Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le Monde

Résumé du livre de Noémie Klein chapitre par chapitre

Tout peut changer : Capitalisme et changement climatique

Ce texte est un long résumé du livre de Noami Klein, chapitre après chapitre. Très bien fait, il permet de bien comprendre les thèses de cette auteure. (PTAG)

Avant-propos : D’une manière ou d’une autre, tout est en train de changer

Si nous continuons à laisser les émissions de GES (gaz à effet de serre) augmenter d’année en année, le réchauffement planétaire va bouleverser notre monde. Pour que ce désastre se concrétise, il nous suffit de ne rien faire et de poursuivre sur notre lancée en attendant le salut des technologies ou en nous persuadant que nous sommes malheureusement trop occupés pour prendre la situation en main.

Mais si un nombre suffisant d’entre nous cesse de détourner les yeux et décide que le dérèglement climatique est une crise grave nécessitant une intervention de l’ordre du plan Marshall, elle sera perçue comme telle, et la classe politique n’aura d’autre choix que de réagir. Paradoxalement, cette crise pourrait devenir un catalyseur de changements bénéfiques et le meilleur argument pour faire valoir les revendications progressistes.

La crise du climat pourrait en effet offrir la possibilité de :

- rebâtir et raviver les économies locales

- libérer nos démocraties de l’emprise destructrice des géants du secteur privé

- empêcher l’adoption d’accords de libre échange et renégocier ceux en vigueur

- investir dans les infrastructures publiques (transports en commun, logement social)

- se réapproprier les services publics essentiels (énergie, eau)

- assainir le secteur agricole

- ouvrir nos frontières aux réfugiés climatiques

et ainsi mettre fin aux extravagantes inégalités sociales et territoriales qui déchirent le monde actuel.

Les émissions mondiales de dioxyde de carbone ont été plus élevées de 61 % en 2013 par rapport à 1990. L’échec de la conférence hautement médiatisée de 2009 à Copenhague a clairement montré que les dirigeants de la planète ne veulent pas s’occuper de ce problème et ne se soucient pas de notre survie.

En fait, les émissions augmentent si rapidement que, à moins d’un changement structurel radical de notre économie, l’objectif des 2 degrés est d’ores et déjà utopique. Les climatologues nous ont pourtant prévenus : « Un réchauffement de 4° est incompatible avec toute représentation raisonnable d’une communauté mondiale organisée, équitable et civilisée. » Il entrainerait d’innombrables catastrophes (hausse du niveau de la mer, vagues de chaleur, baisse des rendements agricoles, sécheresses, inondations, invasions de parasites, ouragans, feux de forêt, fonte du permafrost avec dégagement de méthane, etc.).

Alors pourquoi rien n’est fait pour prévenir ce désastre mondial ?

Si le nécessaire n’a pas encore été fait pour réduire les émissions, c’est parce que les politiques à mettre en œuvre sont incompatibles avec le capitalisme dérèglementé. Les mesures qui nous permettraient d’éviter la catastrophe et qui profiteraient à l’immense majorité de la population représentent une grave menace pour la minorité qui a la haute main sur l’économie, la sphère politique et les médias.

De fait, les difficiles négociations sur le climat se sont enlisées avant d’échouer lamentablement, alors que la mondialisation de l’économie a volé de victoire en victoire, établissant un cadre politique mondial qui garantit un maximum de liberté aux multinationales. Ses trois piliers sont bien connus : privatisation du secteur public, dérèglementation des marchés, et allègement du fardeau fiscal des entreprises financé par la réduction de la dépense publique. Les mesures climatiques les plus évidentes sont désormais considérées comme une hérésie politique, alors que l’exportation massive de produits sur de très longues distances (brûlant sans relâche des combustibles fossiles) et la généralisation au monde entier d’un modèle de production, de consommation et d’agriculture fondé sur le gaspillage (et sur l’utilisation massive de combustibles fossiles) paraissent normales.

Notre système économique est en guerre contre la planète et ses nombreuses formes de vie – y compris humaine. La bataille fait rage et, pour le moment, le capitalisme l’emporte haut la main. Notre dilemme est le suivant : soit nous laissons le bouleversement du climat transformer radicalement le monde, soit nous transformons radicalement l’économie pour éviter le bouleversement du climat.

Selon l’AIE (Agence Internationale de l’Energie), si les émissions ne sont pas maîtrisées d’ici 2017 (autant dire demain !), l’économie fondée sur les combustibles fossiles aura rendu irréversible un réchauffement extrêmement dangereux. « La fenêtre permettant de respecter l’objectif des 2 degrés est sur le point de se fermer. En 2017, elle sera fermée pour de bon. »

Première partie : Deux solitudes

1) La droite voit juste – le pouvoir révolutionnaire du changement climatique

Pour la droite climatosceptique des Etats-Unis, le changement climatique est un cheval de Troie conçu pour abolir le capitalisme et transformer le mode de vie américain, en redistribuant la richesse à l’échelle mondiale. Tous ses arguments ont depuis longtemps été rigoureusement réfutés mais, pour elle, la seule voie possible est celle du fondamentalisme marchand dont la tâche consiste à libérer les entreprises dans tous les pays, processus parachevé par les accords de libre-échange et la création de l’OMC.

Les climatosceptiques savent très bien que l’économie mondiale repose sur la consommation de combustibles fossiles et que cette forte dépendance ne peut être rompue par quelques timides mécanismes financiers. Cette rupture nécessiterait des interventions musclées comme l’interdiction généralisée des activités polluantes, l’octroi de fortes subventions aux solutions écologiques, l’imposition d’amendes salées aux contrevenants, l’instauration de nouvelles taxes, la mise en œuvre de nouveaux programmes de travaux publics, la renationalisation de sociétés privées, etc.

Le changement climatique fait donc voler en éclat l’échafaudage idéologique du conservatisme contemporain, et ses partisans voient juste quant à l’ampleur du changement requis pour prévenir la catastrophe (même s’ils croient qu’il s’agit d’un complot communiste). Ces fondamentalistes des énergies fossiles financent les scientifiques, les groupes de réflexion et les individus qui les soutiennent, les seules solutions proposées étant les technologies à haut risque de l’énergie nucléaire et de la « géo-ingénierie » fondées sur les raisonnements téméraires et à courte vue qui nous ont menés dans ce pétrin.

La culture qui triomphe en cette ère d’hégémonie du marché oppose les êtres humains au monde naturel, comme s’ils en étaient distincts, alors qu’ils en font tout simplement partie.

Pourquoi la gauche n’exige-t-elle pas l’arrêt de l’extraction débridée des énergies fossiles et une transition complète vers une économie s’appuyant sur les ressources renouvelables ? Pourquoi ne faisons-nous pas le nécessaire pour empêcher le réchauffement d’atteindre une ampleur catastrophique ? Parce que les climatosceptiques ont gagné la première manche. Le dénigrement de l’action collective et la vénération de l’appât du gain ont infiltré la quasi-totalité des gouvernements de la planète, les grandes organisations médiatiques, les universités, etc. Si nous n’avons pas encore relevé le défi, c’est parce que nous sommes emprisonnés – politiquement, physiquement, culturellement – et nous devons prendre conscience de l’existence de nos chaînes pour pouvoir nous en libérer.

2) Le commerce avant le climat – comment le fondamentalisme marchand contribue au réchauffement planétaire

La plupart des accords de libre-échange comportent une clause dite de « traitement réciproque » qui oblige leurs parties à ne faire aucune différence entre les biens produits par des entreprises locales et ceux produits à l’extérieur de leurs frontières par des firmes étrangères. Tout soutien à l’industrie locale devient donc illégal parce que « discriminatoire ».

Or, en matière d’énergie, il n’existe pas un libre marché à protéger des distorsions de la concurrence. Non seulement les sociétés pétrolières reçoivent des subventions (de 775 à 1000 milliards de dollars par an à l’échelle mondiale), mais elles jouissent du privilège d’utiliser l’atmosphère – un bien collectif – comme un vaste dépotoir gratuit. En revanche, la mise en place de programmes de soutien aux énergies renouvelables contrevient aux règles de l’OMC, et les Etats qui appliquent ces politiques se voient traduits devant les tribunaux. Si le droit commercial international ne tolère pas certaines des mesures essentielles à la lutte contre le changement climatique, il faudra en redéfinir les règles.

Le protocole de Kyoto, qui comprend les premiers objectifs contraignants de réduction des émissions de GES, a été adopté en 1997. En 2001, l’accession à part entière de la Chine à l’OMC a marqué le point culminant du mouvement de libéralisation du commerce et de l’investissement. Il est frappant de constater à quel point ces deux processus parallèles sont inconciliables, faisant fi des contradictions flagrantes de leurs conséquences réciproques. Et les négociateurs gouvernementaux n’ont jamais tenté de résoudre l’incompatibilité entre réduction des émissions et élimination des barrières commerciales. Au lieu de faire pression pour adapter les règles du commerce international aux nécessités de la protection du climat, les parties ont veillé à ce que la libéralisation du commerce et la mondialisation de l’économie ne soient pas entravées par les politiques climatiques.

Sur le plan des responsabilités, les émissions provenant du transport international de marchandises (des années 1990 eux années 2010, le trafic des porte-conteneurs a augmenté de 400%) ne sont officiellement attribuables à aucun Etat, si bien que personne n’est tenu de les réduire ! De plus, les Etats ne sont comptables que des émissions générées sur leur territoire, et non de celles associées à la fabrication des produits qu’ils importent, lesquelles sont imputées aux pays exportateurs. Ce mécanisme, qui donne une image déformée de l’origine des émissions dans le monde, a permis aux pays riches ayant connu une désindustrialisation de prétendre que leurs émissions ont diminué, alors que celles qui sont inhérentes à leur consommation ont explosé depuis le début de l’ère du libre échange. Avec sa consommation de charbon, la Chine est devenue « la cheminée du monde » (48% de ses émissions concernent la production de produits exportés).

Il y a donc une causalité entre la course à une main d’œuvre bon marché bien disciplinée et l’augmentation des émissions de CO2. La déstabilisation du climat est le prix à payer pour ce capitalisme dérèglementé et mondialisé.

Mais ce n’est pas tout. Une autre logique a des racines encore plus profondes que celles du libre-échange : la croissance économique aveugle.

Le système économique actuel fétichise la croissance du PIB sans tenir compte de ses conséquences humaines ou écologiques. Visiblement, il lui est plus facile d’accepter un bouleversement catastrophique du climat qu’une rupture avec la logique fondamentale du capitalisme.

Alors que faire ? Moins consommer tout de suite. Revenir à un mode de vie comparable à celui des années 70 (avant l’explosion de la consommation amorcée dans les années 80) n’aurait rien de dramatique et serait bien loin des épreuves et des privations annoncées par les climatosceptiques. Toutes sortes d’idées émergent sur la manière dont on pourrait réduire la consommation des ressources matérielles tout en améliorant la qualité de vie. Elles prônent une « décroissance sélective », fondée par exemple sur la diminution du temps de travail et un revenu minimum garanti pour tous (couvrant le minimum vital : logement, santé, éducation, alimentation, eau).

3) Pour une gestion publique de l’énergie – surmonter les obstacles idéologiques au paradigme économique à venir

Tous les mouvements d’opposition à la privatisation de l’énergie, notamment en Allemagne et aux Etats Unis, se sont vite aperçus qu’ils devaient renverser un pilier idéologique de l’économie de marché : la croyance en la supériorité des services privés sur les services publics. Or les monopoles privés, qui doivent d’abord servir les intérêts de leurs actionnaires et sont mus par des objectifs de rendement trimestriels, ne passeront aux énergies renouvelables que si leurs recettes n’en souffrent pas ou si la loi les y contraint.

La participation du gouvernement et des services publics est essentielle au développement des énergies renouvelables, beaucoup plus efficace que n’importe quel coûteux système de subventions publiques encourageant les investissements privés.

Il est désormais prouvé qu’il est tout à fait possible, sur le plan technique, de passer aux énergies renouvelables, et ce sans délai. En 2009, Mark Z. Jacobson, professeur de génie civil et de génie de l’environnement à l’université Stanford, ainsi que Mark A. Delucchi, chercheur à l’Institute of Transportation Studies de l’Université de Californie, ont élaboré un programme révolutionnaire détaillé exposant « la façon dont 100 % de l’énergie totale consommée dans le monde pourrait être fournie d’ici 2030 par des installations éoliennes, hydroélectriques ou solaires. » Il concerne non seulement la production de l’énergie, mais également le transport, le chauffage et les besoins en matière de réfrigération et climatisation. « Ce virage est possible grâce à la technologie dont nous disposons déjà. En tant que société, il nous suffit de le décider collectivement. » (…) « Ce virage implique un changement d’envergure, une volonté semblable à celle qui a permis la réalisation du programme Apollo ou la construction du réseau national d’autoroutes. »

Néanmoins, un peu partout sur la planète, la dure réalité du réchauffement climatique se heurte à l’idéologie implacable de l’austérité. Quand tout va bien, il est facile de tourner en dérision l’Etat « tentaculaire » et de souligner l’inévitabilité des restrictions budgétaires. Mais dès qu’une catastrophe survient, tout le monde se tourne vers le gouvernement en quête de soutien.

Ainsi, contrairement au principe pollueur-payeur, les grandes sociétés pétrolières et gazières refilent le coût des dégâts aux simples citoyens du monde entier (ce qui explique leur immense prospérité). Quant aux Etats, ils rechignent de plus en plus à instaurer des mesures climatiques équitables, non pas qu’ils soient fauchés ou à court de solutions, mais parce qu’ils refusent d’aller chercher l’argent là où il se trouve, l’industrie ne voulant pas payer sa juste part.

Qui plus est, les populations des pays les plus touchés par les changements climatiques devraient avoir droit à une compensation directe de la part des pays (et des entreprises) qui en sont responsables. Pourtant, en Amérique du Nord et en Europe, la crise économique sert de prétexte pour sabrer les programmes d’aide internationale et de lutte contre le changement climatique. Nos gouvernements qui se disent « fauchés » n’envisagent pas d’opter pour « l’assouplissement quantitatif » (la remise d’argent en circulation) pour contrer la crise climatique comme ils l’ont fait pour remettre les banques à flots.

4) Planifier et interdire – rejeter la main invisible et bâtir un mouvement

Pour intégrer les contraintes environnementales à l’économie, nous devrons revoir de fond en comble nos façons de produire, de consommer, de nous déplacer, de vivre. N’y a-t-il pas meilleur moment qu’aujourd’hui pour lancer un tel projet, alors qu’il nous faut surmonter à la fois la crise économique actuelle et la crise environnementale imminente ?

De plus, les vraies solutions à la crise du climat nous permettraient de bâtir un système économique plus stable et plus juste, qui renforcerait et transformerait la sphère publique, créerait de nombreux emplois, et mettrait un terme à la cupidité des milieux d’affaires. Les peuples devraient avoir le droit de décider démocratiquement du type d’économie dont ils ont besoin.

Mais comment faire accepter aux multinationales qu’on leur impose de ne plus faire concurrence à de vastes pans du secteur de l’énergie (éolien, solaire …) et de se soumettre à une règlementation coûteuse visant leur disparition ? La transition ne peut qu’être gérée par des instances publiques au service du bien commun.

Nationaliser l’énergie n’est pas forcément la meilleure solution. Il serait plus judicieux d’instituer un nouveau type de service public décentralisé, géré démocratiquement par les collectivités qui l’utilisent, et qui prendrait la forme de coopératives ou de « biens communs » (voir les politiques mises en œuvre au Danemark, en Allemagne, etc.).

De fait, la crise du climat appelle une nouvelle forme de planification :

centralisée pour l’adoption de politiques nationales et pour le maintien de services publics efficaces (réseaux électriques, ferroviaires, etc.)

et la plus décentralisée possible pour obtenir l’adhésion du plus grand nombre (rôle des coopératives dans une conversion industrielle)

Il est clair que le nucléaire est une fausse solution : la construction de centrales demande beaucoup plus de temps et d’argent que la mise en place d’infrastructures utilisant les énergies renouvelables. De plus, ce n’est pas une énergie carboneutre, car l’extraction, le transport et l’enrichissement de l’uranium, ainsi que la construction des centrales, exigent de grandes quantités de combustibles fossiles.

Le nucléaire ne produit que 12% de l’électricité consommée dans le monde, et une bonne partie des réacteurs sont anciens et obsolètes. Les gouvernements devraient choisir de ne plus recourir à cette énergie à haut risque en arrêtant la construction de nouvelles installations et en démantelant progressivement les anciennes, avec une sortie définitive du nucléaire dès que les énergies renouvelables auront totalement remplacé les combustibles fossiles.

Quant aux méthodes « non conventionnelles » d’extraction des gaz et pétrole de schiste, elles constituent le meilleur argument pour une règlementation contraignante. Elles sont en effet terriblement polluantes : l’extraction du gaz libère notamment du méthane dont le potentiel de réchauffement est 86 fois plus élevé que celui du CO2 pendant les 10 à 15 années suivant son émission.

De plus, les entreprises concernées, qui ne pourront rentabiliser leurs investissements que si l’extraction se poursuit pendant des décennies, ont donc fait le pari que les gouvernements n’imposeraient pas de réduction sérieuse des émissions de GES d’ici 25 à 40 ans. Et pour que leur valeur reste stable ou s’accroisse, elles doivent pouvoir démontrer à leurs actionnaires qu’elles disposent de réserves prêtes à exploiter une fois épuisées celles en cours d’extraction. Une étude de la Carbon Tracker Initiative montre que la combustion du pétrole, du gaz et du charbon que ces sociétés revendiquent dans leurs bilans comptables émettrait 5 fois plus de CO2 que la quantité préconisée pour que l’objectif des 2 degrés puisse être respecté ! Affronter la crise du climat n’est donc tout simplement pas compatible avec la survie d’une des industries les plus rentables du monde.

La poignée d’oligarques apatrides qui possèdent la moitié de la richesse mondiale démontre ce qu’ont toujours été les politiques de dérèglementation et de privatisation : un droit au pillage. « C’est le système qui doit changer, pas le climat ». La crise du climat peut former la trame d’un mouvement unifié capable de faire basculer l’ordre établi. La lutte contre le changement climatique doit être intégrée à tous nos mouvements progressistes. Nous n’allons pas passer 20 ans de plus à débattre des réformes souhaitables !

5) Pour en finir avec l’extractivisme – Combattre le climatosceptique caché en chacun de nous

L’île de Nauru (21 km2) perdue dans le Pacifique sud est un bon exemple de désastre. Elle fut une île paradisiaque jusqu’à ce qu’on découvre que son sol était constitué de phosphate de chaux, un fertilisant agricole très recherché. Une firme entreprit l’extraction du minerai, et l’île se lança à corps perdu dans une véritable opération suicide : derrière une mince bande de cocotiers bordant la côte, elle fut dévastée. Pour les puissances coloniales, et au nom du progrès incarné par l’agriculture industrielle, la mort d’une petite île obscure semblait un sacrifice acceptable.

Quand les Nauruans ont repris le contrôle de leur pays en 1968, ils ont décidé de placer leurs recettes minières dans un marche de l’immobilier « à faible risque » en Australie et à Hawaï afin d’entreprendre la réhabilitation de l’île. Mais leur plan a échoué. Cette soudaine opulence a bouleversé leur culture, et c’est maintenant le peuple « le plus obèse de la terre » dont la moitié des adultes est diabétique. Dans les années 90, Nauru est devenue un haut lieu du blanchiment d’argent (400 banques fantômes y ont blanchi 70 milliards de dollars).

Aujourd’hui l’île, dévastée à 90% par l’activité minière, est actuellement acculée à une faillite économique avec une dette de 800 millions de dollars. Et elle a accepté d’accueillir pour l’Australie un centre de détention de demandeurs d’asile dont les conditions de vie dans les camps sont épouvantables ! Son histoire est une bonne illustration du caractère suicidaire de l’édification d’une économie sur une activité minière effrénée.

La persistance du problème des émissions atmosphériques s’explique parce que les conséquences de nos actes ne sont pas forcément très visibles, ce qui nous permet d’ignorer leur existence. Nous ne voulons pas en savoir trop sur la réalité de l’industrie qui garnit les rayons de nos centres commerciaux, sur les victimes de nos dégâts, sur le sort de nos déchets (eaux usées, appareils désuets, émissions atmosphériques…). Nous croyons pouvoir exploiter la nature sans nous soucier des poisons que nous introduisons dans la terre, l’eau et l’atmosphère. Cette exploitation inconsidérée des richesses naturelles, aux antipodes de la notion de gestion responsable, est appelée « extractivisme ».

L’extractivisme a connu un essor fulgurant à l’ère coloniale, car le rapport au monde comme territoire conquis, plutôt que comme terre natale, nourrit le mépris à son égard et la croyance qu’il y aura toujours d’autres endroits à piller.

Sur le plan historique, l’invention de la machine à vapeur (1776) a donné aux industriels et aux colonisateurs une fabrique d’énergie portative qui leur a permis de s’implanter là où la main d’œuvre et les ressources étaient abondantes. La production a été relocalisée dans les villes où les travailleurs étaient légion (auparavant, les turbines hydrauliques ne fonctionnaient que dans les campagnes), et les navires ont été libérés de leur dépendance au vent. L’essor fulgurant de l’industrie anglaise, notamment textile, s’est fondée sur l’exploitation du charbon en territoire britannique et sur l’esclavage pratiqué dans les colonies.

Pendant plus de 200 ans, on a pu nourrir l’illusion que, grâce à la production d’énergie fossile, il n’était plus nécessaire d’adapter les projets aux aléas de la nature. Le charbon et le pétrole étaient parfaitement prévisibles, contrairement au vent et à l’eau – et aux travailleurs. Mais, aujourd’hui, les forces accumulées pendant ces centaines d’années de combustion commencent à se déchaîner. Les combustibles fossiles qui alimentent le système capitaliste détruisent la vie, que ce soit dans les sites d’extraction, dans les océans ou dans l’atmosphère où sont relâchés leurs résidus. La capacité de la Terre à absorber nos déchets est saturée.

Le défi que pose la crise écologique actuelle est clair : nous devons respecter les écosystèmes qui nous font vivre et remplacer l’extractivisme par une économie fondée sur les ressources renouvelables.

Deuxième partie : La pensée magique

6) S’attaquer aux fruits plutôt qu’aux racines – le rapprochement désastreux de la grande entreprise et du mouvement environnementaliste

Faisant preuve d’une hypocrisie effrayante, les grandes organisations environnementalistes des Etats-Unis, comme The Nature Conservancy, le WWF, Conservation International, etc., amassent chaque année des montagnes d’argent en promettant que ces fonds serviront à protéger la faune et à nous prémunir contre la crise du climat, alors qu’il n’est pas rare qu’elles les investissent dans une industrie qui menace l’équilibre climatique de la planète.

(Cette collusion ne s’étend heureusement pas à l’ensemble du mouvement environnementaliste : des associations comme Les Amis de la Terre, Greenpeace, le Rainforest Action Network, Food & Water Watch, 350.org, sont en première ligne des campagnes nationales et internationales.)

Les environnementalistes associés au monde de l’entreprise ont tendance à défendre les solutions les moins contraignantes et les plus payantes pour les grands émetteurs de GES. Au lieu de se battre pour l’adoption d’une règlementation stricte favorisant le passage aux énergies renouvelables, ils persistent à proposer des mesures complexes inspirées du marché. Les GES deviennent ainsi une abstraction capitaliste, comparable aux devises ou aux subprimes susceptibles de s’échanger, d’être regroupés, de faire l’objet de spéculation et de circuler librement autour du globe. Ils font la promotion des échanges de crédits-carbone tout en préconisant le recours au gaz naturel et le développement du nucléaire.

A partir des années 80 (Ronald Reagan), la droite a imposé ses vues : l’interdiction ou la règlementation des activités industrielles dommageables, qui étaient jusqu’alors des mesures politiques admises tant par les républicains que les démocrates, sont devenus les indices d’un « environnement autoritaire ». C’est alors que sont entrées en scène de nouvelles organisations environnementalistes favorables à la libre entreprise et privilégiant la collaboration plutôt que la confrontation, et les partenariats avec les pollueurs.

L’industrie gazière a commencé à présenter le gaz naturel comme un combustible de transition vers les énergies propres, et le mensonge s’est aggravé avec l’extraction des formations de schiste dont le financement aurait pu être investi dans les énergies renouvelables.

C’est au moment des négociations du protocole de Kyoto que s’est amorcé le commerce de la pollution. Au lieu d’obliger les pays industrialisés à réduire leurs émissions de GES, le nouveau système prévoit des permis d’émission qui peuvent être employés ou bien vendus à une partie dont les émissions excèdent les quotas fixés. Ce marché mondial du carbone a instauré une sorte de loi de la jungle où toutes sortes de projets pour le moins discutables peuvent générer de lucratifs crédits-carbone : torchage dans le delta du Niger, escrocs écumant les pays pauvres, cession de vastes territoires à des groupes de conservation, expulsions des habitants des forêts intégrées aux projets de compensation, etc.

De nouvelles formes de violation des droits fondamentaux ont été commises au nom de l’environnement, où les habitants qui osent s’aventurer sur leurs territoires traditionnels, désormais convertis en puits de carbone, pour y pêcher ou y récolter des plantes ou du bois, sont victimes de harcèlement ou pire. Une fois engloutie par ce système, une forêt luxuriante devient en réalité le prolongement d’une centrale électrique polluante située à l’autre bout de la planète, toutes deux reliées par d’invisibles transactions financières. C’est ainsi que les multinationales conservent leur droit de polluer l’atmosphère.

Mais lorsque la crise économique à frappé, la production et la consommation ont ralenti, et le marché du carbone s’est alors retrouvé noyé sous une surabondance de permis, ce qui a fait chuter abruptement le prix de la tonne de carbone (de 20 à 4 euros). Il est devenu nettement moins avantageux, ce qui explique la hausse de consommation du charbon dans la production d’électricité en Angleterre et en Allemagne. Par ailleurs, le SCEQE (système communautaire d’échange de quotas d’émissions) a permis aux firmes de l’énergie de refiler la facture à leurs clients, générant ainsi d’énormes bénéfices inattendus.

Un accord, présenté alors comme un compromis historique entre les environnementalistes et l’industrie, a alors prévu la distribution d’assez de quotas gratuits pour compenser 90% des émissions de GES des centrales énergétiques, mais il a été rejeté par le Sénat américain.

7) Les superhéros, ça n’existe pas – les milliardaires écolos ne nous sauveront pas

En 2006, le fondateur du groupe Virgin, Richard Branson, s’est soi-disant converti à la lutte contre le réchauffement planétaire, se proposant de faire ce que les gouvernements rechignent à imposer par voie législative : affecter les profits tirés d’activités contribuant au réchauffement planétaire à la transition vers les énergies renouvelables. Et il a créé le « Virgin Earth Challenge », un concours doté d’un prix de 25 millions de dollars, dont le vainqueur sera l’inventeur qui trouvera comment retirer un milliard de tonnes de carbone par an de l’atmosphère « sans effets secondaires néfastes ». L’idée était de résoudre la crise du climat sans rien changer à nos modes de vie.

Puis Michael Blomberg a contribué à l’élaboration de solutions pro-entreprise à la crise du climat, et Bill Gates, de son côté, s’est mis à soutenir la recherche d’un remède technologique miracle (machines capables de retirer le carbone de l’atmosphère ou de manipuler directement le climat).

Finalement, Branson a créé Virgin Fuels (pour investir dans diverses firmes d’agrocarburant, qui ont stagné avec l’essor du gaz et du pétrole de schiste), Virgin America (une compagnie aérienne à la croissance fulgurante), Virgin Racing (son écurie de formule1), et Virgin Galactic (pour lancer les premiers vols commerciaux dans l’espace). Quant au concours Virgin Earth Challenge, Branson affirme n’avoir pas complètement renoncé à décerner le prix. Et s’il tient de beaux discours sur les vertus de la règlementation, il s’oppose systématiquement à l’adoption de mesures concrètes.

Toutes ces velléités médiatiques de milliardaires ont bien montré que rien ne se ferait sur une base volontaire ou pour l’honneur. La transition écologique ne se réalisera que par la voie législative, avec une règlementation contraignante et une augmentation de la fiscalité et des redevances.

8) Atténuer le rayonnement solaire – la solution à la pollution réside-t-elle … dans la pollution ?

Devant l’incapacité des Etats à respecter leurs objectifs de réduction des émissions de GES, certains insistent depuis plusieurs années sur la nécessité d’échafauder un plan B faisant appel à la technologie : des interventions à l’échelle planétaire, destinées à bloquer une partie du rayonnement solaire, pourraient être le seul moyen d’abaisser rapidement la température mondiale en cas d’urgence climatique.

Diverses méthodes sont proposées, et celle qui retient le plus l’attention consiste à pulvériser des particules de souffre dans la stratosphère. Cette option, dite option Pinatubo, consiste à reproduire artificiellement l’action naturelle des volcans, mais elle devrait entraîner l’apparition d’un brouillard permanent autour de la planète, faisant du ciel bleu un souvenir. Et une fois la pulvérisation démarrée, il serait en pratique impossible d’y mettre fin. Notre vie ne se déroulerait plus sous un ciel, mais sous un plafond laiteux, créé par la géo-ingénierie, qui surplomberait des océans mourant par acidification. Une technologie effroyable, d’autant plus qu’elle ne s’attaque pas à la cause première du réchauffement planétaire (l’accumulation de gaz qui emprisonnent la chaleur), mais à ses conséquences. Et qui cherche à régler un problème causé par la présence de saletés dans l’atmosphère en répandant un autre type de saletés dans la stratosphère, ce qui pourrait avoir de terribles répercussions, car notre biosphère est un « système adaptatif auto-organisé complexe » dont le comportement demeure imprévisible.

Les partisans de cette méthode se montrent évasifs lorsqu’il est question de la répartition des conséquences de l’épandage stratosphérique de dioxyde de souffre et de l’hétérogénéité spatiale de ses effets (mousson déréglée, diminution des précipitations et des ressources en eau douce, etc.). Et il est inimaginable de tester cette technologie car cela reviendrait à la déployer. La géo-ingénierie, qui tente de pallier le déséquilibre environnemental et climatique engendré par la pollution en compromettant encore plus la capacité d’autorégulation des écosystèmes, créerait un monde où toute solution engendrerait un nouveau problème, pris d’assaut à son tour par l’arsenal technologique.

Nous ne sommes pas les créateurs de la Terre : c’est elle qui nous a créés et qui nous maintient en vie. Allons-nous la mettre sous respirateur artificiel 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pour éviter qu’elle se retourne contre nous ? Pourquoi renoncer à la possibilité de vivre dans un monde sain ? Avons-nous vraiment essayé le plan A ?

Pour les sociétés pétrolières, il sera toujours préférable de tenter de contrôler le rayonnement solaire que de mettre des bâtons dans les roues d’ExxonMobil. Mais ce n’est pas l’avis de la majorité des habitants de la planète. Cette fuite en avant de la géo-ingénierie devrait mettre en évidence l’urgence d’adopter un véritable plan A fondé sur la réduction des émissions de GES, quelles qu’en soient les conséquences économiques. Cette logique défie peut-être l’orthodoxie du libre marché, mais pas plus qu’une opération de sauvetage des banques. Et elle n’est certainement pas plus radicale que la volonté de mettre en place des « climatiseurs planétaires » pour modifier le climat. Le fait de renoncer collectivement à cette option (comme nous le faisons actuellement) est une décision infiniment risquée que nos enfants pourraient considérer comme l’acte le plus immoral jamais commis par l’humanité.

Troisième partie : Parce qu’il faut bien commencer quelque part

9) Blocadie – Les nouveaux guerriers du climat

La Blocadie ne figure sur aucune carte, car elle constitue une zone mouvante de conflits transnationaux qui surgit avec une fréquence et une intensité croissante partout où sont discutés des projets de mines à ciel ouvert, de puits de gaz de schiste et d’oléoducs pour le pétrole des sables bitumeux (cf. les ZAD en France). Les groupes qui résistent à l’extractivisme à haut risque sont en train de tisser un réseau mondial bien enraciné et diversifié. Ils sont motivés par le désir d’une démocratie authentique qui permettrait collectivités d’avoir la maîtrise des ressources les plus fondamentales que sont l’eau, l’air et la terre. La réponse collective au réchauffement planétaire est en train de se déplacer vers la rue, les montagnes, les terres agricoles et les forêts, devenant ainsi un mouvement vivant et imprévisible.

Des luttes sont menées partout, notamment par les femmes qui sont souvent au premier plan : en Grèce contre la société canadienne Eldorado Gold (projet de mines d’or et de cuivre), en Roumanie contre la société Chevron (gaz de schiste), au Canada contre la société SWN Resources (fracturation hydraulique), en Angleterre, dans l’Arctique (Greenpeace), en Mongolie intérieure (Chine), en Australie (mine de charbon), etc. Au Canada et aux Etats-Unis, une impressionnante levée de boucliers (désobéissance civile, grandes manifestations) se dresse contre tout projet lié aux sables bitumeux d’Alberta et contre les oléoducs Keystone XL de TransCanada, et Northern Gateway de Enbridge.

« Si l’on souhaite vraiment régler la crise du climat, on doit d’abord cesser de l’aggraver, et la première étape pour sortir d’un trou consiste à arrêter de le creuser. »

Au Nigéria, les sociétés pétrolières ont pompé des centaines de milliards de dollars de brut en traitant systématiquement son territoire, ses cours d’eau et sa population avec un mépris évident. Une quantité de pétrole digne du naufrage de l’Exxon Valdez a été déversée dans le delta chaque année pendant environ 50 ans, empoisonnant poissons, animaux terrestres et êtres humains. Sans compter l’abomination que constitue le torchage du gaz : si le Nigéria disposait des infrastructures nécessaires au captage, au transport et à l’utilisation de ce gaz, celui-ci pourrait combler l’ensemble de ses besoins en électricité. Mais les multinationales, qui préfèrent réduire leurs dépenses, le font brûler.

Au début des années 90, un groupe autochtone du delta, les Ogonis, est entré en lutte contre Shell. Le 4 janvier 1993, 300 000 Ogonis ont formé une manifestation non violente, et la multinationale a été forcée de se retirer du territoire ogoni. Depuis, on n’y produit plus de pétrole, et c’est une des plus grandes victoires du militantisme citoyen pour l’environnement dans le monde.

Mais le bilan du delta reste sinistre, car des milliers d’habitants ont été torturés ou assassinés par l’Etat nigérian qui tire 80% de ses revenus des redevances sur le pétrole. Les habitants n’ont pourtant pas baissé les bras et sont parvenus à imposer la fermeture d’une vingtaine d’installations. Le peuple ijaw a lancé une offensive en occupant des sites pétroliers, non par la force des armes, mais par celle du nombre, submergeant les gardiens de sécurité. Réponse du gouvernement : 15000 soldats, état d’urgence et couvre-feu. La jeunesse a perdu sa foi dans la résistance pacifique et en 2006, la région a connu une véritable insurrection armée avec toutes sortes de débordements.

Le fonctionnement d’une économie fondée sur des sources d’énergie dont l’extraction et le raffinage émettent inéluctablement des contaminants a toujours exigé la désignation de zones sacrifiées où vivent de vastes groupes d’individus traités en sous-humains. Leur empoisonnement est en quelque sorte acceptable au nom du progrès.

Le sacrifice n’est d’ailleurs pas imposé aux seules collectivités vivant à proximité de ces nouveaux gisements. Aux Etats Unis, le nombre de wagons-citernes a augmenté de 4111% en 5 ans, passant de 9500 en 2008 à environ 400 000 en 2013.

Aucune activité d’extraction ne convoite plus de territoire que la fracturation hydraulique du schiste. Comme ils disent, « nous avons découvert l’équivalent de deux Arabie saoudite sous forme de gaz naturel aux Etats Unis. » Plus de 15 millions d’Américains vivent à moins de deux kilomètres d’un puits creusé depuis 2000. Cette forme de pillage n’était autrefois infligée qu’aux contrées non européennes, mais les conquistadors d’aujourd’hui ne s’embarrassent pas de scrupules. De plus, l’extraction et le transport des combustibles fossiles sont très polluants et perturbateurs, ce qui tend à affaiblir et détruire les autres moteurs économiques : pêche, tourisme, agriculture, etc.

Un autre élément a contribué à l’essor de ces mouvements d’opposition : le fait que les techniques contemporaines d’extraction sont considérablement plus risquées qu’autrefois : fracturation hydraulique, forages en eaux profondes, pétrole de schiste plus volatil et plus corrosif, et mini tremblements de terre provoqués par la fracturation.

De nombreuses catastrophes ont démontré ces risques : explosion de la plateforme de BP dans le golfe du Mexique en 2010, laissant le pétrole jaillir à 1500m de profondeur, explosion d’un oléoduc d’Enbridge au Michigan avec un énorme déversement dans la rivière Kalamazoo, explosion d’un train pétrolier à Lac-Mégantic, contamination chimique de l’eau en Virginie-Occidentale. Plus de 6000 déversements et « autres incidents » sont survenus dans les installations pétrolières et gazières terrestres des Etats-Unis en 2012 (16 déversements par jour).

Dans un monde sain, cette série de catastrophes, venue se greffer sur la crise plus générale du climat, aurait inspiré d’importantes réformes politiques.

Les mouvements anti-extractivistes se fondent sur le principe de précaution : c’est à l’industrie de faire la preuve de la sécurité de ses méthodes. L’industrie des combustibles fossiles ne les fera pas taire à coups de dons généreux ou de programme de compensation carbone. Ils disent tout simplement « non » et « ni ici ni ailleurs ». Les principes de ces nouveaux guerriers du climat sont non négociables.

10) C’est l’amour qui sauvera la planète – Démocratie, désinvestissement et victoires concrètes

Comme le montrent de nombreuses luttes en territoire indien au Canada, l’amour que portent les habitants à leur terre est sous-estimé par les grandes sociétés privées qui exploitent inconsidérément les ressources naturelles. Toute menace qui pèse sur une collectivité l’amène à s’attacher encore plus à ce qu’elle possède et craint de perdre. Et notamment son eau. Le mouvement anti-extractiviste se bat pour la préservation de l’eau, car non seulement ces technologies peuvent contaminer les nappes phréatiques, mais elles requièrent d’énormes quantités d’eau : il faut 2,3 barils d’eau pour produire un seul baril de pétrole à partir des sables bitumeux. En 2012 aux Etats Unis, l’industrie a produit plus de 1000 milliards de litres de ces eaux résiduaires.

Autrement dit, l’extractivisme gâche d’énormes quantités d’eau, un élément essentiel à notre survie, pour accroître la production de combustibles qui menacent eux aussi notre survie et qui pourraient être remplacés par d’autres sources d’énergie.

A ce jour, des victoires déterminantes ont été remportées. Dans des dizaines de villages, villes et régions, des militants ont obtenu l’interdiction de la fracturation hydraulique (ou un moratoire). La France est devenue en 2011 le premier pays à l’interdire sur son territoire. Les actions menées contre les projets d’oléoducs destinés au transport du pétrole des sables bitumeux se sont conclues par d’importants reports. En Inde, les mouvements d’opposition aux combustibles fossiles se multiplient. En Chine, avec la pollution atmosphérique des villes, de grands mouvements de protestation s’opposent à la construction de nouvelles centrales à charbon. En janvier 2014, le taux de particules cancérigènes y a atteint 671 mg par m3 (l’OMS préconise 25 mg par m3).

Une autre stratégie de plus en plus répandue consiste à inviter les institutions d’intérêt public (universités, municipalités, etc.) à se départir des actions qu’elles détiennent dans l’industrie des combustibles fossiles. Menée par l’organisation 350.org, son idée est de cibler cette frénésie d’extractivisme à haut risque. Lancée aux Etats-Unis, la vague s’est répandue au Canada, en Australie, aux Pays-Bas, en Grande Bretagne. En avril 2014, le NRDC (Natural Resources Defense Council) américain a contribué à créer le premier outil mondial d’analyse des indices boursiers excluant les entreprises associées à l’exploration, à la propriété de réserves ou à l’extraction de combustibles fossiles.

Le mouvement prenant de la vigueur, l’industrie des combustibles fossiles a riposté à l’aide d’un outil éprouvé : les dispositions des accords de libre-échange en matière de protection des investisseurs. En fait, les accords internationaux sur le commerce et l’investissement offrent aux multinationales un fondement juridique pour contester toute tentative de la part d’un Etat de restreindre l’exploitation des combustibles fossiles. L’imposition de « restrictions quantitatives » à la libre circulation des biens par-delà les frontières viole un principe fondamental du droit commercial.

Néanmoins la portée de ces accords se limite à celle que les gouvernements veulent bien leur donner. Ils sont en effet truffés de zones d’ombres et de lacunes qui permettraient à tout Etat cherchant à réduire sérieusement ses émissions de parvenir à ses fins, que ce soit en contestant les règles commerciales qui favorisent les pollueurs, en trouvant des façons de les contourner, en refusant de se conformer à des jugements ou à des représailles fantasques (car les institutions chargées de faire respecter ces accords ne peuvent contraindre les gouvernements à modifier leurs lois), ou en renégociant les règles du jeu.

La collusion entre l’Etat et la grande entreprise (particulièrement évidente dans le secteur des combustibles fossiles), est en train de transformer le militantisme anti-extractiviste en un mouvement populaire pour la démocratie, revendiquant le droit de prendre part aux décisions cruciales concernant l’eau, le sol et l’air. Il semble incroyable que ces gouvernements, qui font des miracles quand il s’agit de mettre au point des bombardiers et des drones de combat, d’édifier des marchés mondiaux et des plans de sauvetage de centaines de milliards, soient incapables d’investir dans la protection de notre planète et de garantir l’avenir des générations futures. Cela témoigne d’une crise de légitimité qui dépasse l’entendement.

11) Avec quelle armée ? – Les droits des Autochtones et la nécessité de tenir parole

Au Canada et aux Etats-Unis, l’affirmation par les Autochtones indiens de leurs droits territoriaux constitue un obstacle de taille pour les industries de l’extraction. En fait, dans nombre de traités, ce sont les droits territoriaux exclusifs qui ont été cédés, la terre devant être utilisée par les deux groupes. Mais la coexistence pacifique devient impossible si l’un des deux détériore et contamine irrévocablement ce territoire partagé. En se fondant sur cet arsenal juridique, de nombreuses luttes ont été menées et gagnées.

En janvier 2014, par exemple, une coalition de tribus d’Alaska unie à plusieurs groupes environnementalistes, a remporté une importante victoire juridique contre les activités de forage en Arctique de Shell, qui a annoncé suspendre indéfiniment ses projets. De même, en Australie, en Amazonie, etc.

Une grande avancée a été la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée en septembre 2007 par l’assemblée générale, à 143 voix contre 4 (Etats Unis, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande).

La constitution bolivienne de 2009 stipule que les peuples autochtones « disposent du droit à ce qu’on leur demande leur consentement : le gouvernement est tenu de les consulter, de bonne foi et par convention, préalablement à toute exploitation de ressources naturelles non renouvelables sur les territoires qu’ils occupent. »

Malgré ces progrès, les Etats persistent à mettre en œuvre des projets d’extraction dans le consentement des peuples, mais quelque chose est en train de changer : de plus en plus de citoyens non autochtones commencent à comprendre que les droits des premières nations sont sans doute le meilleur outil pour éviter le chaos climatique. Ces coalitions anti-extractivistes ouvrent ainsi la voie à une réconciliation historique entre populations autochtones et non autochtones. Elles peuvent devenir une véritable armée citoyenne puissante et nombreuse – qui concerne aussi les relations entre Nord post-industriel et le Sud en émergence.

12) Partager le ciel – Communs atmosphériques et justice climatique

C’est la nécessité de s’adapter à la nature qui rend hostiles aux énergies renouvelables ceux qui sont animés par l’utopie d’une maîtrise totale de la nature – le sous-entendu étant que « les vrais hommes font brûler du charbon ». Pour les défenseurs des combustibles fossiles et du nucléaire, les énergies renouvelables ne sont pas « fiables » car elles nécessitent de prêter attention à des facteurs comme l’endroit où l’on vit, la durée d’ensoleillement, la force des vents ou le débit des rivières.

En fait, les énergies renouvelables sont beaucoup plus fiables que les centrales thermiques qui requièrent un apport continu de combustibles fossiles pour ne pas tomber en panne. Pour les installations alimentées par des sources renouvelables, une fois l’investissement initial effectué, la nature fournit gratuitement la matière première.

Dans la bataille contre les combustibles fossiles, une arme puissante est la mise en place d’alternatives concrètes, car l’avant-goût d’une économie nouvelle peut insuffler de l’énergie au combat contre la vieille économie. Les ressources financières nécessaires à cette transition devront être prélevées par l’Etat sur les profits de l’industrie des combustibles fossiles et réinvestis avec une vision claire du processus de guérison à mettre en œuvre. Serait ainsi lancé un secteur en pleine croissance, au service du bien commun, créant une économie ancrée dans les collectivités, qui favorise la sécurité matérielle, la démocratie locale et l’autogestion.

L’essentiel de la capacité de l’atmosphère à absorber le CO2 sans conséquence grave a été utilisé par les pays riches avant même que les pays en développement n’aient eu la chance de s’industrialiser. Si nos gouvernements ne souhaitent pas que les pays pauvres se sortent de la pauvreté par des moyens aussi polluants que ceux auxquels ils ont eux-mêmes eu recours, ils ont la responsabilité d’aider ces nations à payer l’addition.

L’Equateur, par exemple, avait proposé ne pas exploiter son pétrole si une compensation lui était versée par la communauté internationale, ces fonds étant considérés comme une contribution au remboursement de la dette écologique du Nord à l’égard du Sud. Mais les contributions des pays développés se sont faites attendre (en 2013,13 millions de dollars sur un objectif de 3,6 milliards). Du coup, Correa a annoncé qu’il autoriserait les forages …

C’est le développement des économies émergentes qui est responsable de la hausse des émissions constatée ces dernières années, mais il serait injuste de leur faire porter le fardeau de la solution. Les pays industrialisés doivent concentrer leurs efforts là où ils auront la plus grande portée, c’est-à-dire dans le Sud, où des mouvements luttent activement pour des modes de développement qui apporteraient l’électricité aux gens par l’entremise de réseaux décentralisés alimentés par des sources renouvelables.

La meilleure stratégie ne consiste pas, pour les pays riches, à faire décroître leur économie tout en laissant le monde en développement s’enrichir en polluant. L’idée n’est pas de commencer par polluer pour ensuite tout nettoyer, mais de trouver un système efficace fondé sur le remboursement par les pays riches de leur dette climatique. Parmi les idées intéressantes, celle d’une « tarification préférentielle mondiale » implique la création d’un fonds administré au niveau international ayant pour mission de soutenir les transitions énergétiques des pays en développement.

Les gouvernements d’Afrique et des Caraïbes ont par ailleurs réclamé des réparations pour les préjudices causés par l’esclavage transatlantique. Les pays riches font la sourde oreille, alors que les revenus de l’esclavage ont directement financé l’industrialisation de l’Angleterre, elle-même liée au dérèglement climatique. Le pire est qu’on a dédommagé les propriétaires d’esclaves pour la perte de leurs biens humains, une forme rétrograde de réparation destinée aux responsables de l’esclavage plutôt qu’à leurs victimes ! Et ces sommes ont été à l’époque immédiatement réinvesties dans les infrastructures alimentées au charbon.

Conséquence directe de ces siècles de pillage systématique (des terres, de la force de travail et de l’atmosphère), les pays en développement sont aujourd’hui coincés entre les effets du réchauffement et la nécessité de réduire la pauvreté. Ils ne pourront sortir de cette impasse sans une aide qui ne peut venir que des pays et des entreprises dont l’enrichissement a largement reposé sur ces appropriations illégitimes. Les pays du Nord ont donc deux raisons d’aider ceux du Sud à se doter d’une économie à faibles émissions : parce qu’il s’agit d’un devoir moral, mais aussi parce qu’il en va de la survie de l’humanité.

Par ailleurs, le fait d’avoir été traité injustement ne donne pas à un pays le droit de commettre le même crime. Il faut donc trouver un terrain d’entente. La juste part de chaque pays dans la réduction des émissions devrait être déterminée selon deux critères : sa responsabilité historique dans les émissions cumulatives et sa capacité de payer, qui est fonction de son développement.

En cette époque où les Etats riches crient famine et sabrent les services à leurs propres citoyens, il peut sembler irréaliste de leur demander de prendre de tels engagements internationaux. Néanmoins ils ont à leur portée des moyens grâce auxquels ils pourraient commencer à acquitter leur dette sans se ruiner : annulation de la dette extérieure des pays en voie de développement, assouplissement des brevets sur les énergies vertes, transferts de savoir-faire technologiques (ainsi une grosse partie de ces coûts ne serait pas assumée par le contribuable moyen, mais par les grandes entreprises responsables de la crise).

13) Perpétuer la vie – De l’extraction à la régénération

En de nombreux endroits de la planète, les déversements et rejets mettent en péril la vie embryonnaire et larvaire sans qu’on s’en aperçoive, notamment dans l’eau où agonisent d’innombrables formes de vie. Sur le plan humain, plus des trois quarts des substances chimiques produites aux Etats-Unis n’ont jamais été soumises à une évaluation de leurs effets sur le fœtus ou sur l’enfant. Dans une réserve indienne située tout près d’une ville industrielle du sud de l’Ontario, deux fois plus de filles sont nées dans la réserve de 1993 à 2013, et de 1999 à 2003, 35% seulement des nouveaux nés étaient des garçons …

Sur un plan général, la société occidentale ne protège pas et ne valorise pas la fertilité : tout se passe comme si nous vivions dans un monde où tous les êtres vivants sont adultes. Pour un grand nombre d’espèces, le dérèglement climatique met en péril leur principal outil de survie : la capacité de donner la vie et de transmettre son bagage génétique. Quant aux méthodes de l’agriculture industrielle, non seulement elles détruisent la fertilité du sol, mais elles contaminent l’eau des rivières, des lacs et des océans. Notre modèle extractiviste fondé sur le pillage des écosystèmes, se désintéresse de leur régénération et transforme la planète en dépotoir.

Ce sont surtout les peuples autochtones qui ont protégé la vie contre les assauts du colonialisme et du capitalisme mondialisé. La Bolivie et l’Equateur ont même inclus les « droits de la Terre Mère » dans leur législation nationale, créant ainsi de puissants outils juridiques pour faire triompher le droit des écosystèmes à exister et se régénérer.

Dans nos villes, le sentiment d’interdépendance avec la nature qui anime le mouvement anti-extractiviste est malheureusement moins perceptible, car le rapport à la nature est masqué par les autoroutes, les lignes électriques et les supermarchés regorgeant de denrées. Mais un peu partout sur la planète, des systèmes cycliques fondés sur la réciprocité se substituent au vulgaire pillage. L’idée n’est pas d’implanter quelques solutions vertes d’envergure colossale, mais de favoriser le foisonnement de projets plus modestes dont l’un des grands avantages est leur petite échelle : les pannes demeurent gérables grâce à la proximité d’autres unités de production.

Conclusion. L’heure de vérité – Juste assez de temps pour réaliser l’impossible

A l’ère du capitalisme mondialisé, l’exploitation des ressources est devenue si facile, efficace et dérèglementée qu’elle déstabilise dangereusement le système « Terre-humanité ». Nous avons le choix de continuer à dévaler la pente ou de changer la donne. Nous sommes actuellement dans la « décennie zéro », la brève période dont nous disposons encore pour faire face à la crise du climat, et nous devons prendre au plus tôt des mesures efficaces à l’échelle planétaire pour contraindre des sociétés parmi les plus lucratives du monde à faire une croix sur des milliers de milliards de dollars de profit en renonçant à exploiter l’essentiel des réserves prouvées de combustibles fossiles.

Les répercussions économiques qu’aurait aujourd’hui une réduction radicale des émissions de GES sont comparables à celles de l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle (bien que l’utilisation de combustibles fossiles ne puisse être mise sur un pied d’égalité avec l’exploitation d’esclaves ou la colonisation). Si la justice climatique finit par l’emporter, il est clair que l’élite économique mondiale subira de réelles répercussions financières.

La lutte contre le changement climatique doit relever un énorme défi, mais elle n’a pas besoin d’un nouveau mouvement : il lui faut provoquer la grande impulsion qui poussera les mouvements existants à se rassembler, tel un puissant fleuve alimenté par de nombreux ruisseaux unissant leurs forces pour enfin atteindre la mer.

Il existe une foule d’arguments économiques convaincants pour justifier l’abandon des combustibles fossiles. Mais nous ne remporteront jamais le combat en tentant de battre les comptables à leur propre jeu – en affirmant par exemple qu’il serait plus rentable d’investir dans la réduction des émissions dès aujourd’hui que dans la gestion des catastrophes plus tard. Nous gagnerons en soulignant le caractère moralement abject de ces calculs. L’idéologie du libre marché a été discréditée par des décennies d’aggravation des inégalités et de la corruption, qui lui ont fait perdre l’essentiel de sa force de persuasion.

Pour être efficace, la lutte contre l’idéologie dominante doit s’inscrire dans un conflit beaucoup plus large entre des visions du monde incompatibles, dans un processus de redéfinition et reconstruction de l’idée même de collectivité, d’espace public, de biens communs, de droits civiques, de citoyenneté, après des décennies d’assauts et de négligence. La tâche consiste non seulement à élaborer un programme politique alternatif, mais aussi une vision du monde différente, fondée sur l’interdépendance plutôt que sur l’hyper-individualisme, sur la réciprocité plutôt que la domination, sur la coopération plutôt que sur la hiérarchie.

Et n’oublions pas ! Ce que les remontées de résistance d’une société animée par une volonté de changement ont de plus frappant, c’est qu’elles surviennent souvent au moment où l’on s’y attend le moins …

Noémie Klein : Tout peut changer : Capitalisme et changement climatique

Actes Sud, Arles 2015, 640 pages.

Nikou Tridon

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