Lorsque la révolution tunisienne renversa Ben Ali en janvier 2011, le pouvoir algérien qui entretenait d’excellentes relations avec le dictateur déchu comprit néanmoins que les Algériens ressentaient de la sympathie, voire davantage, à l’égard de la légitime volonté émancipatrice du peuple tunisien.
Confrontés eux-mêmes à un début de contestation politique et, surtout, sociale, nos dirigeants expliquèrent que l’Algérie n’avait aucun complexe par rapport aux révolutions qui égrenaient les pays de la région puisqu’elle avait déjà connu son propre « printemps arabe » en octobre 1988.
Depuis, nous assurait-on, le pays s’est résolument engagé sur la voie de la démocratie que le pouvoir éclairé et éclairant du Président élargit et consolide continuellement. Pour joindre le geste à la parole, ce dernier abrogea l’état d’urgence en vigueur depuis une vingtaine d’années.
La Tunisie ne faisait finalement que marcher sur les pas d’une Algérie qui confirmait, une fois de plus, son avance sur tout le monde : en matière de lutte contre le « terrorisme », de processus « démocratique », d’égalité des sexes ou de liberté de la presse… N’est pas précurseur qui veut !
Mais ce discours faussement bienveillant à l’égard des révoltes arabes ne dura que le temps d’une saison. Très vite, dès que le processus s’enraya, l’attentionné discours officiel céda le pas à un discours plus sincère, moins opportuniste. Un discours sarcastique et de haine tenace à l’égard d’un « printemps arabe » agité désormais comme un repoussoir. Assumant de nouveau leur vision policière de l’histoire, nos dirigeants nous expliquèrent que ces « révolutions » avaient été fomentées dans des laboratoires étrangers pour déstabiliser les Etats arabes.
Tout le monde comprenait que le pouvoir pointait du doigt les pays occidentaux… On saisissait moins en revanche comment il pouvait en même temps entretenir des relations économiques si prospères et sceller des partenariats politiques d’exception avec ces mêmes Etats qui travaillent justement, jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, à déstabiliser nos pays… Nos cerveaux de simples sujets ne peuvent de toute évidence accéder à l’intelligence de cette subtile dialectique dirigeante.
Piqûre de rappel
Les dernières législatives du 4 mai 2017 ont constitué une indéniable piqûre de rappel. Les fomentateurs de révolutions dans les pays du monde arabe comme dans ceux du reste de la planète sont d’abord et avant tout les régimes autoritaires eux-mêmes. Travaillant avec acharnement à leur propre perte, ils jouent sans le savoir ni le vouloir un rôle d’auto-fossoyeur et d’accoucheur de nouveaux régimes.
Les puissances impérialistes qui travaillent à asservir les nations font preuve de pragmatisme. Leur principale motivation réside dans la défense de leurs intérêts économiques et géostratégiques. Si celle-ci passe par le maintien et le renforcement de régimes dictatoriaux (Arabie Saoudite, Bahreïn…), ces puissances les soutiennent sans le moindre état d’âme.
Si leurs intérêts commandent de renverser des régimes populaires pour les remplacer par d’odieuses dictatures, elles n’hésitent pas un seul instant à s’engager dans cette voie. Les exemples de Mossadegh en Iran, de Lumumba au Congo ou d‘Allende au Chili… ne forment que la partie visible de l’iceberg des déstabilisations impérialistes.
S’il s’avère nécessaire, à l’inverse, de renverser des régimes dictatoriaux, y compris amis, pour les remplacer par des « démocraties » tout aussi amies, elles n’hésitent pas à entonner leur éternel hymne à la liberté, à la démocratie et à l’universalité qui peuvent légitimer leur célèbre « droit d’ingérence humanitaire ».
Et si les nouveaux régimes amis ne répondent pas tout à fait aux canons officiels et éternels de la démocratie représentative, comme ce fut le cas en Egypte sous la présidence de Morsi, elles savent se faire humbles et en appeler au respect des différences culturelles qui justifient des voies et des rythmes propres à chaque pays.
Ce soutien à un président et à un gouvernement islamistes ami qui malmenaient les libertés démocratiques poussa les occidentaux à condamner en juillet 2013 le coup d’Etat de Sissi. Mais une implacable nécessité les amena vite à faire contre mauvaise fortune bon cœur et elles ne tardèrent pas à sacrifier Morsi pour soutenir le Maréchal.
Ainsi et contrairement à ce qu’affirment les partisans de la vision policière de l’histoire, la véritable force de l’impérialisme ne réside pas tant dans son aptitude à comploter que dans sa capacité d’adaptation. L’exigence démocratique qu’il met en avant ne lui sert qu’à exercer des pressions politiques et/ou économiques sur ses adversaires et ennemis comme on peut aisément l’observer à propos du Venezuela (mais pas du Brésil), de l’Iran (mais pas de l’Arabie Saoudite), de la Syrie (mais pas du Bahreïn), de la Corée du Nord (mais pas de la Birmanie), de la Russie (mais pas de l’Ukraine)… Il complote certes, mais s’adapte surtout avec une rapidité et une élasticité peu communes.
L’impérialisme n’a pas initié les « révolutions arabes »
Ce n’est donc pas l’impérialisme qui a initié les « révolutions arabes ». Il a suivi le mouvement, l’a accompagné et instrumentalisé lorsque cela s’avérait utile (Libye, Syrie) à ses intérêts et ignoré ou entravé dans les cas contraires (Bahreïn, Yémen, Arabie Saoudite, Maroc…).
Ce ne sont pas davantage les révolutionnaires, réels ou soudoyés par l’impérialisme, qui sont à l’origine des explosions populaires. Non, à l’origine, on trouve tout simplement des régimes dictatoriaux, antipopulaires et plus ou moins pro-impérialistes.
La répression des champs politiques et sociaux, la fermeture des espaces démocratiques, le passage en force, des politiques néolibérales porteuses de misère et d’inégalités sociales, la corruption, le népotisme, la soumission aux intérêts étrangers au détriment de ceux des peuples et l’endormissement de la conscience anti-impérialistes de leur propre peuple par le tissage de « partenariats d’exception » avec les grandes puissances et la mise en œuvre des « recommandations du FMI et de la communauté internationale »… Telles sont les véritables raisons qui poussent les peuples à se révolter.
Le pouvoir a officiellement invité les Algériens à voter massivement le 4 mai pour renforcer le pays et faire échec aux tentatives de déstabilisation. Il ne comprend pas, il ne peut comprendre qu’il représente en réalité le premier et principal facteur de déstabilisation du pays.
Tout régime exprimant un tant soit peu les intérêts de son Etat comprend que le soutien actif de son peuple constitue le meilleur et ultime rempart face aux menaces déstabilisatrices extérieures. Il s’attache alors à améliorer la cohésion du peuple en veillant à l’amélioration de son niveau de vie. Et il veille à entretenir sa conscience politique et sa mobilisation active par l’entretien d’une vie démocratique la plus dynamique possible. Le pouvoir actuel fait exactement l’inverse.
Depuis plus de 35 ans maintenant, il s’est attaché à briser le consensus social forgé durant la guerre de libération nationale et matérialisé ultérieurement par des politiques de développement national mises en œuvre au cours des deux premières décennies de l’indépendance. Il a ainsi œuvré à défaire la cohésion du peuple en développant comme jamais les inégalités sociales, en faisant exploser la solidarité et en instaurant le règne du chacun pour soi, valeur suprême de l’idéologie libérale.
Sur le plan politique, il s’évertue à remettre en cause les acquis démocratiques arrachés dans la foulée de la révolte d’octobre 1988. Le maintien d’une façade démocratique est le fruit d’une résistance populaire qui l’empêche, pour l’instant, d’instaurer directement un régime dictatorial. Il découle également d’une volonté de donner des gages purement formels à de grandes puissances « amies », mais menaçantes. Il le fait au prix d’une lente mais inexorable remise en cause de la souveraineté nationale.
En atrophiant la vie politique au moyen de lois liberticides (sur les partis, sur les élections…), en passant en force systématiquement (nouvelle Constitution, lois sur les retraites, nouveau code du travail…), en exerçant un lourd monopole sur la vie politique nationale, en entravant le mouvement social qui constitue pourtant la sève du processus démocratique.
En organisant des élections tout à fait inéquitables et, de plus, en fraudant aussi massivement et ouvertement qu’inutilement le jour du scrutin (bourrage d’urnes, gonflement du taux de participation, agressions physiques…), le pouvoir pousse dans un premier temps la population à se désintéresser de la vie politique.
Près de 15 millions d’électeurs n’ont pas répondu à l’appel pesant de la propagande officielle. Le taux de participation s’élève finalement à 35,37% contre 44,38% en 2012. Plus de deux (2) autres millions ont voté blanc ou nul. Ils étaient 1 million et demi en 2012, 1 million en 2007 et 500 000 « seulement » en 2002… Même si les chiffres officiels n’ont plus aucune crédibilité, ils indiquent tout de même une tendance lourde, très lourde.
Le statu quo ne tiendra pas longtemps
Dans l’immédiat, le pouvoir ne court aucun danger. En l’absence d’alternative politique, les Algériens font preuve d’une résistance politique passive et refusent la voie de l’aventurisme qui risquerait de déboucher sur des interventions impérialistes directes (disparition de l’Etat-nation en Libye) ou indirectes (destruction de l’Etat en Syrie et au Yémen).
L’ampleur de l’abstention et du vote blanc et nul, ajoutée aux voix obtenues par les opposants qui ont participé au scrutin, exprime en sens inverse une non-adhésion certaine au statu quo actuel.
Le pouvoir a donc gagné un sursis, mais il ne pourra éternellement brandir la menace de la répression et le spectre d’une intervention étrangère pour entraver l’accès des Algériens à la citoyenneté pleine et entière. Ceux-ci finiront par passer d’une résistance politique passive (abstention) à une résistance politique active.
Si la possibilité d’accéder à la citoyenneté de manière pacifique et organisée s’avère impossible, elle s’opèrera de manière anarchique et violente, ouvrant ainsi la voie à la déstabilisation tant redoutée et à de possibles ingérences de « nos partenaires d’exception » et de « nos frères arabes ».
Averti, des années durant par un large spectre de forces politiques et sociales qui l’appellent à lâcher du lest et à ouvrir une véritable transition démocratique, le pouvoir en portera seul la responsabilité. Peut-il encore faire marche arrière ? Il faut l’espérer, mais cela s’avère malheureusement peu probable. L’Histoire a montré que les régimes autoritaires, tout autant que les dictatures et l’impérialisme, étaient de mauvais élèves.
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