L’invitation.
Mathis était affalé sur son bureau. La classe bourdonnait, l’enseignante tentait d’introduire dans les cerveaux rétifs de vingt-sept élèves quelques rudiments de grammaire française
Mathis regardait droit devant lui, ses longues jambes se perdant sous la chaise de sa voisine. Dehors, un rayon de soleil perça les nuages, s’introduisit dans la classe, éclairant le fond de la classe où Mathis, silencieux, se tenait. Le rayon effleura tel un doigt léger, sa tempe. Mathis sourit. Sa tignasse bouclée entourant son visage aux tempes saillantes, s’illumina d’or. Il bougea enfin, tourna la tête vers la fenêtre.
Le rayon de soleil disparut soudain. Les nuages avaient grugé le coin de ciel bleu qui lui avait permis de caresser la joue du rêveur.
Mathis reporta son attention sur la classe. À vrai dire, il y avait déjà un instant que son esprit vagabondait. C’est la chaleur du soleil sur sa peau qui l’avait ramené dans son corps, dans cette classe.
Catastrophe !!!
La classe était vide. Madame Paryseau était devant lui. Elle lui parlait. Il n’entendait que des bribes de paroles. Étrange, cette sensation. On aurait dit qu’il avait les oreilles bouchées. Ça lui faisait l’effet d’être au fond d’une piscine. Les sons lui parvenaient, assourdis. Madame Paryseau n’avait pas l’air fâchée, c’était déjà ça de pris. Mathis déchiffrait péniblement quelques mots : « terriblement distrait », « ne comprend pas ce qui se passe », « tu t’isoles » et finalement celle-ci qu’il entendit distinctement car ses oreilles s’étaient spontanément débouchées : « Je t’invite à te plonger sérieusement dans tes livres, sinon tu ne pourras pas passer en quatrième secondaire. »
Cette phrase, Mathis savait qu’il était destiné à l’entendre. Il ramassa ses livres en balbutiant de vagues excuses et se dirigea rapidement vers son casier. Depuis des années, il se coupait ainsi du réel. Il errait dans ses rêves, il vagabondait. Cette année, c’était devenu un vrai problème, il n’entendait même plus ce qui se passait autour de lui.
Comment avait-t-il pu ne pas entendre la cloche ? « Avec le temps qu’a pris le petit discours de Madame Paryseau, je serai chanceux si je ne manque pas l’autobus », pensa-t-il. Il se grouilla tant qu’il pouvait, sortit juste à temps pour voir son autobus tourner au coin du stationnement.
Le soleil se dégagea de son linceul de nuages, là-haut. Devant Mathis, s’ouvrit la forêt. Il se souvint des après-midi d’été passés dans ces bois avec Brigitte… « Oui, pensa-t-il, je vais prendre par les bois pour rentrer. »
Mathis arrima son sac à dos, l’ajusta de façon à être libre de ses mouvements. Il brossa d’un revers de la main une trace de poussière de craie blanche sur son sweat shirt noir, passa la main dans sa crinière bouclée et se dirigea, silhouette noire et dorée, vers la pénombre du sous-bois.
Aux alentours de la Polyvalente, il y avait une multitude de sentiers, traces innombrables du passage des jeunes qui s’amenuisaient à mesure que l’on pénétrait plus avant dans la forêt. Lorsqu’ils étaient petits, lui et Brigitte avaient fixé les limites de leur territoire à celles du monde des ados. Feux de camps éteints, bouteilles de bières cassées, c’était le paysage du monde des grands, pensaient-ils alors. Le territoire de leur enfance se situait au-delà, après les marécages bourrés d’insectes, de couleuvres, de grenouilles que les ados détestent mais qui émerveillaient Mathis et Brigitte.
Justement, il arrivait aux portes de son domaine délaissé de longues années. Il fallait mettre le pied sur cette roche-là, pas sur la brune, elle versait et tu te retrouvais les pieds mouillés. Puis il fallait s’accrocher à cette branche, se hisser sur les racines émergeantes et se donner un élan en contournant le tronc. Devant Mathis, un sentier de pierres cerné de marécages, semblait l’attendre. C’est lui et Brigitte qui, un été entier, avaient transporté les pierres, l’avaient, patiemment, érigé. Il était plus long que dans son souvenir, baigné de lumière sous le couvert des vieux arbres touffus. Mathis s’y engagea prudemment. Il sourit en entendant la musique du clapotement des eaux contre le sentier. Il fit quelques mètres, se redressa, fier de l’œuvre de son enfance. Il y avait bien sept ans qu’ils avaient terminé ce sentier et si depuis, bien des choses s’étaient écroulées, le sentier était encore là.
Il arrivait à une clairière sèche, bordée à chaque coin d’un arbre. À l’époque, ils l’avaient trouvé princier, ce lieu qu’ils avaient nommé « Le Castel ». Ils y avaient joué. Ils y avaient dormi. Lui, Mathis, était tombé amoureux de la petite sauvageonne blonde, aux yeux bruns pailletés d’or, que devenait Brigitte à l’ombre de ces bois.
En un instant, les yeux de Mathis s’emplirent de larmes. Il lui semblait qu’elle était là, petite naïade rieuse, à le chatouiller du bout de ses tresses d’or. Il se pencha et dégagea, au pied d’un arbre, une petite cachette où ils avaient déposé autrefois un coffret. Il y était toujours. Mathis l’ouvrit. Au fond, gisait une petite enveloppe jaunie. Ses doigts tremblants déchirèrent l’enveloppe. « Mon beau Mathis »…lut-il. La peine le submergea. Brigitte parlait de sa nouvelle école, de ses efforts en classe, de leur rêve de devenir vétérinaire et d’avoir, un jour, une animalerie, de la hâte qu’elle avait de le revoir. Elle avait signé : « Ta Brigitte du printemps ».
« Ma Brigitte du printemps… C’est ainsi que je la surnommais. Je la retrouvais ici au printemps sans qu’on ait besoin d’un rendez-vous et nous nous y retrouvions jusqu’à la fin de l’automne quand il faisait trop noir pour qu’on nous laisse sortir après souper. »
Mathis s’ébroua. Il se releva lentement. Il se sentait très vieux. Il s’arracha avec peine à l’atmosphère magique du Castel, rangea le coffre dans sa cachette, arrima son sac, plaça la lettre de Brigitte dans une poche, tout contre son cœur. Il quitta le Castel d’un pas lourd.
Il faisait plus noir que clair lorsqu’il arriva sur le bord de la rue Sud. Il ne pensait pas, il marchait, regardant droit devant lui. Il n’entendit pas l’auto venir de l’autre côté de la courbe. Il ne vit pas le reflet des phares sur les façades des maisons. De l’autre côté de la rue, il trouva bizarre que Madame Frenette ait la bouche ouverte comme pour crier…
Soudain, il entendit le rire cristallin de Brigitte, ses oreilles se débouchèrent, il entendit le cri de Madame Frenette, l’auto qui freinait, sentit deux bras l’agripper et le tirer en arrière. Le conducteur passa son chemin en klaxonnant.
Mathis se retourna vers celui qui lui avait sauvé la vie. Il ne vit qu’un éclair de peau ivoire, un oeil brun, joli comme celui d’un écureuil, l’éclat d’or de deux longues tresses s’éloignant dans la pénombre. Sidéré, Mathis resta un instant pantelant, doutant de ce qu’il avait vu. Déjà, Madame Frenette était près de lui. L’air inquiet, elle traversa à ses côtés. Lorsqu’ils se séparèrent, Madame Frenette lui murmura : « Je l’ai vue, tu sais. Ne t’en fais pas, elle sera toujours là. Elle t’a sauvé. Elle veut que tu vives. Depuis qu’elle est morte, tu es comme un somnambule. Réveille-toi ! »
Mathis tourna les talons, se pressa. Il lui semblait que le monde, longtemps silencieux et sombre, s’était peuplé en une seconde de lumière, de musique et d’une infinité d’êtres et de choses vivantes. Ce sentiment très doux lui causait également une douleur intense. Son cœur lui faisait mal tant la peine le brûlait, mais il était léger de cet amour qui l’avait effleuré. Il poussa la porte du jardin pour rentrer chez lui.
Il entendit alors geindre sous la haie de rosiers. Cherchant la provenance des pleurs, il découvrit un chiot. Il le ramassa doucement, le berça contre son cœur et entra dans la maison. À peine eut-il franchi la porte que sa mère était devant lui. Lorsqu’elle vit l’animal, elle fronça les sourcils et lança : « Pas question ! ». Mathis releva la tête, la regarda dans les yeux. Ça devait faire des années que ce n’était pas arrivé. Un vertige le prit, mais il demeura debout à fixer sa mère, qui comprit, le regard rivé à celui de son fils, qu’il avait, par ses sentiers à lui, accompagné de ce chiot piteux, réussi à revenir parmi les vivants.
Elle ne voulait plus le perdre.
Elle lui sourit, se mit sur le bout des pieds pour aller fourrager dans la crinière de son grand. Mathis entoura sa mère de ses bras. « Je l’ai trouvé sous la haie. » « C’est peut-être un chien-fée », lui dit sa mère. Mathis haussa les épaules, moqueur.
Plus tard, il rangea la lettre de Brigitte dans son coffre à souvenirs, avec les cadeaux qu’elle lui avait faits.
Puis il ouvrit son sac d’école et se mit à sa table de travail. Madame Paryseau l’avait invité à étudier. Il allait accepter son invitation. Il avait des projets pour deux. La prof voulait qu’il lui écrive un conte… Justement, il en avait un en tête. L’histoire d’une petite fée, qui, traversant la mort, avait sauvé un grand hurluberlu.
Manon Ann Blanchard
Le sillage du sang
Un premier rayon de soleil perce la nuit de la grande ville, caressant la coupole qui surplombe l’Université, où tout dort encore. Nous marchons, unies, dans l’aube. Le son de nos pas est le seul à troubler le silence. Sur les marches de marbre menant au Rectorat, un homme s’est étendu, a eu un geste hésitant vers les étoiles pâlissantes et s’est apaisé. Nous nous approchons maintenant, assez près pour remarquer la fleur de sang qui, sur son uniforme, éclot et humer l’odeur du sang qui se lie au parfum de jasmin qui flotte autour de nous.
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Ana mit ses pas dans ceux du policier. Elle ne le lâcherait plus avant que le sang ne coule. Depuis des mois, elle était sur cette piste, flairant l’air autour de celui qui avait déchiré sa vie. Elle savait où il habitait, elle connaissait le visage de sa femme, elle avait entendu le rire cristallin de sa fille, contemplé ce visage mutin à l’ovale parfait, cette jeunesse magnifique et fragile, si facile à faucher. Elle ressemblait, cette jeune Isabella, tellement, tellement à son Alicia, sa fille, disparue un matin d’octobre et morte un jour de juin sous les bottes des militaires qui l’avaient enlevée et torturée. On l’avait achevée d’une balle dans la tête. Cela, Ana ne l’avait su que l’an dernier. On lui avait également vendu le nom de celui qui avait appuyé sur la gâchette, mince filet d’acier gris, et avait précipité sa fille vers le néant. Depuis, elle l’avait cherché, l’avait trouvé, s’était imprégnée de la vie de celui qui l’avait transformée en survivante.
Ana savait tout de lui. De sa démarche furtive de petite bourgeoise discrète et endeuillée, elle l’avait suivi le long des trottoirs surpeuplés de la capitale, fondue parmi les passants, invisible. Elle voulait savoir : cruauté ou mansuétude ? Pourquoi avait-il tiré ? Elle l’avait vu battre les enfants des rues, bastonner des mendiants. Un matin, elle s’était levée, résolue à le faire souffrir. Sa quête avait pris alors une autre dimension : elle voulait connaître l’homme, connaître le père, savoir qui il aimait le soir avant de sombrer dans le néant, qui il adorait le matin au seuil de la conscience, avant de consommer l’éveil. Elle avait observé de longs mois la petite famille dans ses sorties, dans les moments de joie au jardin, dans les grands moments également car cette année-là, Isabella obtint son baccalauréat. Devant elle, s’ouvraient les portes des études supérieures. Elles s’étaient ouvertes, autrefois, ces portes, pour Alicia. Mais la fille d’Ana avait été noyée dans les flots obscurs de ces années de révolte et y avait sombré…
Rapidement, Ana eut pitié de cette épouse qui n’avait pas de nom, qu’il n’appelait jamais que Maman ou Chérie. Savait-il encore comment se nommait cette longue femme pâle et soumise, belle encore comme un souvenir oublié ? C’était un spectre, une ombre adoratrice qui s’étirait derrière cet homme et sa fille. Isabella était bien l’unique et grand amour de l’homme qu’elle traquait, qu’elle pourchassait et qui l’ignorait.
« Tu paieras, tu hurleras de douleur, le poignard de la souffrance planté dans tes tripes, tu attendras la mort. Les vents du deuil te dévasteront, dessécheront ta peau, ravineront tes traits, t’enlèveront tout désir, jusqu’au désir de vivre. Tu seras privé du désir même de survivre pour te venger : car moi, Ana, moi qui vais tuer, je rejoindrai Alicia enfin vengée ». À la fin, tu seras même privé de mots, car nul mot ne désigne ceux qui sont orphelins d’enfant. Ainsi pensait Ana, en mettant ses pas dans ceux du policier qui avait tué sa fille. Elle éprouvait des sentiments troubles à l’idée d’exterminer la progéniture de son ennemi. Elle se sentait folle, carnassière, fauve et, appréhendant l’arôme du sang dans sa bouche, Ana s’en enivrait.
Il marchait vers l’Université, cette même Université où Alicia avait été ramassée lors d’une razzia. C’était la sortie des cours. Des milliers de jeunes, souriants, heureux, pleins d’espoir se précipitaient vers la liberté. Ana se souvint d’Alicia, de son sourire lumineux, de ses yeux verts, de la cascade de boucles châtaines qui encadraient son visage. Un instant, Ana cru l’avoir devant elle, à quelques mètres d’elle et elle faillit s’élancer vers sa fille. Mais l’illusion se dissipa et la connaissance la heurta, choc d’une violence inouïe ; Alicia était morte, abattue comme une chienne et celle qui se tenait devant elle, semblable à une jeune femme d’il y a dix-huit ans, était la fille du bourreau. Autour, des dizaines d’Alicia, des dizaines d’Isabella marchaient, la tête pleine de projets, amoureuses peut-être comme son Alicia et le jeune Xavier qui rêvaient de changer le monde. Le père accourait au-devant de son enfant.
Ana serra le petit revolver au fond de sa poche. C’était le moment de tirer. Le père entoura d’un bras protecteur les épaules de sa fille. Elle se dégagea d’un geste brusque. Ils eurent une vive et brève discussion, puis Isabella tourna les talons et passa devant Ana, si près qu’en avançant la main, elle l’eût frôlée. Ana avait tout le temps de viser et de tirer. Elle ne le fit pas. Il y avait, dans les yeux pleins de colère et de révolte de cette jeune fille, l’expression même de la rébellion qui un jour avait enflammé Alicia et l’avait menée si loin dans ses rêves d’un monde nouveau qu’elle n’était pas revenue. La jeune insoumise d’aujourd’hui était menacée par le même bourreau : l’expression furibonde de son père était claire. Il suait la haine. Sur le seuil de la liberté, la jeune femme n’hésita pas, ne se retourna pas. Ana ne la mit pas en joue. Elle dévisagea le tortionnaire de sa fille qui se détourna, méprisant ; il ne l’avait pas reconnue.
Puis, elle suivit Isabella un long moment. Un jeune homme vint la rejoindre. Ils marchèrent ensemble dans la lumière déclinante : c’était le crépuscule. Au pied d’un immeuble vétuste, la jeune femme sortit des clefs. Elle était, semblait-il, chez elle à présent dans cet appartement. Ana poursuivit sa route, entra au café, posa peu de questions, assez pour apprendre du patron bavard que le jeune couple emménageait le jour même. Lorsqu’elle sortit, elle s’arrêta au pas de la porte... à la fenêtre, elle vit Isabella qui soignait un géranium rouge. Encore une fois, elle eut pu tirer : encore une fois, elle ne tira pas.
Ana était sereine en rentrant chez elle : la jeune fille n’allait pas mourir de sa main. Peut-être, un jour, tuerait-elle le monstre. Ce serait sans larmes, sans révolte. Ce serait la fin logique, sa réponse à l’absurdité.
Dans sa boite aux lettres, un document l’attendait, portant l’entête d’une agence internationale installée au pays il y a deux ans pour retracer les disparus d’une époque chaotique où la vie d’Ana avait sombré. Le cœur dans les tempes, elle déchira l’enveloppe, puis elle revint à la réalité : on lui confirmerait probablement qu’Alicia était morte, voire qu’on avait identifié son corps parmi les milliers ensevelis dans le charnier trouvé à l’Est de la ville, près de la prison Wellington. Lorsqu’elle releva son visage blême, reflet de la feuille blanche qui tremblait entre ses doigts, de grosses larmes coulaient sur ses joues flétries.
« Madame Ana Mendez
Les échantillons de sang que vous avez fournis afin de retracer le cadavre de votre fille disparue le 15 octobre 1985, ont été versés dans les Fonds de Recherche des Parents Disparus. Grâce à l’équipe de médecins et de coopérants internationaux travaillant avec la Ligue des droits de l’homme, par recoupement d’A.D.N., nous avons établi hors de tout doute raisonnable que Mademoiselle Isabella Mendez, née le 2 mai 1986 à la prison Wellington, est votre petite fille. Celle-ci était d’ailleurs à la recherche de sa mère naturelle. Elle vit présentement chez Monsieur et Madame Lopez, 2, avenue des Acacias. Monsieur aurait recueilli l’enfant dès sa naissance alors qu’il travaillait à la prison Wellington. La procédure légale visant la restitution de l’identité véritable de Mademoiselle Mendez sera entamée, à sa demande, le 27 septembre prochain, au palais de Justice de... Votre petite fille attend que vous la contactiez. Madame Rivas, de notre organisation, vous fournira ses coordonnées ... »
Manon Ann Blanchard
Le vent d’Andréa
Nous étions quelques vieux amis assis à la terrasse d’un café. C’était la fin de l’été, l’aboutissement d’une journée ensoleillée et sans nuages. Nous ne nous étions pas vus depuis longtemps et, dans la lumière qui nous fardait d’or, nous nous retrouvions pareils aux souvenirs que nous avions gardés de notre groupe uni, disparate, émouvant aussi. Nous étions tous là. Il ne manquait qu’Andréa. Son absence semait sur nous une ombre qui atténuait jusqu’aux rayons du soleil éclatant. Nous buvions. Nous bûmes donc à Andréa, que l’on n’avait pas réussi à joindre.
En portant mon verre à mes lèvres, je fus éblouie par la réminiscence du sourire d’Andréa, radieux, ce sourire humide, découvrant un soleil de dents éclatantes sur une bouche saine, ce sourire qui faisait éclosion dans son visage comme une fleur hâtive et lui fermait les yeux de bonheur. Un long instant, je fus habitée par Andréa, par sa beauté brune, noire et blanche et je me tins hors du groupe qui festoyait bruyamment.
En regardant le ciel et en me demandant où elle pouvait bien être, je vis la première les nuages envahir le ciel au loin. La bourrasque se leva, soudaine, violente, incongrue dans cette fin de journée torride. Je vis l’orage crever au Nord de la cité. J’étendis la main, la posai sur le bras d’un ami, montrai le ciel et toute la bande ramassa ses effets en grande hâte pour se ruer à l’intérieur.
Je demeurai quelques temps sur le pas de la porte, accueillant l’orage, sa caresse de bruine sur ma joue, la fraîcheur enfin arrivée sur le macadam chauffé à blanc et je remerciai ce que j’appelai en moi-même : le vent d’Andréa.
La soirée s’étira autour d’un café puis nous nous dispersâmes.
***
Le lendemain, le surlendemain, je songeais encore à Andréa sans prendre le temps de passer à l’acte, de prendre le téléphone et de l’appeler. Puis, le deuxième soir, je le fis et une voix familière m’annonça, en peu de mots, le suicide d’Andréa. Il avait eu lieu en cette soirée même où nous avions festoyé en déplorant son absence.
Les mots perdirent pour moi toute signification. Je refusai viscéralement de leur accorder la moindre signification. Mais ils s’infiltrèrent tout de même jusqu’à ma conscience et je me mis à trembler. Je sortis dans le soleil brûlant et je m’adossai au mur pour contempler la ville qui me sembla vidée de quelque chose de fondamental. Je sus alors que pour toujours je serais en deuil du sourire d’Andréa.
J’ai eu le bonheur de le déclencher facilement. Y-a-t-il un nom pour la complicité qui nous habitait ? Suffit-il de dire que lorsque l’une parlait, il arrivait à l’autre de terminer sa phrase ? La plupart du temps, nous nous taisions ensemble. Le monde est plus pauvre sans le sourire d’Andréa.
J’ai fait ce soir-là l’inventaire de ce que j’avais d’elle ; quelques boîtes, des papiers qu’elle m’avait donnés à garder, des photos également, d’elle et d’hommes qu’elle avait aimés. Puis vint la révolte et la colère et cette question qui nous hante tous devant la mort : pourquoi ?
J’ai trouvé des bribes de réponses dans ces boîtes, dans ces lettres que j’ai failli déchirer de mes mains crispées. Je n’en livre qu’une. C’est un texte, le brouillon d’une lettre que quelqu’un, quelque part, a dû recevoir il y a dix ans. Plus vraisemblablement ne l’a-t-il pas reçue : je crois qu’Andréa écrivait pour elle-même, pour nommer ce qui la tuait.
***
« ...Tu sais, je suis une femme grave. Rien en moi n’est anodin : les gestes que je fais, les regards que je lance, mes paroles roulées par une voix rauque, mes silences. Tout cela porte un sens, portant son poids lourd de sens. Je ne sais pas vivre, simplement. Tu n’en sais rien mais je t’ai dit adieu. Je ne veux pas te faire périr, toi vif, toi ardent, sous le poids de cette signifiance qui m’étouffe et m’entrave. Je sais déjà qu’ils ne céderont pas ces liens, ces interdits butés et réfractaires qui me clouent au sol. Je me tais, j’offre ma nuque à tes doigts frémissants et je ferme les yeux pour que tu ne voies pas que j’ai fermé les portes de mon âme. Je ne veux pas que tu m’aperçoives, prisonnière engluée dans les bourbiers de mon passé.
Évidemment, le cœur, l’âme, ça saigne, ça souffre, on voit aussi quelquefois les larmes sur le joues. Il faut taire la douleur, empêcher qu’elle se répercute d’onde en onde vers toi. Je t’ai rencontré trop tard et je gis, désemparée, enfermée dans une armure trop grande et en mille endroits lacérée, brisée juste assez pour que je te contemple mais pas suffisamment pour me permettre de m’échapper.
Va. Tu ne dois pas savoir que je hurle ma douleur. Tu ne dois entendre que la petite chanson surannée qui erre sur mes lèvres. »
***
Je ne suis pas allée au salon funéraire, pas allée à l’Église, pas allée au cimetière. J’ai suivi les sentiers qu’Andréa aimait, de la forêt au bitume de la ville, pour tenter de comprendre et je n’ai rien compris. L’Andréa de mes souvenirs n’avait pas plus de rapport avec celle qui avait écrit ce texte que son sourire n’en avait avec la mort. Je n’ai pas voulu savoir comment elle est morte car je crois qu’elle est morte armée, noyée, soudée à ses armes et à son armure et incapable de plonger dans le flot de la vie. Pourtant son sourire a contenu, tout le long des années où elle nous l’a offert, toute la lumière des êtres incandescents de la passion d’exister.
Puis je cessai de vouloir l’expliquer, mon amie, mon énigme, et sur les sentiers où elle était passée, sur les trottoirs du quartier où nous fûmes voisines, je la retrouvai, svelte, leste, vive, l’image vagabonde de celle que je cherchais.
La colère et la révolte m’abandonnèrent, le vent se leva, la pluie tomba à nouveau sur la ville aride. Je restai assise devant cette école où elle m’avait souri pour la dernière fois, alors que soufflait sur mon visage le vent d’Andréa.
Manon Ann Blanchard