient tant d’espoirs.

Ses nombreux voyages au Chili (depuis la fin de la dictature) et en Amérique latine, tout comme la fondation d’une nouvelle famille avec Paola et leur fils Simon à partir des années 2000 n’ont jamais cessé — bien au contraire- d’alimenter son regard critique sur le monde, sur les rapports nord-sud et l’implacable nécessité de changements sociaux et politiques de fond ; son sens de l’histoire, en particulier de celle du Québec, et son appréhension du passage du temps apportant encore plus de profondeur à tout ce qu’il pouvait dire ou écrire (notamment à Presse-toi à gauche)

Encore tout récemment, alors qu’il était alité et qu’il ne lui restait plus que quelques jours à vivre, et que je lui demandais ce qu’il lui plairait que je puisse lui lire, c’étaient les pages d’un livre de Michaël Löwy sur l’écosocialisme qui avaient retenu son attention et suscité — au milieu des difficultés grandissantes qu’il avait à respirer et trouver son souffle — le plus de réactions et de remarques vives.

Lui qui, au milieu de cette page de vie parfois si forte et tourmentée, était devenu et resté pour moi un véritable camarade et ami.

Et sans doute est-ce ce que je garde de lui : cet indéfectible engagement, et avec lui ce regard — à la fois noble et détaché — qu’il aimait porter sur tout ce qui hantait le vaste monde qu’il avait traversé.

N’avait-il pas maintenu le cap jusqu’au bout ?

Pierre Mouterde
Québec, le 27 janvier 2021

Tu sais papa je souffre encore une fois du syndrome de la page blanche !
Cette fois, ce n’est pas parce que je ne sais pas de quelle manière je dois débuter le texte ou parce que les idées ou l’analyse sont incomplètes….
Cette fois JJ c’est que l’écriture est synonyme de souffrance, de tristesse, d’une si grande peine. Elle me vient par vague, mais quand je cherche les mots elle est si présente.

Ça fait plusieurs jours que je tente de trouver la forme, les mots … mais la peine devient trop envahissante… je ne fais que pleurer parce que de coucher des mots sur le papier fait que c’est réel, ça concrétise ton départ … Le déni n’est plus possible.

Aujourd’hui, devant la famille, les ami.es, je dois trouver les mots pour te rendre un dernier hommage…. je ne sais comment résumer, par où commencer… comment ne pas réduire ce que tu es, ce que tu as été ...à ce moment…

Je me lance papa, mais sache que tout ce que j’écris ici ne sera jamais à l’image de l’être que tu as été pour moi ou pour les autres…

Jean-jacques, JJ, Jaime, Jacques … papa ou père…

Il était une force tranquille, un amoureux, un époux, un militant, un ami, un camarade. Un grand homme, noble et de convictions, un homme qui a traversé les époques en toute humilité.

Je pourrais parler de l’homme, mais j’ai envie de vous parler du père.
Celui qui nous a guidé avec amour, celui qui avec tendresse nous a permis de faire nos expériences, nous a accompagné dans nos réussites, mais aussi dans nos peines. Il ne le savait peut-être pas, parce qu’il n’y a pas de mode d’emploi pour être parent, mais il a été un papa extraordinaire. Il a été un père présent, un papa à l’écoute, généreux de son temps, tendre et aimant.

Un homme droit, qui nous a légué sa curiosité, sa soif de savoir, l’envie de parcourir le monde. Il nous a laissé sa tendresse, son amour de l’être humain, nous a poussé à réfléchir le monde, à analyser, à s’informer, à observer ce qui nous entoure. Mon père était un grand humaniste, un intellectuel, certains de mes amis diraient un grand sage.

Il y a eu selon les époques une constante chez Jean-Jacques : Le besoin d’apprendre, de discuter, de lutter pour ce qui semble juste.

JJ a lutté de diverses manières et ce, toute sa vie. C’est d’ailleurs quelque chose qu’il nous a transmis … le besoin de lutter pour ce qui a de l’importance, il nous a transmis sa capacité à s’indigner contre les injustices, les inégalités. Pour papa il était important que nous prenions conscience des différences, des inégalités. Que ce soit au Chili ou ici au Québec, il nous a fait vivre la mixité.

Petite, je ne comprenais pas qu’il nous offrait un cadeau. Aujourd’hui, je lui en suis reconnaissante. De lui, j’ai appris que les biens matériels ne sont que des choses, que les liens qui nous unissent sont l’essence même de la vie, que de nourrir l’esprit par la connaissance, les expériences de vie, les voyages sont plus importants que le compte en banque. Que l’amour que l’on porte en soi et que l’on reçoit en retour est la véritable richesse…

Cet endroit ne ressemble pas à notre père, cet endroit triste est froid et tout le contraire de ce qu’il était.

Papa aurait souhaité que l’on partage notre peine en célébrant sa vie… Il aurait voulu que l’on fête, que l’on pleure, mais pas trop…

Je me rappelle ce qui a été dit à l’été 2018, nous étions assis au soleil ...il souhaitait me parler de ce qu’il sentait venir. Il me parlait de sa mort, j’avais les larmes qui coulaient sur mes joues. De sa voix douce et calme il m’a dit : Tu sais ma grande fille, c’est normale d’avoir de la peine, mais il y a un début et une fin, et ce qui se passe entre les deux t’appartient. Pense aux moments importants, n’oublie pas que je t’aime pis tu sais, dans l’fond pour que la vie soit plus douce, il faut juste choisir d’être heureux !

Grace Valdebinoto Roy


T’es parti vite… et t’avais pas envie de partir.

Tu te sentais partir et dans la dernière année, la chose la plus importante était qu’on soit là avec toi…

Tu te sentais partir et jusqu’au bout tu souhaitais être présent le plus possible. À nous écouter discuter, à te faire faire la lecture, à inviter Grace et Paola à faire la fête !
Le jour avant, tu roulais encore ta bosse de fin de vie.

Tu voulais ta tribus autour de toi...
… qu’on te tienne littéralement la main.

Alors que ton état n’allait pas en s’améliorant, je t’ai demandé ce que tu souhaitais pour les prochains mois,

tu m’as répondu en me prenant la main : « Ça, (nos mains liées), c’est ça que je veux ! ».

Le moment était très émouvant, il parlait avec force de toute ta fragilité. Les rôles s’étaient inversés depuis quelque temps. Toi qui représentais une force tranquille, un pilier pour nous. Une force rassurante, un lieu refuge émotionnel, un confident dans les moments durs, un mentor intellectuel… un papa.

Tirer un trait, te sentir partir ne s’est pas fait dans la sérénité pour toi.
« Quelle triste époque et période pour mourir » m’as-tu dit en septembre dernier.
Et tu voulais être toute là, le plus longtemps possible

J’ai pas voulu en rajouter de peur de provoquer une discussion qu’on voulait tous les deux éviter et de peur de provoquer « on ne sait quoi d’inéluctable » !
Mais, l’inéluctable était bel est bien en marche.

Si la maladie a fini par nous imposer cette fatalité - en nous habituant au fil du temps - on aurait voulu te garder encore un petit peu, un brin de plus…

... quelques années de plus à t’entendre déclencher ton beau grand rire large, franc et chaleureux.

Te rendre hommage papa n’est pas un exercice simple.

Je vous jure que l’énergie que ça mobilise en nous pour ne pas être emporté par la tristesse est immense…
Sans compter tous les souvenirs qui se bousculent tout d’un coup, comme précipités.

Et, surtout :
On n’a pas envie de cette tristesse pour témoigner :
Jean Jacques n’était pas un homme triste.

La tristesse n’est pas l’émotion qu’il a imprégné en nous. Qu’il nous laissé.
Ici, cet endroit sobre, cérémoniel, froid … laid, ne lui ressemble pas.
Rapidement, on vous rassemblera pour célébrer sa vie et la fêter à la hauteur qu’elle mérite.

On le sait tous, Jean Jacques aimait les rassemblements,
les discussions ...
... et toutes les gammes des émotions qui nous prennent lorsqu’on profite du temps et ce qui se présente à nous.

On a tous des souvenirs en tête avec lui : des soupers familiaux, des fêtes entre amis, des rassemblements de toutes sortes… une maison en forme d’auberge espagnole de militants socialistes de l’Amérique latine.
... et sans oublier ces millions de réunions - voire les milliers -no joke ! - dans la maison familiale où on s’amusait petit, Grace et moi, à traverser les nuages de fumée de cigarettes !

Il aimait la chaleur humaine et la solidarité.

Il aimait le temps présent et, sans contradiction, il était aussi nostalgique.
Il aimait se rappeler.

Il n’était pas quelqu’un de triste.

Il avait une nostalgie vivante et intellectuelle.

Il aimait se rappeler le passé et en tirer une leçon d’histoire…
recontextualiser son souvenir et bien-sûr BIEN SÛR lui donner son caractère social et politique.
Toujours.

...Et il partait en réflexion avec cette distance qui lui était très caractéristique. Une distance de philosophe, mais aussi très proche de ses émotions.

Je me rappelle, pour vous raconter :
J’ai 19 ans. On est au Chili ensemble. Nous sommes retournés voir la maison familiale pour aller scénner !
En tout cas, moi j’y vais pour scénner, lui pour faire de l’histoire.
C’est une fin de journée chaude de printemps. On se raconte des souvenirs devant la maison qu’on aperçoit difficilement à travers les palissades. C’est franchement décevant comme moment côté expérience de scenneux. On voit E-rien !
Puis, au moment de partir, je le vois fermer les yeux. On est côte à côte, il décide profiter du soleil de fin d’après-midi et de se laisse aveugler. Il est pris par l’émotion. Par quelque chose que le moment présent refuse de discuter.
Il est là, il ferme juste les yeux. Et il me dit aimer le soleil plomber sur lui,
aimer entendre les bruits de la rue et du quartier
aimer être aveuglé par le soleil malgré les paupières closes.

Plus tard, je lui demande ce que c’était… pas grand chose me dira-t-il. Le souvenir d’un souper entre amis.

Voilà, ce qu’il faisait :
profiter de l’émotion nouvelle et fabriquer une assemblage avec le moment présent
... et la réfléchir .

Il profite.
Il aimait la vie.
Il a aimé sa vie.

J’ai peu de souvenir de lui triste.
En fait, j’en ai seulement trois très marquants. Dont, un, lorsque j’étais petit
Je vous raconte encore :
On est dans les derniers milles de notre séjour au Chili. On fait nos derniers au-revoir aux voisins. On pleure tous, sauf lui à première vue.
Je lui demande pourquoi il ne pleure pas. Je ne me rappelle pas de sa réponse, mais le petit garçon de 6 ans en a retenu qu’il pleurait uniquement en reniflant par le nez sans verser de larmes comme moi. Étrange.

Donc, on retarde l’écriture d’un hommage au papa, par peur de l’émotion et pour aussi un peu beaucoup pour que les mots prononcés ne viennent pas sceller définitivement les souvenirs… et les petits bouts de ton histoire qu’on a construit ensemble.

Parce qu’on t’a profondément aimé.

Il était un homme avec plusieurs couches de profondeurs, un homme multidimentionnel :
un intellectuel militant, formateur et pédagogue…

Il a traversé les époques de l’histoire du Québec contemporain à travers une vie d’engagements politiques, sociaux et familiaux. Il n’était pas un simple homme de son époque.

Si on cherchait un référent pour parler, décrire et raconter l’engagement des hommes et des femmes de sa génération, il pourrait servir d’exemple d’avant-garde.

On pourrait raconter l’histoire d’un jeune homme d’une famille ouvrière-agricole québécoise qui en passant par l’Église a fini par devenir une militant marxiste et révolutionnaire au Québec et au Chili.

D’ailleurs, pour tenter de terminer sur ce que représente la vie de lutte de mon père. C’est avec les mots d’une chanson d’un de ses amis chilien que j’aimerais terminer :

Cancion Compañero de Marcelo Puente :

Camarade, pas même un jour tu as oublié de
continuer,
toujours accroché à ta conscience d’exister,
en brisant les clôtures, en travaillant et apprenant
en semant toujours cette joie de vivre,
en toi, en moi, en nous,
pour cette histoire sans pardon
==========
Personne ne meurt ici, camarade
Ici, personne ne cesse de lutter
Ici rien ne se termine camarade
Ici chaque jour, on continue
Ici on se dit tout camarade

Jean Pierre Valdebenito Roy

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

Messages

  • Merci beaucoup Pierre pour cet hommage à un grand homme que j’ai connu que trop brièvement !

    Mes meilleures salutations.

    François

  • Pour construire, il faut aussi s’appuyer sur les luttes des générations précédentes.
    Il faut aussi savoir incarner nos luttes et notre vision à travers des personnalités marquantes.
    Indéniablement, Jean-Jacques fait partie de celles-ci.
    Merci Pierre pour ce très beau témoignage.

  • Quel bel hommage et, absolument juste ! Oui, il a su maintenir le cap. La camaraderie de Jean-Jacques était proverbiale, sa générosité et son écoute, indéfectibles. Je me souviens bien se ses sourires et de son humour, il dégageait la confiance. Et c’est sans parler de nos discussions autour de Trotsky, de sa vie...

    Mes pensées vont à ses proches, bien sûr....

    Daniel

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