Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

LGBT

Transphobie sous couvert d’écologisme

Le texte ci-dessous est une réaction à l’article intitulé « La différenciation sexuelle comme fondement » paru en octobre 2018 dans le numéro spécial de la revue Kairos « Illimitations. Transhumanisme, capitalisme numérique, déni de la différence des sexes, nucléaire... ». Cet article a été republié le 28 février 2020 sur le site internet de Kairos [1]. Il est signé Alexandre Penasse, rédacteur en chef du journal.

tiré de :CADTM-Infolettre] Dette du Tiers Monde, Campagne dette, Belgique, Rencontres d’automne du CADTM...De CADTM infolettre <bulletin-cadtm@cadtm.org

{{Remarques préalables du CADTM Belgique}}

L’article d’Alexandre Penasse intitulé « La différenciation sexuelle comme fondement » - vis-à-vis duquel le texte publié ci-dessous constitue une réaction - a posé de sérieux problèmes au CADTM Belgique (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes).

Le CADTM collabore positivement avec Kairos depuis plusieurs années, sur les sujets liés à la décroissance, à la finance et à la dette

Mais pour le CADTM, adopter de telles positions, surtout quelles sont signées par le rédacteur en chef du journal, est inacceptable à de nombreux égards (omission de l’existence des personnes intersexuées ; propos empreints de transphobie ou de masculinisme ; confusion volontaire entre sexe et genre ; affirmation selon laquelle les féministes voudraient nier la « réalité biologique » ; légitimation de l’existence du patriarcat ; négation de la diversité au sein des vécus et mouvements trans* ; délégitimation des luttes féministes et LGBTQIA+ …).

Le CADTM est une organisation dont les textes fondateurs et les luttes se veulent anticapitalistes, écologistes, antiracistes et féministes : toutes ces luttes sont pour nous imbriquées et ne peuvent donc être hiérarchisées, encore moins opposées.

Après plusieurs discussions au sein de notre organisation, nous décidons d’arrêter notre collaboration avec le journal Kairos tant qu’il continuera de défendre et publier de telles positions.

{{Objectif de ce texte }}

La thèse de l’article d’A. Penasse est la suivante. La différence sexuelle entre les hommes d’un côté et les femmes de l’autre serait un des fondements de nos sociétés. Or, aujourd’hui de plus en plus de personnes nieraient cette donnée « naturelle » grâce aux technologies médicales. Ce serait en particulier le cas des personnes trans*, dont les « changements de sexe » se révèleraient être une illustration du refus des limites « inhérentes à notre nature ». Ce refus ou ce dépassement de limites serait, toujours selon Penasse, symptomatique du capitalisme.

La position défendue dans cet article n’est malheureusement qu’une illustration parmi d’autres d’une position présente dans plusieurs mouvances se définissant comme écologistes. Si nous avons pris le temps d’écrire cette réaction, c’est parce que laisser ce genre d’analyses sans réponse nous semble être une erreur politique. Nous ne voulons pas laisser l’écologie radicale aux mains de personnes qui s’en servent comme prétexte à des raisonnements fallacieux, haineux, réducteurs et réactionnaires. L’objectif de ce texte est donc d’exprimer et de détailler notre désaccord, en espérant avant toute chose que ces quelques réflexions et outils puissent être utiles à d’autres.

Nous ne sommes pas des personnes trans*, et nous ne voulons nous approprier ni un combat ni une parole, mais nous écrivons ce texte depuis une position de militant·es se voulant allié·es des mouvements LGBTQIA+ [2], et plus généralement de personnes refusant la destruction des conquêtes féministes.

Nous développons ci-dessous différents points sur lesquels nous sommes en désaccord avec l’article en question.

Tous les mots ou passages entre guillemets et italique sont d’Alexandre Penasse.

{{ Le dimorphisme sexuel [3] strict n’existe pas. Les personnes intersexuées [4], elles, existent}}

Une des idées centrales du texte d’Alexandre Penasse est tout simplement fausse. Selon lui, le dimorphisme sexuel serait la base de nos sociétés, permettant de justifier la distinction binaire entre hommes et femmes.

Pourtant, le dimorphisme sexuel chez les êtres humains est accompagné, comme chez de nombreuses autres espèces, d’un continuum de ressemblances qui ne peuvent être niées et sont une réalité biologique. Joan Roughgarden et Bruce Bagemihl en font un inventaire détaillé dans leur travail scientifique. Les exemples vont des lionnes à crinières, aux mouflons « efféminés » en passant par les cloportes intersexués et les variations entre mâles chez les saumons.

Chez les êtres humains, l’existence des personnes intersexuées – dont l’article ne fait aucune mention – se révèle justement une illustration de ce continuum de caractéristiques sexuelles. L’auteur passe sous silence les mutilations chirurgicales (non vitales) que ces personnes subissent enfants (voire bébés) pour rendre leurs corps conformes à cette binarité. Dans ce cas, il n’y a plus de remise en cause par l’auteur de l’emprise de la techno-science sur la « nature ». La biologie, dans ce cas, n’a semble-t-il pas à être sauvegardée…

Pour aller plus loin sur le mythe du dimorphisme sexuel strict :
> Voir le spectacle « La Nature contre-nature (tout contre) », qui met en scène les travaux de l’écologue et biologiste J. Roughgarden

Pour aller plus loin sur les vécus et luttes des personnes intersexuées :
> Voir les divers outils et ressources mis à disposition par l’association Genres Pluriels.
> Voir le podcast de Camille « Médecine, la fabrique des corps ».
> Voir la pièce de théâtre « MDLSX » de la compagnie italienne Motus.

La « nature » n’est ni fixe, ni immuable, ni neutre

L’auteur du texte renvoie régulièrement à « la nature » entendue comme quelque chose de fixe, immuable et intrinsèquement désirable : «  cette idée [celle qu’il n’y a pas deux sexes] prend de l’importance, reflet d’une forme de domination qui se voudrait totale de la culture sur la nature  ». Or cette conception, très occidentale, est fallacieuse et problématique au moins à deux égards.

D’une part, il n’existe pas de choses naturelles et d’autres qui ne le seraient pas. Cette distinction entre la nature (figée) et la culture (évolutive) apparaît comme vision dominante dès le XVIe siècle avec l’avènement du capitalisme : ce qui appartient à la « nature » serait inférieur à ce qui appartient à la « culture ». Cette vision du monde perdure aujourd’hui et ne peut conduire qu’à l’exploitation de ce qui est présenté comme naturel.
Cette séparation nous empêche en réalité de penser un monde où notre rapport au reste du vivant ne serait pas celui de la destruction et où l’interdépendance des êtres vivants serait prise en compte [5].

Soulignons, pour que les choses soient claires, que nous ne voulons pas dire par là que les êtres humains devraient « s’arracher à la nature », autre pendant de la vision occidentale de la « nature ». Il s’agit au contraire de penser et d’appréhender le vivant tel qu’il est : diversifié. La plupart du temps, les scientifiques occidentaux ont collé leur représentation de ce qui est naturel ou ce qui ne l’est pas sur leurs observations. À titre d’illustration, prenons les observations biaisées de zoologues d’un groupe de pingouins vivant au zoo d’Edimbourg dans les années 1920. En effet, les pingouins ont été catégorisés mâles ou femelles en fonction de leurs orientations sexuelles supposées (les zoologues partaient du postulat qu’ils étaient « hétérosexuels »). Or, il s’est avéré que presque toutes les attributions étaient fausses : beaucoup de ces couples étaient « homosexuels » [6].

D’autre part, le texte est fondé sur un appel omniprésent à la nature, c’est-à-dire sur la conviction que ce qui est naturel (ou plutôt ce qu’on veut voir comme soi-disant « naturel ») serait forcément bon et souhaitable. Il faut bien rappeler que soutenir l’idée que la prétendue « nature » doit guider nos comportements est une croyance. Dit autrement, tout ce qui est biologiquement déterminé n’est ni neutre ni forcément souhaitable. Yves Bonnardel a montré qu’il s’agit surtout d’une position dangereuse en ce qu’elle dépolitise les enjeux, car non seulement on trouve de tout dans la nature (de la torture, des viols et des meurtres aussi), mais surtout cela permet de couper court à toute question politique en la renvoyant à une « nature » prétendument neutre.

Pour aller plus loin sur la critique de la notion fixe de « nature » :
> Voir les travaux de Philippe Descola et d’Eduardo Viveiros de Castro.
> Voir l’article de Yves Bonnardel : « En finir avec l’idée de nature, renouer avec l’éthique et la politique », 2011.
> Voir le livre de Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si... on leur posait les bonnes questions ?, Empêcheurs de penser en rond, coll. La Découverte, 2012.

Le sexe est différent de l’identité de genre

L’ensemble de l’article d’Alexandre Penasse repose sur une confusion entre sexe et genre... et plus largement sur un mépris des recherches et combats féministes. «  Si je suis femme/homme à la naissance, que, tout à fait légitiment, je peux par la parole nier ce fait biologique (…) », « dès lors que [l’enfant] entend depuis son plus jeune âge que son sexe n’est pas un attribut biologique mais une variable modifiable et qu’il pourra en changer s’il le désire (…) ».


Le sexe est une donnée biologique alors que l’identité de genre est une construction sociale. La phrase emblématique de Simone de Beauvoir «  on ne naît pas femme, on le devient  » a été écrite en 1949... et il se trouve toujours des auteurs pour faire croire que les féministes voudraient nier la « réalité biologique ». Alors qu’il s’agit de souligner que ce ne sont pas nos vagins ou nos utérus (lorsqu’on en a) qui font de nous des femmes assignées à des rôles bien particuliers dans la société, mais bien le patriarcat [7] qui a besoin de faire correspondre un sexe (figé, unique, sans diversité – quitte à nier la réalité biologique) à un genre (qui correspond à des normes auxquelles il faut se conformer). Il n’y a pas deux sexes mâle/femelle qui correspondent à deux genres hommes/femmes. Or, tout le propos de l’auteur nie ceci. L’existence et les parcours des personnes trans*, non binaires ou de genre fluide [8] illustrent bien cette assignation d’une identité de genre sur base d’un sexe biologique et le fait qu’il existe en réalité une infinité de combinaisons sexe/genre. Un enseignement que l’auteur aurait également pu tirer d’autres cultures ou sociétés, dont l’étude nous montre que le système rigide et binaire de sexe-genre dont nous héritons en Occident n’est en rien universel mais correspond bien à un espace-temps spécifique. L’illusion d’universalité de ce système est entretenue par le fait que la colonisation a activement combattu les variations multiples de genre et de sexualité présentes dans un grand nombre de sociétés non-occidentales, au prétexte de les civiliser [9]. Bien qu’écrasés, beaucoup de ces identités ont résisté et se réaffirment aujourd’hui. Nous pouvons citer l’exemple des personnes Two-Spirit au sein de tribus amérindiennes, des Muxe dans la culture Zapotèque au Mexique, des Hijras en Inde, au Pakistan et au Népal ou encore du peuple des Bugis en Indonésie qui reconnaît cinq genres différents.

Cette confusion (volontaire) entre genre et sexe permet en réalité de naturaliser et de hiérarchiser des rôles sociaux, ce qui est précisément la démarche pratiquée par le discours patriarcal. Pour l’auteur, un « changement de sexe » signifierait donc automatiquement la remise en cause d’un ordre social qu’il prétend naturel et désirable, alors que celui-ci est construit et produit toute une série d’oppressions sexistes.

Il n’est pas non plus inutile de rappeler que refuser des normes de genre n’est absolument pas la même chose que « changer de sexe ». Dans son exercice de confusionnisme, Alexandre Penasse mélange en effet des notions distinctes, à savoir les traits biologiques à la naissance, l’identité de genre, mais aussi l’expression de genre, qui n’est pas nécessairement alignée aux deux notions précédentes. Par exemple, une personne assignée homme à la naissance et se reconnaissant dans cette identité peut désirer se vêtir ou se comporter d’une manière qui sera jugée « féminine » sans que cela n’affecte son identité. Au-delà des personnes trans*, des thèses telles que celles d’A. Penasse visent en fait à confiner tout le monde dans des identités et des expressions rigides et fermées, sous couvert de protéger un ordre naturel fictif.

Notons enfin que la focalisation de l’auteur sur « LA » chirurgie (« le changement de sexe », qu’il qualifie sans cesse de « délire ou de « fantasme ») ignore complètement la diversité au sein des vécus et mouvements trans*. Comme le rappelle Genres Pluriels : «  ‘Changer de sexe’ est impossible car le sexe d’une personne est déterminé par de nombreuses caractéristiques biologiques (génétiques, phénotypiques, endocriniennes, etc.) et non pas uniquement par l’apparence des organes génitaux. Or, on ne peut pas agir sur toutes. D’autre part, toutes les personnes trans* ne désirent pas forcément modifier leur apparence. Dire que les personnes trans* ‘changent de sexe’ est donc inapproprié dans tous les cas. On préférera dire ‘changement de genre’. »
A. Penasse laisse pourtant croire que toutes les personnes trans* veulent ou peuvent être opérées et qu’il n’existerait qu’un seul type d’opération, et plus largement qu’une seule manière d’être trans*. Au-delà du fait que ces actes chirurgicaux ne sont pas financièrement accessibles à un grand nombre de personnes trans* [10], les raisons et réalités de ces opérations sont multiples et font partie d’un processus de transition beaucoup plus large pouvant impliquer ou non, selon les trajectoires, une transition « sociale » auprès de ses proches, une transition « légale » auprès de l’administration, un changement dans l’expression de genre, un traitement hormonal ou des opérations chirurgicales.

Pour aller plus loin sur la diversité des vécus et parcours trans* :
> Voir l’épisode 3 « Uniques en leur genre » du podcast LDS de France Culture « Les transidentités, racontées par les trans ».

Non « la place du père » n’est pas déclinante

Le texte n’en finit pas de s’épancher sur la « place du père » qui serait à la fois « niée », « déclinante », alors que lui seul serait à même de fixer les limites nécessaires à toute vie sociale. Ces comportements qu’A. Penasse associe au père ne sont pas liés au fait d’avoir un sexe masculin mais bien à des normes de genre, résultant d’une (très) longue construction sociale.
La peur sous-jacente à ce texte semble bien être que « l’homme ne serait plus nécessaire que comme breloque fonctionnelle », citation que l’auteur emprunte dans son texte. On a là affaire à un thème central des discours masculinistes [11] les plus classiques. Sur ce point aussi, l’ethnocentrisme [12] de l’auteur est sidérant : les sociétés où le père n’a pas cette fonction, où la famille n’a pas la même forme qu’en Occident, ne sont sans doute pas dignes d’intérêt pour lui. De nombreux travaux ici aussi peuvent être consultés par les tenants du rôle du père comme poseur de limites et leur permettraient de prendre en compte la diversité des sociétés humaines sur ces questions [13]. L’auteur préfère les jugements à l’emporte-pièce et privilégie la confusion chaque fois que cela est possible. Il va ainsi jusqu’à faire de l’absence du père une des raisons des actes terroristes et un facteur de construction de subjectivités néolibérales parfaites pour le capitalisme. «  Cet affaiblissement de la fonction paternelle sonne comme la négation de ce qui faisait la spécificité de la fonction paternelle, effaçant son rôle qui n’était pas moins que celui de permettre le détachement fusionnel de l’enfant à la mère et de le faire entrer ainsi dans le monde du langage. Cette distinction rompue, l’enfant se maintiendrait plus longuement dans une phase pré-œdipienne, créant de nouvelles subjectivités néolibérales parfaitement congruentes avec l’économie capitaliste ».


On notera par ailleurs que cette description du modèle de développement psychologique de l’enfant (comme s’il n’y en avait qu’un…) décrit dans le texte (nécessitant un père soi-disant seul à même de poser de nécessaires limites) est ouvertement homophobe, comme en témoigne cette autre citation empruntée par l’auteur «  le discours largement diffusé de la toute-puissance aidant, un certain nombre [d’homosexuels] se sont mis à croire qu’ils pouvaient avoir des enfants et entrer ainsi gentiment dans la norme bourgeoise ou petite-bourgeoise : papa, maman, enfant  ». Le couple hétérosexuel serait pour l’auteur – qui n’en n’est pas à une contradiction près – la seule possibilité de créer une famille alors que des familles non basées sur un couple hétérosexuel existent partout et de tous temps, y compris chez d’autres animaux.

Les personnes LGBTQIA+, leurs luttes et leurs vécus ne sont pas des symptômes du capitalisme


Ceci posé, nous voulons souligner le caractère transphobe de la posture qui consiste à présenter « la » chirurgie permettant de « changer de sexe » comme symptomatique de la non-reconnaissance des limites par le capitalisme : «  la négation de la différence des sexes ne s’inscrit pas seulement comme conséquence supplémentaire du refus des limites propre à nos sociétés libérales, mais en est également un puissant déterminant  ». De là découle la considération -plus ou moins explicite - des mouvements LGBTQIA+, non pas comme luttes secondaires comme tendent à le considérer encore trop de mouvements anticapitalistes, mais carrément comme des adversaires politiques : «  ces combats chimériques ne servent le plus souvent qu’à occulter les vraies luttes d’émancipation  ».

Les mouvements et luttes LGBTQIA+ sont multiples : il en existe des radicalement anticapitalistes, d’autres qui ne se positionnent pas par rapport à ce système et d’autres qui jouent clairement le jeu du capital. Comme dans tous les domaines de luttes par ailleurs (les écologismes, les antiracismes, les féminismes...). Il n’y a pas de liens automatiques ni spécifiques entre capitalisme et mouvements LGBTQIA+. En quoi reconnaître l’existence de la diversité des sexes et des genres serait-il un obstacle à, par exemple, la réappropriation des moyens de production ?

De plus, Alexandre Penasse utilise la rencontre - décrite comme soi-disant « bienheureuse » - entre « le marché » et les revendications des personnes trans*, ou celles des couples homosexuels désirant avoir des enfants, pour délégitimer celles-ci. Est-il nécessaire de rappeler que le marché récupère tout ce qu’il peut, y compris les relations humaines, le soin aux autres, l’éducation ou l’art ? Est-ce que cette récupération en fait, par essence, des enjeux au service du capital ? Le greenwashing, le « capitalisme vert » ou le « développement durable » devraient interdire à toute personne sensible aux enjeux écologiques d’utiliser un argument aussi hypocrite.

S’opposer au transhumanisme n’implique pas de dénigrer les personnes trans*

Jouer sur la confusion, l’exagération, la généralisation (voire la désinformation) sont des procédés omniprésents dans ce texte ; où l’on assimile personnes homosexuelles et personnes trans*, où l’on prétend que revendiquer le droit et la légitimité de pouvoir choisir d’entreprendre (ou non) des démarches médicales, avec toutes les difficultés que cela peut comporter, est identique au fait de vouloir « changer de sexe » indéfiniment comme bon nous semble d’un jour à l’autre grâce au transhumanisme mortifère. «  il y a d’ailleurs à tout le moins un lien à établir entre le désir-volonté d’immortalité de ces nouveaux magiciens que sont les transhumanistes et les négateurs de la différence sexuée  ».
Il s’avère essentiel de s’opposer au transhumanisme (qui se conçoit et se développe au service des puissants et non des minorités opprimées), comme de poser la question des limites, mais certainement pas de cette manière. Non seulement cela augmente la violence sur des personnes déjà opprimées, mais en plus cela ne fonctionnera pas. Les résistances à la destruction capitaliste qui prétend en effet dépasser des limites infranchissables – et nous a ainsi mené·es à l’extinction massive en cours – ne peut se faire au nom d’une prétendue « nature » originelle qu’il faudrait respecter, ni au nom de l’ordre patriarcal. Il s’agit pour nous de contrer le transhumanisme, précisément au nom de la complexité du vivant et au nom des conséquences sociales inégalitaires que ce projet de société engendre.
Débattre des possibilités de reproduction d’une classe bourgeoise en bonne santé à base de sélections génétiques, par exemple, nous semble un enjeu de classe et d’écologie bien plus préoccupant que la possibilité pour un couple homosexuel d’avoir un enfant ou pour une personne trans* de disposer de son corps.

Pour aller plus loin sur une critique non réactionnaire du transhumanisme :
> Voir les travaux du philosophe Miguel Benasayag, notamment cet entretien « Augmenter l’humain, écraser le vivant » et cette conférence « L’importance des limites ».

Ce discours n’est pas anodin et sans conséquences

En réalité, l’antiféminisme, l’homophobie, l’omission de l’existence même des personnes intersexuées et la transphobie de ce texte ne sont pas anodins. Ces discours donnent une caution théorique à la violence à l’égard de ces personnes. Pour rappel, nous vivons dans un monde où le nombre de dépressions, suicides, maltraitances institutionnalisées, agressions et meurtres des personnes LGBTQIA+ reste très élevé et touche en particulier les personnes trans* et intersexuées : des multiples études menées aux États-Unis ou en France [14] indiquent par exemple que les taux de suicides sont 2 à 5 fois plus élevés chez les personnes LGB et jusqu’à 10 fois plus élevés chez les personnes trans*. Ces chiffres terribles étant directement liés à la violence des discours homophobes et transphobes véhiculés dans la société. Tout comme en matière de sexisme et de racisme, la violence ne s’exprime pas uniquement par l’agression physique ou verbale directe, mais également par un ensemble de discours oppressifs niant l’existence ou la validité de différents vécus ou appelant à un retour à la « norme naturelle ». L’article d’A. Penasse alimente non seulement ces violences mais en constitue une lui-même.

Utiliser l’écologie et la nécessaire critique de la technologie pour légitimer des violences transphobes affaiblit les fondements de notre pensée écologiste, censée être basés sur le soin que nous mettons dans nos relations aux autres et au reste du vivant. En le faisant depuis la tribune d’un journal se proclamant antiproductiviste et écologiste, Alexandre Penasse contribue un peu plus à rendre nos mouvements excluants. Puisque les différentes oppressions et luttes qui y répondent sont imbriquées, les nier ne peut que conduire aux déplacements des rapports de domination plutôt qu’à leur suppression. Combien de temps, d’énergies et d’alliances gaspillées par ces obsessions à attaquer et dénigrer les combats LGBTQIA+ et féministes ? Les conséquences en sont que notre vision de l’écologie est toujours plus étroite et étriquée, quand elle confond la défense du vivant avec les normes patriarcales occidentales et rend toute alliance politique avec les mouvements LGBTQIA+ et féministes impossibles alors qu’elles sont indispensables.

Notes

[1] Voir l’article en question : https://www.kairospresse.be/article/la-differenciation-sexuelle-comme-fondement/

[2] L’acronyme LGBTQIA+ renvoie à des identités de genres et des orientations sexuelles multiples et variées : Lesbiennes, Gays, Bisexuel·les, Transgenres, Queers, Intersexes, Asexuel·les, … Le « + » permet de signifier que ces identités et orientations sont plus larges encore. Le terme transgenres désigne les personnes qui se reconnaissent dans un autre genre que celui qui leur a été assigné à la naissance. Dans ce texte, nous utiliserons, dans le sillon de certains mouvements LGBTQIA+, le terme de « trans » accolée d’une astérisque afin d’inclure diverses identités et expressions de genres autodéterminées.

[3] Le dimorphisme sexuel est l’ensemble des caractéristiques morphologiques distinguant mâle et femelle d’une espèce.

[4] Les personnes intersexuées sont des individus nés avec des caractéristiques sexuelles (telles que les chromosomes, les organes génitaux, ou bien encore la structure hormonale) ne correspondant pas aux catégories mâle ou femelle, ou appartenant aux deux à la fois. Cette définition provient du Collectif Intersexes et Allié.e.s – OII France. On estime à 1,7 % de la population la part des personnes intersexuées, sachant que cette estimation est sous-évaluée. Voir :https://cia-oiifrance.org/2019/05/01/des-chiffres/

[5] À noter que d’autres dualismes hiérarchisés s’imposent à la même époque (femmes/hommes, corps/esprit, sauvage/civilisé…) participant également à justifier des processus de domination et d’exploitation.

[6] Vinciane Despret, « Q comme Queer - Les pingouins sortiraient-ils du placard ? » in Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions, La Découverte, 2014 (pour l’édition de poche), pp 180-190.

[7] Le patriarcat est l’ordre social fondé sur le pouvoir des hommes. Ce pouvoir repose sur une naturalisation des rapports inégalitaires entre femmes et hommes (dans les discours, l’accès aux ressources, l’exercice de la violence...).

[8] Non-binarité : spectre d’identités au sein duquel les personnes ne se définissent pas exclusivement au masculin ou au féminin. Genre fluide : dont le genre fluctue. Voir : https://www.lescheff.be/download/2201/

[9] Il est aussi important de rappeler que les lois condamnant l’homosexualité encore d’application dans des pays africains ou asiatiques sont héritées de la colonisation.

[10] En effet, le taux moyen de pauvreté et de non-emploi des personnes trans* s’avère supérieur au reste de la population, voir notamment l’étude « être une personne transgenre en Belgique ».

[11] Le masculinisme désigne des idées et des mouvements organisés qui cherchent à défendre les privilèges et les intérêts des hommes en tant que catégorie sociale. Ils affirment notamment être les « victimes » des « excès » du féminisme.

[12] L’ethnocentrisme consiste à regarder et interpréter la diversité du monde à travers les critères, valeurs ou normes spécifiques de sa propre société.

[13] Claude Meillassous, Nicole-Claude Mathieu, Maurice Godelier, Priscille Touraille ou encore Françoise Héritier.

[14] Voir notamment « les minorités sexuelles face au risque suicidaire » et « les personnes transgenres et le suicide »

Jérémie Cravatte

Milite au Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM) et travaille actuellement comme animateur chez Barricade à Liège (Belgique).

https://www.revue-ballast.fr/author/jeremie-cravatte/

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