Tiré de Alternatives économiques.
Sous couvert d’anonymat, un représentant d’Amazon remet en cause la version d’Elodie Kahit, et lui reproche de surfer sur la vague de l’émission Cash investigation du 26 septembre qui a mis en lumière les conditions de travail chez Lidl et Free. Pourtant, ces accusations, déjà formulées publiquement par la déléguée syndicale, n’ont pas donné lieu à des poursuites pour diffamation.
Accélération des cadences
Ce qui ne signifie pas non plus que l’interdiction d’aller trop souvent aux toilettes soit une pratique institutionnalisée pour les quelque 5500 salariés permanents revendiqués par le géant américain du commerce en ligne qui vient d’inaugurer un site de tri, à Boves, en Picardie et qui ouvrira encore un nouvel entrepôt l’année prochaine, à Brétigny-sur-Orge. « Qu’on m’empêche d’aller aux toilettes, ça ne m’est jamais arrivé », affirme pour sa part Enora1, 22 ans, intérimaire qui a quitté l’entrepôt de Montélimar l’an passé après une tendinite au bras, sur lequel elle dit avoir « reforcé ». Elle déclare avoir été amenée contre son gré à faire du « packing », c’est-à-dire assembler des produits dans des cartons, alors qu’elle voulait rester mobile.
Quelle que soit la méthode employée, c’est surtout l’accélération des cadences qui est régulièrement pointée par syndicats et salariés de la filiale Amazon France logistique qui a réalisé sur la seule activité des entrepôts 297 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2016, le groupe ne communiquant pas sur ses résultats globaux2.
Des griefs que l’on retrouve aussi dans le livre d’immersion En Amazonie. Infiltré dans le « meilleur des mondes »3. Les managers d’Amazon sont, selon nos informations, formés quelques semaines au siège social européen, au Luxembourg, à la culture de la marque. Outre les rappels à l’ordre par les managers, Amazon envoie également des « courriers de sensibilisation » au domicile des salariés pour pointer leur manque de productivité et appeler à augmenter la cadence.
Dans l’une de ces lettres adressée à un salarié opéré à la cheville, que nous nous sommes procurée, la direction écrit : « Nous vous appelons à ne pas prendre de pauses déraisonnables [...], en l’absence de quoi nous serions contraints d’en tirer les conséquences. » Amazon nie pourtant l’usage de « menace ». Un courrier qui intervient alors que, sur le site de Chalon, les pauses ont été réduites, selon les syndicats, de deux de 20 minutes à une seule de 30 minutes l’année dernière.
Un métier à risques
Didier Morin, chercheur au département hygiène-sécurité-environnement de l’université de Bordeaux, n’est pas étonné que les salariés se plaignent autant de leurs conditions de travail. « La répétitivité de gestes mal réalisés, les postures contraignantes et mal adaptées dues au cadences imposées sont des facteurs de pénibilité qui favorisent des problèmes de santé. L’homme n’a pas le système musculo squelettique adapté pour tenir comme préparateur de commandes », indique-t-il. Tendinites et sciatiques sont ainsi fréquentes.
Chez Amazon, les cadences imposées peuvent être différentes chaque jour, les salariés ne les connaissent pas avant d’arriver le matin. Mais en moyenne, les préparateurs de commandes savent qu’il leur faut collecter 150 colis par heure. Jean-Claude Delgènes, fondateur et dirigeant de Technologia, entreprise spécialisée dans la santé au travail, dont l’entreprise a été amenée à intervenir dans des centres de tri d’autres entreprises, pointe le stress induit : « On transforme les individus en automate, l’être humain a besoin de s’aménager des plages de liberté. »
Enora parle d’une « routine pénible ». « Les gens deviennent obsédés par leur prod, ils ne parlent plus que de ça », ajoute-elle. Les managers viennent ainsi trouver les salariés pour leur donner leur production de la veille et les encourager à faire plus. « Cela met une pression incroyable, j’ai pas dormi cette nuit », raconte Elodie Kahit.
Contrairement à Lidl, les salariés d’Amazon ne portent pas un casque à commande vocale mais un scanner fixé au poignet, qui s’allume en vert, quand les cadences sont respectées, en rouge ou en noir, quand ce n’est pas le cas ou quand le salarié s’est arrêté trop longtemps. « Le scanner favorise les troubles anxiogènes », explique Didier Morin. Les manques de sommeil, burn-out et dépressions seraient ainsi fréquents. « Le management intermédiaire, dans les entrepôts, est conscient de la pénibilité mentale, affirme le dirigeant de Technologia. Mais il fait face à des injonctions rationnelles de rentabilité au plus haut niveau. »
Dans cinq entrepôts d’Amazon, les accidents du travail avec arrêt sont par ailleurs en hausse. Leur nombre a quasiment doublé entre 2013 et 2015, passant de 105 à 202, alors que les effectifs n’ont cru que de 37%. De plus, les syndicats redoutent que beaucoup d’employés viennent travailler tout en étant souffrants. car contrairement à une pratique en vigueur dans une majorité d’entreprises privées, Amazon ne compense pas les trois jours de carence prévus par la loi en cas d’arrêt maladie.
Une politique de turnover délibérée ?
Ces accidents et troubles de santé causent un turnover très important des salariés. En 2015, 247 personnes ont quitté la filiale logistique d’Amazon (sur un effectif de 2248 salariés). 64 ont démissionné, 46 ont signé une rupture conventionnelle, 103 ont été licenciées « pour d’autres causes »... Le bilan social de l’entreprise qu’Alternatives économiques a pu consulter mentionne que 14 salariés ont été déclarés définitivement inaptes à leur emploi par le médecin du travail (19 en 2014) et 20 ont été reclassés dans l’entreprise à la suite d’une inaptitude (2 en 2014).
« Les gens pas satisfaits, on les pousse vers la sortie », déplore Alain Jeault, délégué syndical central CGT pour Amazon. Selon le bilan social , plus de la moitié des effectifs travaillent depuis moins de trois ans. Par ailleurs, le nombre d’intérimaires peut atteindre, selon les périodes, deux tiers des effectifs. Amazon a lancé le recrutement de 7500 intérimaires en France pour la période de Noël, gros pic d’activité pour ce mastodonte de la vente en ligne.
Elodie Kahit abonde : « Toutes les personnes avec qui je travaillais au début sont parties » L’entreprise favorise-t-elle une politique de turnover des salariés plutôt que d’amélioration des conditions de travail ? « Ce serait plutôt tout le contraire, affirme le géant américain qui a répondu à nos questions par mail. Notre activité repose sur les femmes et les hommes, c’est pourquoi nous investissons dans l’humain et dans leur expertise. C’est notamment ce que reflète l’augmentation de 33% de notre nombre de CDI en 2016 par rapport à 2015. »
L’entreprise a pourtant mis en place un programme baptisé « The Offer », qu’elle propose une fois par an à tous ceux qui souhaitent quitter Amazon pour réaliser « d’autres projets professionnels ». Les candidats au départ reçoivent entre 2000 et 8000 euros en fonction de leur ancienneté. « Il ne s’agit absolument pas d’une politique de turn-over », affirme la communication du groupe.
Ce n’est cependant pas l’avis des syndicats qui pensent que ce dispositif pourrait être supprimé. A la faveur notamment de la réforme du droit du travail, qui facilite les licenciements en instaurant la barémisation obligatoire des indemnités prud’homales. A moins de deux ans d’ancienneté, les salariés ne peuvent plus en effet prétendre qu’à un mois de salaire de dommages et intérêts si leur licenciement est jugé sans cause réelle et sérieuse. Or en moyenne, les salariés d’Amazon gagnent 2245 euros bruts par mois…
Notes
1. Le prénom a été modifié
2. Amazon ne communique pas son chiffre d’affaires global pour la France, issu de la vente de marchandises. Dans un article de LSA, le cabinet Morgan Stanley estime ce CA à 4,4 milliards d’euros pour 2016, « auxquels s’ajoute l’activité de place de marché, ce qui représenterait un in fine un volume d’affaires global d’environ 8 milliards d’euros »
3. De Jean-Baptiste Malet, Fayard 2013
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