Édition du 12 novembre 2024

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Total, ou comment les multinationales sont devenues incontrôlables

Dans « De quoi Total est-elle la somme ? », le philosophe Alain Deneault explique comment la firme pétrolière atteint ses objectifs en jouant habilement avec les législations des différents pays. Des techniques par lesquelles Total et les multinationales deviennent plus puissantes que les États.

Tiré de Reporterre.

C’est un livre « chargé », en dit son auteur — une « somme », comme le signale le titre. Et même une première : aucun travail de synthèse, combinant histoire économique, industrielle, mais aussi accusations, litiges ou condamnations n’avait encore été réalisé autour de cette multinationale, née en 1924 avec la Compagnie française des pétroles (CFP). Pour Alain Deneault, connaître ce passé était pourtant indispensable pour comprendre comment Total fonctionne et d’où elle tire sa puissance. Établir un diagnostic afin de lui opposer des stratégies adaptées, voilà l’ambition de De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit, paru récemment aux éditions Rue de l’échiquier – Écosociété.

Premier problème : comment définir Total ? Est-ce « une société pétrolière française » ? Car elle est constituée de 882 sociétés consolidées, opérant selon 130 législations différentes. Seuls 28 % de ses capitaux sont français, et pour le reste, canadiens, étasuniens, anglais, chinois, qatariens, etc. Elle n’est pas seulement active dans le pétrole, mais aussi dans le gaz, l’électricité, la pétrochimie, le solaire, les agrocarburants, les lubrifiants, la biomasse, le nucléaire, l’internet des objets ou le bioplastique. Total est donc plutôt une multinationale apatride capable de tirer son jeu d’une multitude de conjonctures, explique l’auteur.

Ensuite son pouvoir : le tire-t-elle bien de comportements légaux en tous points du globe ? « Si nous avons des pratiques illégales, qu’on nous condamne en justice ! » disait son PDG Christophe de Margerie à la presse en 2010. Alain Deneault démontre autre chose. A travers 12 chapitres, il détaille la panoplie de stratégies qu’utilise la firme pour arriver à ses fins « en toute impunité, et ce indépendamment des textes législatifs et des institutions judiciaires, ou grâce à eux ».

« Comploter, coloniser, collaborer, corrompre, conquérir, délocaliser, pressurer, polluer, vassaliser, nier, asservir et régir » : ces 12 verbes d’actions sont illustrés par des histoires avérées où Total tient le premier rôle. Certaines nous sont bien connues : « l’affaire Elf » (corruption à grande échelle de dirigeants politiques) ou celle de l’explosion de l’usine AZF (dans laquelle Total et ses avocats continuent de nier toute responsabilité devant la justice), son implantation dans les anciennes colonies française transformées en enveloppes juridiques grâce aux réseaux de la Françafrique, la pollution à coups de marées noires et d’émissions de CO2, ou encore la délocalisation de ses avoirs ou activités là où la fiscalité est plus lâche.

« La loi qui domine ne sera plus celle des États mais celle du marché »  

D’autres histoires sont moins connues. Deneault rappelle ainsi comment la multinationale a collaboré avec le régime raciste d’Afrique du Sud pendant l’apartheid, en y important, raffinant et distribuant du pétrole. Comment elle a su profiter d’affrontements armés en Angola et en Libye (où l’État français était à la manœuvre) pour conquérir des gisements jusqu’alors inaccessibles.

Dans une Birmanie contrôlée par la junte militaire, Total a « asservi » une main d’œuvre bon marché pour installer une exploitation offshore et un gazoduc : « Quand, dans les années 1990, Total s’engage au pays, tous connaissent la férocité du régime : arrestations arbitraires, détentions massives d’opposants politiques, conditions d’emprisonnement terribles, violence envers les minorités culturelles font entre autres partie de ses pratiques. […] Total ne fera pas que profiter des petites mains qui travaillent pour elle dans un contexte esclavagiste. De par sa présence, son autorité et surtout ses contributions en espèces sonnantes et trébuchantes, elle consolidera, en le finançant, le fonctionnement même de cet appareil répressif. La persistance du régime s’explique par la rente pétrolière et gazière », écrit l’auteur.

En Bolivie, où le gouvernement d’Evo Morales met en place une consultation des communautés autochtones avant l’autorisation d’exploiter, Total « déguisera en concessions faites aux communautés des méthodes de recherche si controversées qu’elle n’aurait jamais eu le loisir de les développer en France. Au passage, les compensations qu’elle propose aux populations autochtones sont dérisoires. Malgré les avancées législatives de La Paz [la capitale bolivienne], presque rien ne contraint Total à respecter la parole populaire dans les faits. » En amont, Total ne manque pas de réaliser des sondages avec les « têtes fortes » locales afin de s’assurer de son « acceptabilité sociale » et de sa « bonne réputation ». Par la même occasion, elle peut « établir un classement pour désigner qui, dans une communauté, représente une menace pour l’entreprise. […] S’il ne s’agit pas de les faire disparaître du décor, on saura à terme qui il faut traîner devant les tribunaux, au pénal pour sédition, au civil pour diffamation, de façon à mettre au ban, voire en prison, les esprits libres ».

Comment une multinationale peut-elle agir de la sorte et rester impunie ? Grâce à son rapport à la loi, répond Deneault. « Il ne s’agit pas, pour des firmes comme Total, de régner sur un mode souverain, à coups de décrets et d’édits, tel un État, mais de transformer le rapport des États à la conjoncture, de façon à ce que le législateur cherche le plus possible à rendre conforme la loi aux rapports de force instaurés par les multinationales, dont la réalité acquerra le statut d’axiome. La loi qui domine ne sera plus celle des États mais celle du marché au sens d’un champ transcendant le secteur public. »

« Le génie est sorti de la bouteille »

Concrètement, ce pouvoir repose sur quatre points :

 La maîtrise des règles du marché, c’est-à-dire la coopération et la concertation avec les soi-disant concurrents ;

 L’aide d’un « État complice » car rendu dépendant des firmes, ici pour son ravitaillement en pétrole, de sorte qu’il ne cherche pas à réguler leurs activités ;

 « Se jouer de la loi » en exploitant « les moindres failles des différents dispositifs juridiques auxquels [les multinationales] se mesurent » : Total agissant dans 130 juridictions, elle « joue indéfiniment de ces inscriptions multiples pour contourner le droit où qu’il s’applique ou pour s’y conformer lorsqu’elle requiert une reconnaissance juridique » ;

 « Soumettre les États à sa loi » par le lobbying, la cooptation, le financement des carrières politiques, les menaces de délocalisation, les poursuites devant des instances de règlements commerciaux (comme les tribunaux d’arbitrage prévus par les accords internationaux de type Ceta et Tafta) ou encore le renversement de régime.

Un État peut-il aujourd’hui reprendre le contrôle face à un tel pouvoir organisé ? « Non, ce n’est pas possible, répond clairement Alain Deneault, interrogé par Reporterre. C’est le propre d’une multinationale que d’être multi-nationale. Personne ne peut légiférer sur la totalité de ses actions. »

« Le génie est sorti de la bouteille, poursuit-il. Auparavant, ces entreprises ne pouvaient pas élargir leur activité à souhait. On les a laissé faire, elles se sont organisées pour qu’on les laisse faire, et sont devenues tellement puissantes qu’elles n’ont plus aujourd’hui de contre-pouvoir. »

Alors de deux choses l’une. Soit l’on cherche à faire advenir une autorité capable d’imposer des standards progressistes (salaire minimum, retraites, sécurité au travail, respect de l’environnement…) à l’échelle mondiale - « pour l’instant c’est une vue de l’esprit, car les structures comme l’Union européenne ou l’Organisation mondiale du commerce n’ont pas l’autorité de faire valoir ça comme des lois, et qu’elles sont totalement investies par des lobbies et dirigeants politiques dont la carrière dépend des multinationales ». Soit l’on milite pour la dissolution pure et simple des multinationales, ce que fait Alain Deneault.

Ces firmes représentent le pouvoir totalitaire version XXIe siècle

Pour lui, ces firmes représentent le pouvoir totalitaire version XXIe siècle. « Au moment même où Hannah Arendt écrivait ses thèses sur le totalitarisme [dans les années 1950], la CFP crée la marque Total [en 1953] et se présente comme étant “totale” » insiste-t-il. Signe d’un complexe d’infériorité de la pétrolière française face à ses homologues, qu’elle cherche à résorber. « Ce qu’elle signifie alors c’est : “Nous aussi sommes un pouvoir, nous pouvons nous interposer entre les acteurs sociaux et les pouvoirs publics, et à partir de là développer des lois à valeur totalisante sur le monde” », analyse Deneault.

Le philosophe pousse cette thèse dans Le Totalitarisme pervers, un court texte qui suit la somme sur Total et en tire des conclusions d’ordre général. « Des totalitarismes d’antan à celui d’aujourd’hui, on est passé d’un ordre psychotique de domination où une autorité toute-puissante et hyper visible donne le la de la réalité sociale et judiciaire, à un ordre pervers où la loi semble s’imposer d’elle-même comme la pluie, sans que les intéressés qui le coordonnent ne se distinguent particulièrement des sujets qui la subissent. […] Les maîtres pervers […] dominent en élaborant des formes d’autorité qui passent pour objectives. C’est en cela qu’on reconnaît la finesse nouvelle du totalitarisme contemporain », écrit-il.

Alors que faire pour ne pas céder au découragement ? D’abord comprendre où est le pouvoir. « Les Gabonais qui manifestent en France contre la situation dans leur pays ne vont pas devant leur ambassade, mais devant la tour Total, à La Défense. » Et cela peut marcher : « Il y a des exemples de situations où l’on a suffisamment résisté, en Amérique du Sud, en Islande, pour qu’à un moment donné des investisseurs abdiquent et quittent le pays. On y arrive projet par projet, filiale par filiale, mais on n’arrive jamais à bout d’une multinationale car les multinationales sont trop ramifiées et fragmentées. »

Sans croire aux solutions miracles, Deneault plaide pour des « minorités intenses ». « Le progrès a toujours été l’œuvre de minorités. Je crois que l’important, c’est l’intensité, c’est par là que nous arrivons à valoir comme peuple, comme communauté capable d’engager des changements sociaux », soutient-il, en citant pour exemples la révolution de 1848, Occupy Wall Street et les révolutions arabes de 2011, ou encore les évènements récents en Roumanie. « Ce sont toujours des minorités qui, en intensifiant leurs mobilisations, prises de paroles et de conscience, leur présence au monde, peuvent marquer des avancées et établir des rapports de force. Et plus une minorité est intense et en phase avec une époque, moins elle est minoritaire. »

Baptiste Giraud

Journaliste pour le site Reporterre (france).

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