Tiré de À l’encontre.
Le rôle de l’UGTT (Union générale tunisienne du travail) est plus marqué qu’en 2010-2011 dans l’organisation même de la mobilisation actuelle. En 2010 et 2011, l’UGTT a donné un appui très important à l’essor de la révolte sociale des « laissés-pour-compte », des jeunes chômeurs et, de la sorte, s’est mis en place un bloc social qui a abouti au soulèvement populaire qui a renversé la dictature de Ben Ali. Lorsque s’est ouverte la période de « transition démocratique », l’UGTT a été un facteur de « négociation » entre les diverses forces politiques et sociales, inscrite dans le contexte du « dialogue national ». Elle a pesé de son poids dans l’émergence d’une sorte de stabilisation fragile, tant le soubassement socio-économique était instable.
Dans la phase présente d’un « long processus révolutionnaire » – au sens où Gilbert Achcar l’a synthétisé dans ses travaux – l’UGTT est au premier rang aujourd’hui et met en avant non seulement des revendications salariales, mais les liens à un thème qui se retrouve dans le slogan : « la souveraineté nationale avant les augmentations salariales ». Ce qui doit être compris comme une opposition et une dénonciation vives des politiques d’ajustement brutales imposées par le FMI. Ce que révèlent les caricatures de Madame Christine Lagarde (FMI) manipulant comme une marionnette Youssef Chahed. Ce qui est, partiellement, une simplification propre aux caricatures, car le secteur capitaliste tunisien (représenté par Chahed au gouvernement) est favorable à ces ajustements structurels (régression des investissements publics pour favoriser les privatisations, coupes dans les budgets sociaux, collaboration avec l’UE pour « maîtriser » l’immigration vers l’Europe, etc.).
Les injonctions économiques des bailleurs de fonds – dont le FMI est le représentant officiel, avec son prêt de quelque 3,5 milliards d’euros – accentuent la paupérisation ainsi que la dévalorisation de la force de travail. En outre, les « déformations » de l’économie tunisienne en sortent renforcées. Soit une économie capitaliste qui s’organise autour : du tourisme, du textile à « coûts salariaux » très bas (mais en déclin étant donné la mise en concurrence par la politique de mondialisation des firmes transnationales), des call centers (mis en concurrence avec ceux du Maroc) dans lesquels travaillent des diplômés universitaires, d’une agriculture délaissée sous l’angle de la souveraineté alimentaire, mais fixée sur l’exportation vers l’Europe. Evidemment l’UGTT ne délaisse pas les salaires et demande des augmentations de 20 euros (équivalent) pour 2019 et 30 euros pour 2020.
A la mobilisation de l’UGTT, à celle des journalistes posant aussi bien la question salariale que celle des libertés de la presse et de son existence, s’ajoutent divers mouvements sociaux, dans les diverses régions, sur l’emploi, l’émigration, la justice sociale. La grève des enseignants du secondaire était « gérée » par l’UGTT. En réalité, depuis 2011 – au-delà d’aspects de démocratie formelle : élections, alternance plus ou moins effective – la question sociale et économique rallume sans cesse les braises du soulèvement populaire de 2010-2011.
Un trait institutionnel a toute son importance : les pièges de la décentralisation. C’est un mécanisme fort à la mode dans le cadre des politiques d’ajustement structurel. Il doit fonctionner comme un décentralisateur de la mobilisation sociale au moment où une formation sociale nationale (un pays donné) est placée sous les feux d’ajustements violents qui exigeraient, précisément, une riposte sociale et politique centralisée. A quoi s’adjoint la création (illusoire pour l’essentiel) d’un espace pour des opérations de désinvestissements régionaux camouflées par des promesses d « acteurs économiques privés » censés prendre le relais, eux qui sont exonérés de charges et aidés. Ils peuvent dès lors embaucher, quand cela se fait, des jeunes désespérés et contraints de passer sous le joug du despotisme patronal. La décentralisation n’a pas du tout répondu à la revendication de justice territoriale avancée en 2010-2011.
Sous la houlette de la Banque mondiale – de concert avec le FMI – la « décentralisation » reporte sur lesdites régions les « compensations » du désinvestissement de l’Etat central, alors que ces régions ne disposent pas des ressources minimales pour prendre des mesures de « justice sociale territoriale », pour autant qu’elles veuillent le faire. Le transfert de prises de décisions régionales – qui pourrait potentialiser une « démocratie sociale » locale – aboutit sur un vide pour deux raisons qui coulent de source, si la formule peut être utilisée ainsi : 1° cette potentielle « démocratisation locale » devrait se rattacher à un processus à l’échelle nationale qui ne peut se résumer aux « négociations parlementaires » et « inter-partis » sous la surveillance des « donateurs » financiers internationaux, garde-chiourme du service de la dette ; 2° sans ressources cette politique de décentralisation, même placée sous le signe éventuel de la bonne volonté de cadres administratifs régionaux (pour autant qu’ils subsistent après la compression budgétaire), ne peut se concrétiser.
L’ensemble de ces contre-formes sont baptisées « soutien à la démocratisation » de la Tunisie. L’Union européenne pour annexer l’économie tunisienne et en faire un champ d’investissements (IDE) rentables (même si quantitativement assez réduit) et disposer d’un marché totalement libéralisé pour les biens produits en Europe (où dont la production en Tunisie est sous contrôle de firmes venant de pays de l’UE) est en train d’imposer : L’Accord de libre-échange complet et approfondi Tunisie-UE (ALECA).
La grève de ce 17 janvier s’inscrit dans cet ensemble qui nourrit « ce processus révolutionnaire sur le long terme » qui n’est jamais à l’abri d’une contre-révolution ferme. La dimension politique devra être abordée par la suite (C.A. Udry pour la Rédaction de A l’Encontre)
(II partie) Huit ans après, les vraies questions ressurgissent avec force par Abla Jounaïdi
En Tunisie, huit ans quasiment jour pour jour après la révolution dite « du jasmin » qui a fait fuir le dictateur Ben Ali et lancé les printemps arabes, la question sociale reste brûlante. La centrale syndicale UGTT appelle à la grève générale dans la fonction publique ce jeudi 17 janvier. Elle réclame une augmentation des salaires pour faire face à la hausse du coût de la vie.
L’UGTT qui a joué un rôle pivot dans la révolution et la transition démocratique ressort pour cela les slogans de la Révolution pour plus de dignité et de travail.
Difficile de ne pas y voir un constat d’échec pour les gouvernements qui se sont succédé ces huit dernières années. Pour beaucoup de Tunisiens, la situation économique et sociale ne s’est pas améliorée depuis 2011.
Elle a même empiré. Aujourd’hui, le pays fait face à une inflation record qui frôle les 8%. Le dinar, a perdu la moitié de sa valeur ces quatre dernières années. Tout augmente et dans les magasins, de nombreux produits ont disparu. Le chômage, lui culmine à 15% : il est deux fois plus dans les régions déshéritées de l’intérieur où s’est enclenchée la révolution.
Pourtant le gouvernement actuel a lancé un plan de développement qui se voulait ambitieux
« Tunisie 2020 » doit booster la croissance. Les chiffres sont d’ailleurs bons. Les bailleurs internationaux qui se pressent au chevet de la jeune démocratie lui adressent un satisfecit quasi général.
La croissance atteindra 2,9% cette année selon la Banque mondiale. Le Fonds monétaire international finance en partie le programme national qui permet par exemple au secteur clé comme le tourisme de croître de 30% cette année après les années sombres post-attentat. Mais ce que dénonce l’UGTT aujourd’hui, c’est le volet des « réformes » qui conditionne l’aide. Pour la centrale syndicale, les difficultés économiques sont largement imputables au rôle du FMI.
Est-ce que c’est véritablement le cas ?
Ce qui est vrai, c’est que la politique monétaire de l’Etat tunisien suit les recommandations du FMI. L’objectif est de faire baisser le dinar pour favoriser les exportations et attirer les investissements étrangers. Cela renforce évidemment l’inflation que le nouveau gouverneur de la Banque centrale, Marwane Abassi, tente bon an mal an de la juguler.
Le FMI souhaite aussi que l’Etat tunisien réduise d’urgence sa masse salariale qui représente 40% du budget afin de réduire un déficit abyssal et par là même une dette qui a explosé depuis 2011.
Cela veut dire que le gouvernement d’union nationale doit mettre un frein à la tendance qui a consisté ces dernières années à augmenter de façon erratique, anarchique cette masse salariale.
On parle des fonctionnaires, mais quelle réponse pour les Tunisiens qui n’ont pas de perspective de travail ?
Huit ans après, les jeunes Tunisiens sont les grands oubliés de la Révolution. Ce n’est pas faute de se rappeler au bon souvenir des gouvernements car, hiver après hiver, ils manifestent. Ils affrontent parfois les forces de l’ordre, malgré l’état d’urgence.
Le 24 décembre dernier, c’est un jeune journaliste – pas le plus malheureux – Abderrazak Zorgui qui s’est immolé par le feu à Kasserine un des foyers de la révolution. Tout un symbole qui montre à quel point le malaise est profond et concerne une large partie de la jeunesse.
Les jeunes diplômés ne trouvent toujours pas leur place dans l’économie
Le paradoxe, c’est que ces jeunes diplômés sont plus durement touchés par le chômage que les non-diplômés. Alors quand ils ne se tuent pas, ils partent chaque année plus nombreux à l’étranger. Les autres tentent de survivre en travaillant dans un secteur informel que les gouvernements ont laissé grossir sans chercher à le réguler.
Le pays a besoin de réformes de fond, notamment une réforme du marché du travail et de la fiscalité, afin d’avoir les ressources pour investir massivement dans les régions délaissées. Autant de réformes jugées trop complexes et politiquement coûteuses par tous les gouvernements depuis 2011. Elles auraient impliqué (ces réformes) de remuer une structure faite de décennies de privilèges économiques concentrées dans quelques mains. La recherche du consensus politique a découragé de prendre à bras-le-corps ce chantier.
Le problème, c’est que cela a des conséquences politiques. La population qui voit monter en flèche les prix, et se développer comme jamais la corruption désespère de la politique.
Ce désespoir risque de se faire entendre de plus en plus fort à l’approche des élections présidentielle et législative de novembre prochain. (Diffusé, le 17 janvier 2019, RFI)
(III) Réformes sociales : L’UGTT définit ses lignes rouges par Wafa Samoud
Après avoir minutieusement analysé la situation des caisses sociales et dressé un tableau général de l’état des lieux du pays, l’UGTT a constaté l’ampleur et la gravité de la crise économique actuelle. L’organisation syndicale a imputé, dans un communiqué rendu public à l’issue d’une rencontre tenue mercredi et présidée par le secrétaire général du syndicat Noureddine Taboubi, l’énorme déficit des caisses sociales aux mauvais choix économiques entrepris notamment en ce qui concerne les réformes économiques, l’évasion fiscale et les politiques d’emploi.
Le syndicat a réaffirmé son refus catégorique quant à la privatisation des entreprises publiques. « C’est une ligne rouge à ne pas franchir » a-t-il indiqué en appelant à la mise en place d’une stratégie nationale dont l’objectif est de sauver les entreprises publiques en difficulté et leur accorder les mêmes avantages, incitations et soutien accordés aux entreprises du secteur privé afin de stimuler la production et la productivité et assurer leur pérennité.
L’UGTT a, d’autre part, appelé l’organisation patronale UTICA à respecter les accords signés relatifs à l’augmentation salariale dans le secteur privé et public, relatif à l’année 2018. Il a souligné la nécessité de lever le blocus appliqué depuis maintenant cinq ans sur les employés du gardiennage du secteur privé.
L’UGTT a, également, manifesté son refus quant à l’élaboration d’une loi de Finances qui mette en péril le pouvoir d’achat des citoyens et détériore la situation de la classe ouvrière. Elle a, ainsi, appelé le gouvernement à ne pas adopter des mesures fiscales au détriment des salarié·e·s [voir article sur les recettes fiscales et la contribution des salarié·e·s ci-dessous] et à consacrer la majorité de ses efforts sur les mesures sociales profondes et l’équité fiscale. « Nous appelons le gouvernement à exiger l’imposition des entreprises, à l’élargir la base d’imposition et à annuler le régime forfaitaire » note l’UGTT dans son communiqué en exprimant son refus catégorique des exonérations fiscales.
La centrale syndicale a renouvelé son attachement quant à l’importance de préserver l’école publique et a appelé à améliorer de la situation des hôpitaux publics.
L’UGTT a, également, souligné la nécessité d’adopter une stratégie capable de lutter contre le phénomène de l’immigration clandestine en appelant les autorités à ouvrir une enquête suite au naufrage d’une embarcation transportant des migrants clandestins, survenu dimanche dernier, aux larges de Kerkennah. La centrale syndicale a souligné la nécessité de trouver des solutions aux problèmes du chômage et de développement régional afin de lutter contre la marginalisation et d’améliorer les conditions de vie des jeunes tunisiens. (Publié le 12 janvier 2019 dans le HuffPost Tunisie)
(IV) Pour comprendre ce qui se passe « derrière le marketing » des contre-réformes du FMI et du gouvernement de Youssef Chahed : Résumé de l’étude de l’OTE de février 2017
Ce sont les salarié·e·s qui ont le plus contribué aux recettes fiscales de l’État, loin devant les sociétés pétrolières et non pétrolières, a dévoilé l’Observatoire tunisien de l’économie (OTE) en se référant aux données du ministère des Finances.
D’après une étude faite sur l’évolution des principaux impôts directs en Tunisie de 1986 à 2016, l’OTE a constaté, à travers une note élaborée par l’économiste Chafik Ben Rouine, que depuis la révolution la contribution des sociétés a stagné pour chuter après 2014, et ce contrairement aux salarié·e·s où leur contribution aux impôts ne cesse d’augmenter.
« Depuis 2011, on observe que la contribution des salarié·e·s n’a cessé d’augmenter tandis que celle des sociétés pétrolières et non pétrolières n’a plus augmenté. Pire, depuis le pic de 2014, la contribution de ces dernières a fortement chuté à des niveaux historiquement bas » a fait savoir l’Observatoire.
Cette chute historique de la contribution des sociétés aux recettes issues de l’impôt soulève plusieurs interrogations : « Quelles sont les raisons de cette évolution baissière des recettes issues de l’impôt sur les sociétés ? Si cette tendance se confirme, qui va supporter le fardeau du manque à gagner ? » s’est demandé l’OTE.
L’observatoire a noté que la situation pourrait changer avec la nouvelle contribution supplémentaire imposée, à partir de 2017, aux sociétés. « En attendant les chiffres de l’exécution du budget de l’année 2017, où ces sociétés ont versé une contribution supplémentaire exceptionnelle de 7,5 %, il devient nécessaire d’ouvrir un débat sur l’avenir de la fiscalité des entreprises en Tunisie » a-t-il précisé.
Il convient de rappeler que la masse salariale de la fonction publique en pourcentage du PIB en Tunisie, est parmi les plus élevée du monde. Près de 750’000 fonctionnaires opèrent dans l’appareil de l’Etat. Un chiffre qui pèse lourdement sur le budget de l’État (soit près de 70% de ses dépenses).
[Deux éléments sont à prendre en compte et ne ressortent pas des décisions du FMI et du gouvernement de Youssef Chahed – membre du parti qui rassemble plus d’un supporter ouvert ou silencieux de Ben Ali : Nida Tounes ; sa fonction « a gelé » sa participation – qui coopère étroitement avec Madame Lagarde : 1° l’appareil d’Etat clientéliste se situe dans la foulée de celui du dictateur Ben Ali, avec quelques rajouts depuis le régime qui s’est rétabli et établi suite à la première phase de la révolution de 2011 ; 2° comme il est commun dans les analyses faites par le FMI et les experts des contre-réformes dans des pays « périphériques » comme la Tunisie : dans un contexte de sous-emploi et de chômage massif, les revenus d’une très large majorité de fonctionnaires permettent à des familles élargies nombreuses de vivre (ou survivre) et une réduction du nombre de fonctionnaire, sans alternatives économiques et budgétaires efficientes, ne peut qu’aboutir à une paupérisation accrue de secteur de la population et non pas à une efficience accrue de l’appareil d’Etat. Pire, les dysfonctionnements encore accrus vont tout simplement augmenter la masse des dessous-de-table (« corruption routinière ») pour avoir accès à des procédures administratives et dans les rapports « normaux » avec la fonction publique. Ce d’autant plus que les envois de fond des émmigrés-exilés constituent une des sources fort importantes des ressources des familles, ressources qui seront frappées par l’augmentation de la TVA. Réd. A l’Encontre]
Le projet de loi de finances 2018 prévoit des hausses d’impôts. « Parmi les mesures proposées dans le projet de loi de finances 2018, figure l’augmentation de la TVA de 12% à 19%, soit une hausse de 7 points » a indiqué l’expert Walid Ben Salah.
Cette augmentation qui touchera également les produits pétroliers, aura un impact direct sur le taux d’inflation et le pouvoir d’achat du citoyen, mais aussi un impact indirect sur le coût du transport des personnes et des marchandises et sur le coût de la production et la compétitivité des entreprises, a précisé l’expert.
D’après Habiba Louati, ancienne secrétaire d’État chargée de la fiscalité et du recouvrement et actuelle responsable de l’Association, Solidar, la stratégie d’augmentation des impôts n’est pas bonne. Elle a expliqué, qu’augmenter les impôts engendrera l’augmentation des prix, et donc l’inflation. « Donc, le citoyen subira l’augmentation des impôts et celle de la levée de la subvention, prévue dans le programme de l’État, et pour l’éviter, il se dirigera vers le marché parallèle pour s’approvisionner », a-t-elle indiqué.
La « Police fiscale », une solution pour lutter contre l’évasion fiscale
Un nouveau corps de métier, la « Police Fiscale », verra le jour en janvier 2018 Elle sera chargée, notamment, de la réalisation d’enquêtes fiscales et de fournir l’information aux structures de contrôle relevant du département des Finances pour que celles-ci mènent, à leur tour, des contrôles et des investigations. L’objectif recherché est d’améliorer l’information fiscale et partant rendre plus efficace le travail des structures de contrôle. « Une chose est sûre, la nouvelle police fiscale aura beaucoup de travail à faire à partir de 2018 » a conclu l’OTE. (Février 2017)
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