Tiré d’Orient XXI.
Samedi 5 octobre, place de la République. On pourrait presque croire à un événement festif, à voir tous ces drapeaux palestiniens s’agiter au rythme des slogans, sous le soleil d’automne. Mais tous ici le savent : cette manifestation est un cortège funèbre, mû par la rage et la tristesse. Les visages sont lourds, à deux jours du premier anniversaire des massacres du 7 octobre, et de tous ceux qui ont suivi depuis. La plupart des manifestants n’en reviennent pas d’être à nouveau là, une fois de plus, à marcher et à se casser la voix pour exiger la fin du génocide à Gaza. Combien de fois ont-ils traversé Paris pour cela ? Trop, sans doute.
Les étendards libanais sont particulièrement présents en ce jour. C’est même toute une forêt de cèdres qui s’ébranle, boulevard de Magenta, pour dénoncer les exactions israéliennes qui, après 11 mois de bombardement du Sud-Liban, s’étendent à la capitale et sa banlieue sud. Là aussi, le bilan s’est alourdi les dernières semaines, et le ministère de la santé libanais compte déjà plus de 2 000 morts, qui s’ajoutent aux 41 802 morts sous les bombes à Gaza, jusqu’au 4 octobre, selon le Centre d’opérations d’urgence sur place. La voix déchirante de Fairouz remplit l’espace. On entend davantage « Li Beirut » (Pour Beyrouth), son ode à la capitale libanaise, que le traditionnel « Ana dammi Falastini » (Mon sang est palestinien).
Obligés de tenir bon
Nayla* attend le début de la marche, un drapeau libanais à la main. Ses lunettes noires masquent un regard qu’on devine triste rien qu’au ton de sa voix. Elle parle avec ce calme particulier que seuls la colère et le désespoir autorisent. « Je me sens touchée dans ma chair, en tant que franco-libanaise, explique cette native de Beit Chebab, au nord de Beyrouth. Je suis touchée quand je vois des enfants mourir de faim et la communauté internationale détourner la tête ».
Cette quadragénaire n’en est pas à sa première manifestation, mais sa mobilisation pour la Palestine et le Liban cette fois a une saveur particulièrement amère. Elle commente avec lassitude :
- Durant cette année, on a vu les droits humains discrédités. Un deux-poids deux-mesures qui parle de terrorisme d’un côté, mais pas de l’autre, qui donne moins de valeur à une vie palestinienne qu’à une vie israélienne. Et maintenant le Liban va être pris en otage, encore une fois… Il faut un cessez-le-feu immédiat, et que Nétanyahou soit jugé pour crimes de guerre.
Elle n’est pas la seule à éprouver cette fatigue de répéter toujours les mêmes phrases, d’assister chaque jour à un massacre plus grave que la veille. Mais pour beaucoup, leur présence témoigne d’une irrépressible volonté de continuer à se battre même après des mois, voire pour ceux qui suivent la situation au Proche-Orient depuis longtemps, des années de lutte. « En tant que Palestinien, je me dois d’être là, estime Kenan, 26 ans. On est un peuple connu pour sa résilience et sa résistance. On sait qu’après l’orage vient le beau temps, donc on tient bon. On est obligés de toute façon. »
Il ne se rappelle pas quand date son arrivée dans le collectif Urgence Palestine, à l’origine de la manifestation du jour. Mais ces douze derniers mois, eux, sont gravés dans sa tête. « On a assisté aux pires massacres des dernières années, et on les voit en temps réel », s’indigne-t-il. L’effet sur le nombre de militants qui ont rejoint l’association en cours d’année est indéniable. « Beaucoup d’entre eux sont sur une ligne radicale, que les Palestiniens clament depuis longtemps, à savoir une Palestine libre de la mer au Jourdain. » Le jeune homme y voit la source d’une énergie supplémentaire. « On sait qu’on était là avant [la colonisation], et qu’on sera là après. Les militants nous donnent de la force, et le chaos actuel ne fait qu’accroître notre détermination. On ne lâchera jamais l’affaire. »
Se sentir moins seule
À quelques mètres de Kenan, Philippe brandit une affiche du Parti communiste révolutionnaire. À 66 ans, sa fougue reste intacte. « Je suis là depuis qu’on a commencé à embêter les Palestiniens sur leur territoire, ou presque », sourit-il derrière ses lunettes rondes. Son regard sur la colonisation israélienne s’étend sur plusieurs décennies, et il constate une forme d’indifférence dans les médias et chez les gouvernements occidentaux : « Les tueries et l’accaparement des terres n’ont fait qu’augmenter, mais les médias français sont presque unanimes pour donner un blanc-seing à Israël. Les pays européens sont tous spectateurs. » L’indignation fait trembler sa voix, mais l’espoir est toujours là : « Je pense que ça revient petit à petit. Les vraies intentions expansionnistes de Nétanyahou au Liban et en Syrie sont de plus en plus difficiles à cacher. Mais bon, il y a les États-Unis derrière… » Sa femme, Marie-Noëlle, acquiesce silencieusement.
Plus loin, à Barbès, la section d’Antony (banlieue de Paris) de l’Association France Palestine Solidartié (AFPS) cède aux appels d’une terrasse ombragée. Les kilomètres parcourus ont eu raison de leur énergie physique, mais pas de leur combativité. Si l’AFPS est une des organisations historiques de la lutte pour les droits du peuple palestinien en France, cette antenne est toute nouvelle. « On a créé ça tous ensemble, on fait tout ensemble », rit Hélène, accompagnée de son groupe d’amis. « C’est un sujet qui nous intéresse depuis plusieurs années, bien sûr, mais ce n’est que récemment qu’on a tous décidé de se mobiliser. C’est l’humanité entière qui est en danger au Proche-Orient », affirme-t-elle.
L’énergie qui les fait traverser Paris, comme le souligne son mari, c’est « l’anticolonialisme ! » et « le sentiment d’horreur, face à toutes ces victimes », ajoute Hélène. Mais c’est aussi, pour l’une d’eux, une situation personnelle qui la lie à la Palestine : « Mon mari vient de là-bas », confie Catherine*.
- Pendant près de 20 ans, je me suis tenue éloignée de la vie militante, pour rester discrète. J’avais peur de compromettre mes voyages avec mon mari dans son pays d’origine. Il m’est arrivé de venir en manifestation pour me sentir moins seule, pour me confirmer que j’étais bien lucide face à cette situation. Et après le 7 octobre, j’ai eu besoin d’avoir ce sentiment plus régulièrement, plus près de moi.
Depuis, elle n’en démord pas, ce n’est pas elle, mais bien la situation en Palestine, qui est « complètement folle ».
Plusieurs générations de manifestants
Sur un trottoir pas loin, trois femmes de trois générations différentes se sont arrêtées pour prendre en photo un graffiti en soutien aux Gazaouis. Lila est venue avec sa mère Yamina et sa fille Kamir. « À la base, on faisait juste des achats, et on est tombé sur la manifestation, alors on est venues se joindre. C’est une cause qui nous tient à cœur », explique Lila avec sincérité. « Bien qu’on soit conscientes que notre présence ici ne va rien changer », s’empresse-t-elle d’ajouter, comme pour s’excuser d’y avoir cru. La durée de la colonisation les laisse toutes trois désemparées. « On a l’impression que malgré tout ce qui se passe depuis des années, rien ne change. Que les mobilisations à travers le monde ne comptent pas », se lamente Lila. Kamir, à peine sortie de l’adolescence, se sent déjà découragée. « C’est triste de voir qu’un gouvernement peut agir ainsi sans que le monde entier ne réagisse. On se sent démunis, on a l’impression de n’avoir aucun moyen de faire bouger les choses. » La grand-mère opine, mais son regard exprime la fierté d’être là, malgré tout.
Le cortège atteint Pigalle, où les poupées ensanglantées, brandies pour rappeler les milliers d’enfants morts de Gaza, et les pancartes jurent avec les enseignes des cabarets et des sex shops. L’une d’elles, brandie timidement à bout de bras par une jeune fille aux longues boucles, est incompréhensible pour quiconque ne parlant pas coréen. « Il y a écrit "La Corée soutient la Palestine" et on y a ajouté le drapeau libanais », précise Lilya, qui a choisi avec son amie de passer par cette langue pour souligner l’universalité de cette cause. À 22 ans, c’est sa toute première manifestation. Elle explique ses motivations, soucieuse d’utiliser les bons mots. « Ça fait un an que ce génocide a commencé. Il fallait que je me mobilise. Je rentre tout juste de l’étranger où je n’en ai pas eu l’occasion, je postais uniquement des infos sur les réseaux sociaux », explique cette étudiante d’origine marocaine. « Mais la manifestation d’aujourd’hui me donne envie de m’engager plus. Il y a du monde, je suis avec mes amies, et avec notre affiche on veut dire que peu importe qui on est et où on se trouve, il faut se mobiliser pour cette cause importante. »
Place de Clichy, Marwane fanfaronne devant les CRS. Son keffieh couvre son visage et ne laisse voir que quelques boucles noires et ses yeux. La paire de lunettes de protection au sommet de sa tête dit de lui qu’il est prêt à en découdre. « Je me suis déjà fait courser par les policiers. Mais j’ai réussi à les esquiver. La dernière fois, je me suis même caché dans un hôtel », rit le jeune homme originaire de Cergy. Il participe aux mobilisations, de temps en temps, quand il peut. « Quand je vois ce qui se passe là-bas… Je ne suis pas un homme qui pleure beaucoup, mais honnêtement, ça me fait monter les larmes », admet-il. « Ça me touche beaucoup. Les Palestiniens sont déshumanisés, les actes commis là-bas ne sont pas normaux. » Que la mobilisation ne soit pas plus étendue le questionne. « J’ai l’impression que les gens ne sont pas sensibles à ce qu’il se passe, c’est terrible. Moi si je suis ici, c’est pour montrer mon côté humain. » À 19 ans, débordant d’énergie, il occupe avec ses amis différents coins de la place. Une petite bande de potes, qui se sont connus à Cergy ou en manifestation.
Dans la queue du cortège, un écriteau d’un bleu clair, discret, demande pardon aux Libanais, en français et en hébreu. « Quand je vois le CRIF, le grand rabbin de Paris, et toutes ces autorités juives approuver le génocide à Gaza, j’estime que ça engage ma communauté, donc j’ai envie de demander pardon », explique Serge. Deux jeunes Allemands se sont excusés auprès de lui, au nom de leur pays, pour les crimes commis envers les juifs, et lui ont donné l’idée d’en faire de même. « Ça fait trente ans que je manifeste pour la cause palestinienne. Mais le pardon est venu récemment, en réponse aux atrocités commises là-bas, soi-disant en notre nom », poursuit-il. « Exprimer ma judéité dans ce genre de rassemblement ne m’a apporté que des témoignages de fraternité. J’espère que les juifs le voient, même si ça peut les mettre mal à l’aise, ça peut les aider à avancer aussi. J’espère, en tout cas. »
Les derniers danseurs entament une dabké (1) avant que la musique ne s’éteigne. Les forces de l’ordre dispersent une foule qui ne résiste plus. Des petits groupes, malgré tout, restent discuter sous les derniers rayons de soleil de l’été indien. Malgré la lassitude et l’abattement, une énergie les retient, comme une forme de soulagement. Après un an, ils sont toujours là, malgré tout. Le temps n’a pas eu raison de leur foi. Ils ne l’espèrent pas, mais ils manifesteront une année de plus s’il le faut.
*les prénoms ont été modifiés à la demande
Notes
1- NDLR. Danse folklorique répandue dans les pays du Levant.
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