Les signataires de ce texte, dont plusieurs œuvrent dans les services d’avortement au Québec, jugent nécessaire d’intervenir pour rétablir les faits et rappeler les victoires juridiques acquises de haute lutte en matière d’avortement.
Depuis la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Morgentaler (1988), la pratique de l’avortement a été décriminalisée. Dès lors, il n’existe aucune interdiction ni limite juridique concernant l’avortement, et ce, peu importe le motif et le stade de grossesse. Du même coup, les « comités d’avortements thérapeutiques » formés de trois médecins chargés d’autoriser ou non un avortement furent abolis.
La Cour suprême a également affirmé que seule la femme peut décider d’interrompre sa grossesse. En outre, dans l’affaire Chantale Daigle (1989), la Cour a déclaré à l’unanimité que le géniteur, le père en puissance n’a aucun droit sur le fœtus et il ne peut empêcher l’avortement, dorénavant considéré comme un acte médical. Au Québec, selon l’article 14 du Code civil du Québec une mineure de 14 ans et plus peut obtenir un avortement sans l’autorisation des parents. En clair, aucun parent, aucun adulte, aucune autorité scolaire ou médicale ne peut s’opposer à la volonté d’une femme dans la position de Charlotte, ni la contraindre à poursuivre sa grossesse.
Or, l’autrice Danielle Trottier fait fi de ce cadre juridique incontournable, en vigueur depuis plus de 30 ans. Ainsi, elle oblige Charlotte à demander l’autorisation d’un comité, formé de trois médecins, alors que l’existence d’un tel comité est illégale. Contre son gré, elle informe sa mère et lui impose la présence du géniteur et ex-compagnon dans ses démarches auprès de deux comités qui ne sont pas favorables à sa demande ; l’un de ces comités refusera de l’avorter, jugeant ses motifs non valables. Désespérée, elle fera une tentative de suicide. Son équilibre et sa santé mentale sont mis en doute. Les délais s’allongent alors qu’à ce stade chaque jour compte. Plus décidée que jamais, Charlotte s’organise « en cachette » et se rend seule avorter aux États-Unis, mettant en péril sa santé et sa sécurité. On se croirait de retour aux années 70.
Dans le traitement sensationnaliste de cette situation limite, extrême et surtout rarissime de l’avortement tardif chez les adolescentes, tous les droits fondamentaux de Charlotte sont ignorés et bafoués. Aussi surprenant que cela puisse être, le personnel de cette ressource, spécialisée auprès des adolescentes enceintes, semble ignorer complètement les droits de Charlotte, les limites de leur responsabilité et les ressources existantes. Précisons qu’il existe actuellement au Québec 49 points de services en avortement, de qualité et gratuits, dont 13 à Montréal.
Charlotte aurait pu éviter ces démarches inutiles et s’adresser directement à l’un ou l’autre de ces points de services. Son personnel l’aurait écoutée sans la juger, l’aurait rassurée et informée adéquatement. Cette ressource aurait communiqué rapidement avec le CLSC qui détient le mandat provincial de coordination et de prise en charge les avortements de 24 semaines et plus. Dans l’impossibilité de lui procurer cet avortement au Québec, le CLSC aurait pris les mesures pour que Charlotte puisse avorter aux États-Unis et en aurait défrayé les coûts. Elle aurait été respectée et aurait vécu un avortement déjà difficile dans un environnement sécuritaire.
Rappelons au passage qu’aucun médecin n’est obligé de pratiquer un avortement. Mais il doit, en vertu de son Code de déontologie, référer la femme à un médecin ou une ressource qui dispensera le service.
En choisissant cette façon de traiter de l’avortement, l’autrice dresse un portrait qui est trompeur dans un contexte où l’avortement continue d’être stigmatisé. L’autrice semble privilégier la poursuite de la grossesse à n’importe quel prix, peu importe les conséquences sur la vie de l’adolescente et de l’enfant à naître. Ce qui n’est pas sans rappeler le cas de Jeanne, dans le téléroman Unité 9, de la même autrice. Elle force ce personnage à continuer sa grossesse alors qu’elle veut avorter, et ira jusqu’à rendre possible et acceptable la garde partagée de son enfant avec le père, son violeur. Ici, l’enfant répare et guérit tout !! Dans les cas de Charlotte et de Jeanne, l’autrice normalise et banalise une maltraitance institutionnelle, inacceptable en 2020.
Loin de nous l’idée de prôner la censure, de vouloir brimer la liberté d’expression ou de création. Nous acceptons de vivre dans une société pluraliste. Nous savons qu’il s’agit d’une œuvre de fiction. Mais cela n’excuse pas tout, certainement pas l’usage de la fiction pour véhiculer de telles faussetés ! Nous interpellons la responsabilité de Radio-Canada qui, en tant que diffuseur public, induit en erreur des milliers de personnes. Nous jugeons inacceptable de laisser croire à des adolescentes qu’obtenir un avortement au Québec, même à 24 semaines de gestation, soit un véritable cauchemar, dangereux pour leur vie et leur santé. Ce qui est faux.
La course aux cotes d’écoute et les impératifs du suspense ne justifient pas, pensons-nous, que l’on puisse déformer à ce point la réalité.
Les femmes méritent mieux !
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